Opinions - 24.09.2012

Les défis économiques et sociaux de la Tunisie révoltée : Quels types de réformes envisager

Bien qu’inattendu, le processus du changement que la révolution tunisienne a emprunté est comparativement le moins coûteux, le plus rapide et qui a le plus de chances de réussir . Un changement ayant revendiqué et imposé la refonte du système dans toutes ses dimensions : institutionnelle, politique et économique. Ceci n’est pas un miracle. En effet, dans un contexte d’une dictature, des conditions objectives, servant de référence pour les pays les moins préparés au changement social, ont été vérifiées. Il s’agit essentiellement de quatre conditions, deux à deux contradictoires, pouvant être utiles pour une feuille de route aux importateurs potentiels, à savoir, 1- un seuil minimum de dynamisme de la société civile, 2- une population jeune, instruite et homogène, 3- une croissance économique assez élevée et soutenue sur le long terme, 4- et paradoxalement, des disparités sociales et régionales notoires insoutenables. Sans s’étaler sur l’analyse de ces trois conditions nécessaires, voire suffisantes, pour qu’une révolution s’enclenche ancrée dans le pays depuis des décennies, leur vérification en Tunisie fait de cette dernière un cas d’école.

Il va sans dire que la révolution tunisienne a puisé dans son background historique. Sans être exhaustif, à commencer au moins de Thaalbi, en passant par Mohsen Ayari,  sans citer le mouvement estudiantin avec ‘’ la voix de l’étudiant Zitounien ’’ et celui de ‘’ l’étoile du Nord’’, ces leaders ont institué un passage, si timide soit-il, d’une perception contemplative à celle de transformation du de la réalité. ils sont en fait parvenus à instaurer l’esprit du désir du changement dont les effets s’étaient propagés à travers des générations dont la dernière vague était celle des mouvements sociopolitiques récents.

S’inscrivant actuellement dans une dynamique de démocratisation des structures sociales, la Tunisie envisage, à l’instar des pays ayant vécu des expériences similaires, de procéder à des réformes politiques et économiques. Puisque les réformes économiques sont les plus douloureuses, car incorporant une dimension sociale à caractère empressant, des réformes d’ordre institutionnel sont en sus envisagées portant essentiellement établissement de nouvelles règles de jeux. Ces trois types de réformes nécessaires à la transition démocratique se présentent comme des défis. Nous les analysons brièvement de manière articulée autour du contexte économique et social d’une part et les réformes envisageables d’une autre part.

I - Le contexte économique et social tunisien le lendemain du 14 janvier

Le contexte économique et social tunisien est marqué par des faits ayant trait à la structure, comme par des faits d’ordre conjoncturel et transitoire.

A propos des faits structurels, il s’agit d’une population, à revenu par tête moyen, qui évolue au faible taux de 1,2 et qui est majoritairement jeune. Presque également répartie en gentes, la population tunisienne est au tiers, active et dont 18,9% sont en chômage en novembre 2011. Ce qui est à retenir est que l’évolution des chômeurs, surtout diplômés de l’université, dépasse la capacité du marché de l’emploi à les absorber. En effet cette accumulation des chômeurs est, au fond, due à ce que le modèle de croissance est essoufflé et a d’ailleurs atteint ses limites puisqu’il se situe à 96% de sa croissance potentielle. Notons par ailleurs que les régions côtières abritent les concentrations démographiques les plus élevées et que les régions de tout l’ouest et du sud représentent, par référence au paradoxe de Todaro, les taux de chômage les plus élevés. Dans ces régions, les posibilités d’ouverture sur l’extérieur sont les plus réduites, les taux d’investissements par tête sont les plus faibles, même si ajustés par les poids démographiques, et la pauvreté et la marginalisation les plus inquiétantes. Ce dualisme de la structure économique et sociale est en fait hérité depuis une longue date, mais soutenu par des choix stratégiques de développement économiques s’étant arrêtés sur leurs limites en 2010. Ajoutons que la libéralisation économique, dont celle de l’action sociale de l’individu faisant défaut, adoptée séquentiellement depuis une vingtaine d’années n’a pas réussi à faire passer l’économie tunisienne à un palier de croissance supérieur à 5%, n’a pas façonné l’appareil productif pour passer d’une compétitivité-prix à une compétitivité technologique, et n’a surtout pas établi les mécanismes nécessaires pour un développement inclusif autoentretenu. Ce développement inclusif réduirait les disparités sociales et permettrait un rattrapage régional, jugulant les flux migratoires internes, source de genèse du secteur informel et d’élargissement chaotique des villes et donc source de marginalisation sociale. Notons enfin que l’évolution cyclique de la croissance est entre autre due à la dépendance partielle de l’économie tunisienne de l’Europe. De ce fait, les cycles économiques durent en moyenne une année et demie sous l’influence de la conjoncture européenne et d’autres facteurs intrinsèques. Les équilibres macro-économiques, quoi qu’imposant une régulation conjoncturelle de lourde gestion, sont quand-même maintenus à des taux de déficits, interne et externe, structurels mais d’endettement soutenable sur la longue période. Sous l’épée du système de gouvernance publique, l’explosion du panier de consommation à la Wagner, était gérée par divers mécanismes redistributifs  de déplâtrage, rendant le tunisien moyen surendetté et fragilisant aussi bien les finances publiques que le système bancaire.

