Opinions - 16.08.2012

Emploi : mythologie et idées reçues

Beaucoup trop de mythes et d’idées reçues courent à propos de l’emploi et du chômage. Aucun pays n’y échappe vraiment, le nôtre moins que tout autre. Peut-être que l’emploi et le chômage offrent au développement des mythes et des idées reçues un terrain favorable : ignorance, peur de l’avenir, conception subjective des faits, primauté de l’apparent sur le réel. Peut-être aussi que dans ce domaine, le prestige du savoir ou de l’autorité s’effiloche gravement, les spécialistes se trompant plus qu’il n’est admis, les politiques se fourvoyant plus qu’il n’est tolérable.

Le premier mythe, le plus destructeur, concerne l’omnipotence présumée des gouvernements en matière d’emploi.
Que l’on me comprenne bien, il ne s’agit pas ici de  dédouaner les gouvernants ou de minimiser leur rôle, mais de pourfendre un mythe selon lequel un gouvernement aurait toute latitude pour créer des emplois à volonté. Contrairement aux idées reçues, l’emploi ne se crée pas par décret, même celui de la Fonction publique. Les créations d’emplois dans l’administration obéissent certes à certaines obligations en matière de santé et d’éducation notamment, mais leur volume n’est pas totalement déconnecté des réalités économiques  dans la mesure où l’emploi dans la Fonction publique et les services administratifs est financé par les impôts prélevés sur les richesses produites. Ailleurs, l’emploi est globalement créé par les entreprises et par elles seules. Or les entreprises ne créent pas des emplois pour obéir aux injonctions d’un gouvernement, mais pour produire des biens et des services négociables sur le marché.   Sous l’angle de la demande, la population active n’a d’ailleurs presque jamais la structure professionnelle ou sectorielle adéquate. Chacun sait qu’à l’heure actuelle, l’économie nationale a plus besoin de chercheurs, d’ingénieurs et de techniciens que de comptables, de maîtrisards, etc. Partout apparaît l’insuffisance de professionnels de qualité : plombiers, mécaniciens, électriciens, ébénistes, machinistes, etc. Entre-temps l’appareil éducatif et de formation continue à mettre sur le marché du travail des diplômés ne correspondant nullement aux besoins de l’économie. Du coup, le pays s’est retrouvé face à un conglomérat de professions disparates, les unes excédentaires, les autres déficitaires. A moins d’orienter «la consommation vers les hommes et non l’inverse», la marge de manœuvre de tout gouvernement est nécessairement réduite.

Les gouvernements peuvent agir sur les conditions de la relance ou de la croissance, mais ils peuvent difficilement influencer le volume de l’offre d’emploi ou sa répartition par niveau d’instruction et type de métier. En tout état de cause, l’impact de l’action publique ne correspond nullement aux idées, fausses, que les uns et les autres font d’elle. Par contre, tout gouvernement qui se respecte est dans l’obligation d’agir préventivement sur l’éducation et la formation pour améliorer la situation de l’emploi à terme. Mais il ne le fait pas, soit  parce que ce type d’action n’est pas «payant» sur le court terme, soit parce que ce type de réforme structurelle  soulève l’opposition de quelques corporations puissantes. C’est pourtant sur ce plan qu’il faut juger le sérieux, le courage et la compétence d’un gouvernement.     

Le second mythe a trait à une croyance très partagée selon laquelle le nombre d’emplois dans un pays est «naturellement» limité.
En période de chômage, il faut donc partager le travail. Idée séduisante en apparence sauf qu’elle ne repose que sur le primat de l’apparent sur le réel. L’économie «réelle» (par opposition à l’économie virtuelle) a pour fonction première de satisfaire des besoins. Dire que le nombre d’emplois est limité revient à dire que tous les besoins sont satisfaits. Or telle n’est pas la réalité. Par ailleurs, si on considère que pour améliorer la situation de l’emploi, il faut que la production augmente, le choix de partager le travail n’aura dans ce cas aucun sens. On ne favorise pas la croissance en diminuant le temps de travail de chacun. C’est le contraire qui doit être fait, sous réserve naturellement d’un certain niveau d’heures travaillées par an compatible avec la santé des travailleurs, la nature de l’emploi et la préservation des droits sociaux. Cependant, la croissance ne garantit nécessairement pas un niveau élevé de création d’emplois lorsque l’intensité capitalistique de la production a tendance à augmenter.

