News - 06.04.2016

Le testament intellectuel de Bourguiba

Le testament intellectuel de Bourguiba

«J’estime, quant à moi, qu’il est raisonnable de toujours considérer les actes de ceux qui nous ont précédés avec l’éclairage de l’époque. Et je souhaite que ceux qui viendront après moi regardent tous mes comportements politiques dans le même état d’esprit, c’est-à-dire en se référant à la seule vérité qui compte: la réalité tunisienne du moment et l’intérêt profond du peuple».

Le Président Bourguiba m’a confié, alors que j’étais directeur de la Bibliothèque nationale, un dossier comportant deux sous-dossiers. Le second se désignait clairement comme la reprise de ses discours retransmis à l’époque par la Radiodiffusion tunisienne où, sur un certain nombre de semaines, à la suite de la demande que lui avait faite «les» universitaires tunisiens, il avait relaté les différentes étapes de sa vie. Je laisse au lecteur le soin de deviner la réalité —et surtout la sincérité— des motivations  des solliciteurs. Le premier sous-dossier, feuilleté rapidement, m’est apparu comme une introduction à cette autobiographie. Sachant que ce genre de tâche avait été pendant des années confié à Mohammed Sayah et craignant que le fait de me remettre ces dossiers signifiât que le Président voulait à partir de cette date me substituer à lui, à une époque où la rumeur colportait qu’il était en disgrâce, je me suis contenté de parcourir rapidement l’ensemble sans faire part au Président ni à son entourage du moindre commentaire. C’était, en effet, selon moi, dans la nature des choses que Bourguiba eût son historiographe et que ce rôle fût dévolu à Mohammed Sayah.

Dûment prévenu et ayant eu à méditer les difficultés sans nombre qu’avait rencontrées Messadi lorsqu’il avait accepté de se faire nommer ministre de la Culture sans l’assentiment du Premier ministre en exercice (Hedi Nouira), je venais de décliner la proposition que m’avait faite le Président de me confier, sans l’assentiment du Premier ministre du moment (Mohammed Mzali), ce même ministère.

Cela le conduisit à me proposer une mission qui lui paraissait du même ordre. L’Unesco commençait alors à voir se durcir l’opposition entre les Etats-Unis, principal pourvoyeur de fonds, et le directeur général Amadou Mahtar M’bow. Il pensait que la Tunisie devait aider à résoudre le conflit «à la bourguibienne», soutenir le Directeur général, africain, dans ses demandes de renforcement de son budget mais avec modération et en accordant toute l’attention voulue aux exigences des principaux pourvoyeurs de fonds —pays occidentaux et Japon— concernant une gouvernance financière rigoureuse et sans ambition excessive.

Au demeurant, les rencontres auxquelles m’invitait alors le Président Bourguiba tournaient toutes autour de problèmes culturels ou historiques. L’une des photos ci-jointes, prise à Nefta où il m’avait demandé de l’accompagner dans sa promenade à travers l’oasis, le montre évoquant la résistance du peuple anglais aux bombardements nazis et la présentant comme l’exemple à suivre. Les entretiens que j’ai eus avec lui, à Tunis, à Skanès ou à Paris, étaient aussi alimentés par le souvenir des lectures, nombreuses et variées, que je lui connaissais (notamment par ses emprunts à la Bibliothèque nationale, toujours scrupuleusement rendus). Cela allait de Custine à Saint-Evremond en passant par Ach-Chanfara, dont je l’ai par ailleurs entendu déclamer des dizaines de vers en duo avec Mahmoud Messadi. C’est sans doute en raison de ce contexte bien particulier et tellement étranger aux considérations politiciennes que je n’ai pas sur le coup accordé d’importance à la différence de nature entre les deux « dossiers » qu’il me confiait.

Ce qui m’est apparu lorsque j’ai fini par lire le premier de ces textes, c’est son caractère de testament intellectuel. On y trouve une date : 1975. Cela permet de deviner à quel moment il a mis la dernière main à ce qu’il voulait pourtant présenter comme une introduction. Là réside l’intérêt de cet inédit. Il fournit la clé de l’ensemble de ses écrits, il révèle le sens que le Président entend donner à son œuvre et à sa vie. Il se présente en effet comme un chaînon, certes déterminant, de l’histoire d’un nationalisme, qui, comme tous les nationalismes, a été et reste le moteur de l’histoire du pays où il se manifeste. A ce titre, avec une modestie à laquelle ne nous ont certes pas habitués ses autres textes ou discours, il rend justice à tous ses prédécesseurs, les Khereddine, Kabadou, Bach Hamba, Zaouch, Thaalbi et Bechir Sfar,  et enjoint au lecteur de reconnaître leurs mérites en sachant tenir compte du contexte historique dans lequel ils ont agi et par conséquent de ne pas leur reprocher le ton accommodant qu’ils ont adopté dans la formulation des revendications de leur peuple. Leur attitude, souligne-t-il, qui peut paraître pusillanime au lecteur de 1975, citoyen d’une république indépendante, était alors la plus adéquate. Equité et justice sincères puisqu’il dit expressément qu’il attend de l’histoire qu’elle reconnaisse à son action son mérite en sachant tenir compte de son contexte. C’est la tonalité tout à fait particulière de ce texte qui rend, nous semble-il, sa lecture nécessaire pour une appréhension de la dimension intellectuelle du Bourguiba qui, à cette date, entreprend de donner un éclairage définitif à l’ensemble de ses actions et de ses écrits. Cela n’exclut pas que, ultérieurement, son état de santé ait pu le conduire à adopter des comportements sans rapport avec les analyses dont il se montre capable en ce moment d’extrême lucidité.

A.G. 

Lire: Les sources du nationalisme, par Habib Bourguiba