Ce contexte a mené à un aiguisement des contradictions au sein du système économique et social et au sein de la structure politique au pouvoir, par l’apparition de nouvelles classes  rapidement enrichies, la dégradation progressive du pouvoir d’achat et la montée de mouvements syndicaux, sociaux et politiques de mécontentement. Ceci était conjugué aux  manœuvres du despote, flanquant vainement la culture de l’arrivisme et de l’opportunisme à travers les moyens médiatiques, culturels et éducatifs. Ceci a été antagonique à des valeurs constantes portées par le tunisien moyen. Elles trouvent leur origine culturelle arabo-musulmane dans la tolérance, l’ouverture de l’esprit et du juste milieu. Une culture suffisamment vaste pour inclure le patriotisme et le bon voisinage. Par ailleurs, le mal-traitement de la question de l’identité, comme il semblerait le cas en Tunisie en 2011, mènerait à des positions extrémistes faisant rappeler le pittoresque de l’enfant chez G. Bachelard.  A travers l’histoire récente, les populations suffisamment rattachées à leur origines culturelles telles que japonaise, coréenne,… ont pu très vite s’inscrire dans une logique progressiste et s’installer sur la seine internationale comme exemples à suivre. Dans son ‘’ The East Asian miracle’’, l’Economiste J. Page finit par s’interroger sur la dimension culturelle comme facteur déterminant de la croissance de productivité dans ces pays.

Quant aux de conjoncture, dans un perpétuel état de recherche de rente, à la Singh, l’ancien régime procédait par ‘’navigation à vue’’ en dominant les instances compétentes par une gouvernance de très court terme en ayant une main mise sur le système bancaire et d’assurance, sur les circuits de commercialisation organisés et informels, et ce en filant du doigt les prérogatives de la bonne gouvernance de transparence, de redevabilité et de responsabilité. De ce point de vue, la visibilité et la clairvoyance faisaient défaut et les contre-effets d’une telle gouvernance publique s’étaient traduits par la corruption presque généralisée, et l’absence du mérite dans la distribution des rôles et de la richesse nationale.

Comme toute révolution, celle tunisienne est contrariée par les forces réactionnaires soutenues par des gens ayant joué un rôle contre-révolutionnaire par leur manœuvre de spéculation, de financement de partis politiques dupliqués sur le RCD, par le soutien médiatique alimentant le sentiment de d’échec et du regret. Ceci se présente comme un handicap quant à la réalisation des objectifs des réformes économiques et politiques de l’actuelle transition. Ce handicap est du moins institutionnel puisque nombre de ses acteurs logent encore, directement ou indirectement, dans les principales articulations de l’Etat et des institutions sociales, ce qui se présente comme un défi additionnel d’ordre économique et social. La refonte d’un système installé depuis des décennies n’est, dans ce cadre historique, que le début d’un processus de longue haleine plein de défis qu’il faudrait synthétiser.

II - Principaux défis et réformes envisageables

Ayant la conviction que lendemain de toute révolution, des réformes économiques douloureuses devraient être mises en œuvre ; douloureuses, en ce sens que des arbitrages devraient être envisagés. Ces derniers sont le résultat du marasme sociopolitique occasionné nécessairement par la révolution elle-même et appelant à  la refonte de tout le système comme revendication première des tunisiens. Nous pouvons énumérer les défis comme suit :
1. Le problème de conciliation entre dimension sociale et efficacité économique : souvent la révolution tunisienne est interprétée comme un processus permettant le passage de la pauvreté à la richesse comme de l’oppression à la liberté. Dans ce cas, des transferts sociaux  devraient être effectués au profit des plus démunis des tunisiens et à ceux ayant subi les méfaits des disparités sociales et de l’injustice sociale. Pour ce faire, il faudrait créer de la richesse, ce qui exige une efficacité dans l’utilisation des ressources. Cependant, la dimension sociale n’est toujours pas conciliable avec l’efficacité économique qui, en l’absence de rendements croissants, fait appel nécessairement à une inégalité dans la répartition. Ceci est en soi un défi difficilement surmontable, même dans un contexte de stabilité sociale et économique dont l’Etat serait conçu comme ‘’ Ami du marché’’ ( Market Freindly State).