Le troisième mythe concerne le rôle que peut jouer la mise à la retraite d’actifs «jeunes» dans l’amélioration de la situation de l’emploi. Parce que l’emploi est «limité » selon la croyance commune, il vaut mieux alors mettre les actifs à la retraite de bonne heure pour donner la place aux jeunes et réduire d’autant le chômage. Or les postes d’emploi ne sont pas transmissibles ou interchangeables de vieux à jeunes aussi facilement qu’on le croit. Pour des raisons économiques ou à cause de l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance, de plus en plus de retraités «jeunes» se remettent aussitôt sur le marché du travail après leur départ officiel à la retraite, ce qui ne libère pas des emplois et accroît le coût de la retraite. Au-delà du constat économique, une attitude sociale et mentale aussi régressive peut conduire un jour à prendre pour cible les femmes, les handicapés, etc. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que les pensions de retraite constituent une charge pour la population active, système de répartition oblige. Aussi,  la mise en retraite d’actifs «jeunes» conduit mécaniquement à l’augmentation des dépenses des régimes de retraite que l’on doit résorber par une augmentation des cotisations ou par une diminution des pensions. Dans un cas comme dans l’autre, cela  induit un impact négatif sur l’emploi et le chômage. 

Il y a quelques années, les pouvoirs publics tunisiens ont mis à la préretraite moins de 5 000 personnes, pour un coût total de plus de 72 MD de l’époque (la tentation refait surface à chaque fois). Dans la seule industrie manufacturière, une telle somme aurait permis la création de plus de 5 000 emplois supplémentaires. Chacun appréciera  la justesse de l’équation  un retraité de plus= un chômeur en moins, alors que la vraie égalité est la suivante: un emploi créé de plus= un chômeur de moins, qu’il soit jeune ou non.

Le quatrième mythe concerne l’impact du machinisme et du progrès technique sur l’emploi. Le machinisme et le progrès technique constituent le principal moteur de la croissance économique à long terme. Mais ils peuvent très bien devenir un facteur d’aggravation du chômage structurel au cas où les systèmes d’éducation et de formation n’arriveraient pas à s’adapter ou si les gains de productivité sont mal utilisés. La difficulté d’adaptation des systèmes éducatifs et de formation explique en grande partie l’aggravation du chômage des diplômés du supérieur en Tunisie au cours des deux dernières décennies. N’empêche, l’amélioration à long terme du pouvoir d’achat des salariés et l’augmentation du revenu par tête incombent très largement à l’amélioration de la productivité, fruit du machinisme et du progrès technique. Toutefois, si les gains de productivité sont utilisés pour réduire les prix relatifs  ou pour être répartis plus justement entre les facteurs  Capital et Travail, le machinisme et le progrès technique seront finalement plus créateurs d’emploi que ne laisse supposer une approche comptable de courte vue.   

Le cinquième mythe concerne ce qu’on peut appeler l’immobilité temporelle de l’emploi. Dans une économie ouverte, des emplois et des types de métiers et de qualification disparaissent chaque année, d’autres naissent. Contrairement à ce que l’on pense, un tel  phénomène est parfaitement naturel. Si c’était le contraire, l’économie produirait exactement les mêmes produits et services, utiliserait les mêmes machines et emploierait la même quantité et qualité de travail. Cela ne correspondrait à aucune réalité économique.

Le but de l’économie n’est pas le travail, ni même la production, mais la consommation. Or, pour des motifs de prix ou de changement dans les goûts ou l’échelle des priorités des consommateurs, la demande évolue en volume et en nature. L’emploi doit obligatoirement s’y adapter. La mobilité est donc nécessaire. Toute entreprise qui ne pourrait pas intégrer cette donne est une entreprise vouée tôt ou tard à la disparition et par là même à la production du chômage.