2. L’épineux problème de l’emploi est au cœur des préoccupations : le taux de chômage a augmenté en novembre 2011 à hauteur de 18,9% après avoir été environ 14% en 2010. La structure de l’appareil productif est dominée à 80 % par des PME. Le reste est composé majoritairement de groupes familiaux. Les activités productives des PME ne sont pas basées sur l’emploi qualifié, alors que la part du lion des chômeurs est formée de jeunes diplômés de l’université concentrés dans les régions de l’intérieur les plus déshéritées. L’équilibre régional en matière d’infrastructure et de services publics, la sensibilisation des entreprises privées à avoir recours aux diplômés et la réforme du système éducatif et d’offre de compétences afin qu’il soit adapté aux exigences du développement, se présentent aussi comme des défis à lever. En Tunisie, il n’y a possibilité d’absorption des flux des chômeurs que lorsque l’économie passe à un taux de croissance moyen supérieur, ce qui n’est envisageable qu’à travers un changement structurel dans l’appareil productif améliorant, au moins la productivité globale des facteurs.

3. Le problème de jonction entre stratégie de développement économique et social de long terme et de régulation conjoncturelle :
pour passer à un nouveau palier de croissance permettant d’absorber des flux de main d’œuvre sans cesse accrus, il faudrait une restructuration de l’appareil productif, ce qui exige des flux de financement immenses nécessaires à des investissements publics entrainant l’initiative privée nationale et étrangère  et nécessaire à la modernisation de la plateforme industrielle existante. Or, la macroéconomie tunisienne est fragilisée par les choix antérieurs imposant des mesures de régulation conjoncturelles, monétaires et budgétaires, cherchant à établir les équilibres globaux et soutenant la dette extérieure. La compensation de plusieurs produits alimentaires et des carburants pèsent lourd, dans le court terme, sur les budgets annuels de l’Etat. Elle égale le budget de l’investissement de l’Etat et augmente entre autre en fonction du glissement du dinar et du prix du pétrole, élargissant par là les déficits macro-économiques globaux. La couverture sociale, à travers les caisses publiques de sécurité sociale, impose de son côté des flux de dépenses budgétaires soutenus fragilisant ainsi la politiques budgétaire. S’ajoute à ce défi, celui des entreprises et banques publique passant par des déficits structurels imposant des interventions financières ciblées sur le compte des finances publiques. De ce point de vue la conciliation entre considérations de court et de long terme s’avère difficilement réalisable.

4. Le problème de l’assainissement institutionnel :
ce dernier est fondamental, voire vital, pour réussir la transition démocratique vers la réalisation des objectifs de la révolution qui se traduit en dernière instance par la dignité que chaque citoyen mérite. L’assainissement institutionnel s’étale sur deux principales dimensions. La première concerne les réformes nécessaires pour une soutenabilité d’un climat d’affaires favorable à l’initiative privée : gouvernance du système bancaire et financier, gouvernance des entreprises publiques, gouvernance locale dans les régions, …. ce qui demande des consultations nationales larges et de nouvelles lois ainsi qu’une stabilité institutionnelle. Ceci est difficilement réalisable au vu des enjeux politico-économiques articulés d’une part autour de la rente sociale et d’autre part du clivage pauvres-riches. La deuxième est relative à la modernisation des instances du pouvoir et plus particulièrement le dispositif juridictionnel et de sûreté. Il s’agit de la nécessité de garantir l’indépendance du pouvoir législatif et de poursuivre les responsables corrompus, oh combien ils sont nombreux et combien de réseaux ont-il couverts pendant de longues années. Faire face à la corruption ainsi qu’à ses auteurs est une condition préalable pour récupérer les fonds détournés afin de les utiliser dans les circuits économiques organisés. Quand l’instrument de réaliser l’objectif est lui-même entaché d’embûches, la mission de mener à bien la transition devient elle-aussi  problématique.
Certes ces défis sont difficiles à lever, mais ne sont pas impossibles à surmonter. Nous proposerions une démarche réaliste à deux principales dimensions. Réaliste, en ce sens qu’elle prend en compte les contraintes suivantes: 1- impossible de dépasser 4 points de pourcentage en création d’emploi additionnel durant 2011-2013, 2- impossible de dépasser le taux de croissance de 6% à prix constants dans le court terme, 3- impossible d’absorber les disparités sociales et régionales dans le court terme. Ceci requiert un ciblage des nécessiteux, une nouvelle cartographie spatiale, une véritable politique d’emploi et une redéfinition du rôle de l’Etat , 4- impossible de rendre efficace l’instrument monétaire tant qu’une réforme du système bancaire n’est pas réalisée. 5- impossible d’avoir un fiscal space tant que le système de subvention ne cesse de s’élargir et/ou tant qu’il n y a pas de rente telle que pétrolière par exemple. C’est pour ces raisons que nous préconisons la rapidité de la phase de transition a fin de minimiser les couts d’ajustements, aller directement vers la mise en œuvre de réformes structurelles de développement économique et social ciblant la modernisation de l’appareil productif, mais aussi garder les mesures de régulation conjoncturelle dont l’efficacité fait gagner en crédibilité. C’est dans ce cas où il faudrait un Etat plus fort, une société civile plus responsable et une opposition réellement impliquée dans la transition démocratique.

Ali Chebbi,
Professeur des universités tunisiennes et Conseiller Economique