Mais la mobilité ne doit surtout pas être confondue avec la flexibilité quantitative externe et interne, encore moins avec la  régression sociale ou la précarité.  La flexibilité du travail recouvre en effet un ensemble de pratiques diverses ayant pour but la  modification d’une ou plusieurs de ces conditions : mode de fixation du salaire, variation des horaires, changement d’affectation, nature du contrat de travail, statut du personnel, etc. Les libéraux la justifient au nom de la compétitivité et de la pérennisation des entreprises sauf qu’à trop jouer sur cette corde, on en arrive à oublier que la dérégulation unilatérale du marché du travail n’est pas une solution viable à terme et que les effets déstabilisateurs de la flexibilité finissent par l’emporter sur ses avantages immédiats. Par contre, la flexibilité, non réduite à la liberté de licencier, de sous-payer et de disqualifier peut se révéler comme un moyen de pérenniser l’entreprise et de sauvegarder l’emploi, à condition évidemment qu’elle soit négociée. Cela requiert évidemment l’émergence d’une culture participative et l’établissement d’un vrai contrat social.

Le dernier mythe, et non des moindres, concerne le plein-emploi.
Mais entre la réalité et le discours politique, il existe une distance, et quelle distance! Le plein-emploi signifie qu’à tout moment la demande d’emploi est ajustée complètement à l’offre d’emploi. En d’autres termes, le volume et la structure de la demande doivent correspondre parfaitement et à tout instant au volume et à la structure de l’offre. Cela est évidemment impossible à obtenir, même dans une économie complètement fermée et retranchée dans ses propres frontières nationales. Nul ne peut orienter le goût du consommateur ou arbitrer ses choix à sa place ; nul ne peut «fixer» une fois pour toutes les besoins de la population en santé, éducation et autres services publics ; nul ne peut commander à la pluie et aux conditions climatiques, l’Etat moins que toute autre institution sociale et humaine connue. L’existence d’un certain taux de chômage est donc «inévitable».

Tout le problème réside dans la compression de ce taux et la réduction de la durée du chômage. Dès lors, la gestion efficiente du marché de l’emploi ainsi que l’adaptation rapide de la formation professionnelle deviennent des éléments capitaux. Toute chose étant égale par ailleurs, plus la gestion du marché de l’emploi est efficiente, plus le taux de chômage est bas ; plus la formation est souple et ciblée, plus la durée du chômage est courte. Sur ce plan, toute rigidité institutionnelle conduit à l’aggravation du chômage.  C’est le cas en Tunisie. 
Il est toutefois pertinent d’approcher la notion de plein-emploi davantage encore par le taux d’emploi que par le taux de chômage (ce dernier étant nul dans la compréhension commune et se situant entre 3 et 3,5% selon les économistes). En effet, le taux d’emploi mesure la part des actifs occupés dans la population active totale :
Taux d’emploi = (PAO / population totale) x 100

De ce fait, il prend  comme référence l’ensemble des personnes en âge de travailler, sans introduire de distinction parmi les composantes de la population active totale, population active occupée, chômeurs et réserve de population active.  Cela conduit, comme nous l’avons déjà signalé auparavant, à prendre en considération le temps partiel contraint  que le BIT définit précisément comme un sous-emploi ; la précarité subie et les déclassements professionnels. Autant dire dans ces conditions que le plein-emploi ne constitue qu’une chimère poursuivie par les illuminés et les hommes politiques, ce qui ne constitue pas une référence en la matière, loin de là. 

L’évocation de ces mythes et idées reçues n’est certainement pas fortuite. Une grande partie de l’incapacité des politiques de l’emploi à résoudre le problème du chômage s’explique par l’influence néfaste exercée sur elle par ces mythes et idées reçues. L’affolement aidant, les gouvernements prennent des décisions qui vont à contresens, le tout sous le regard souvent approbateur et bienveillant d’un public non averti et ignorant des faits. Or le sérieux d’une politique de l’emploi se juge par sa capacité à dépasser l’influence des évidences trompeuses et à se soustraire aux diktats de l’opinion et des idées reçues.     

H.T.
(Extraits d’une étude intitulée «Emploi et chômage en Tunisie: faits et mythologie» à paraître prochainement)