Opinions - 10.07.2012

Rached Ghannouchi : ce que j'attends du congrès d'Ennahdha

Optimiste! Rached Ghannouchi,  l’est  à la veille du IXe congrès de son mouvement : « Ce congrès, nous confie-t-il, devra consacrer Ennahdha en tant que mouvement islamiste modéré, ouvert avant tout sur les préoccupations des Tunisiens ». Suivant de près les détails de l’évolution de la situation en Tunisie, mais aussi dans la région, Cheikh Rached Ghnnaouchi  cherche à prendre du recul par rapport à l’immédiat, tout en  gardant sa sérénité. Les perspectives sont pour lui porteuses d’espoir et les difficultés rencontrées, passagères, finiront par être surmontées. Il considère que la Troïka a fait montre de solidité et le gouvernement d’efficacité, «malgré l’adversité». Quant aux salafistes, Ghannouchi persiste à croire qu’il ne faut guère leur opposer la violence et l’exclusion, mais engager avec eux « le dialogue et le débat », ayant la ferme conviction de pouvoir en convaincre une large partie. Quant aux irréductibles violents qui enfreignent la loi, il reconnaît la nécessité de faire appliquer la loi à leur égard. Au passage, il décoche quelques fléchettes à « une partie de l’opposition » qui n’aurait pas « digéré un gouvernement de coalition dirigé pas Ennahdha », aux médias qui « nourriraient la peur et la confrontation », avant d’invoquer la théorie du complot en s’en prenant  à ceux qui « tirent sur les cordes sensibles du sentiment religieux et de la profanation du sacré ».

Mais, la grande préoccupation du chef d’Ennahdha, c’est aussi, d’un côté, le désamorçage de toutes les sources de tensions et, de l’autre, la relance de l’activité économique, afin d’accélérer la transition démocratique et la réalisation des objectifs de la révolution. Confiant dans le cheminement tracé pour l’élaboration de la Constitution et la tenue des prochaines élections, il appelle à l’apaisement et au soutien de ce processus. Cette interview a été recueillie avant l’éclatement de l’affaire Baghdadi  Mahmoudi.

Que faut-il attendre du prochain congrès d’Ennahdha ?

Ses dimensions sont multiples. La plus importante est sans doute celle d’ancrer Ennahdha en tant que mouvement islamiste modéré, ouvert, porté sur les préoccupations des Tunisiens et des Tunisiennes, concentré sur la réalisation de leurs ambitions, porteur d’un projet islamiste nahdhaoui tunisien prometteur d’espoir et de prospérité. C’est là notre objectif. Ennahdha revient de loin, comme un corps meurtri par tant de longues années de braise, dispersé entre son organisation à l’intérieur du pays et celle en exil et qui se recomposent aujourd’hui. Nous nous sommes tous rapidement retrouvés à la faveur de la révolution et nous avons besoin de réussir cette reconstruction en véritable fusion pour fonder une stratégie islamiste ouvertes à tous les courants et toutes les aspirations de la nation.

Allez-vous procéder lors du congrès à l’autocritique du mouvement durant ces dernières années ?

L’évaluation du parcours fera partie du discours du chef d’Ennahdha.


Quel bilan tirez-vous du premier semestre du gouvernement conduit par Ennahdha ?

Je crois que le premier constat, et il est majeur, c’est la solidité de la Troïka, issue de la première assemblée élue et formant le premier gouvernement légitime, et la résistance contre toutes les tentatives de déstabilisation. Un gouvernement de coalition, et qui plus est dans le contexte actuel d’une Tunisie en transition, n’est pas facile à conduire. Surtout face à l’urgence des multiples problèmes qui surgissent chaque jour et à l’ampleur de l’héritage légué par le gouvernement Béji Caïd Essebsi. Nous en pâtissons encore, comme cette indemnité accordée aux uns et refusée aux autres, ces augmentations servies en offrandes ou encore cette fameuse indemnité Amal octroyée aux demandeurs d’emploi qui a enraciné de très mauvaises habitudes. Comme s’il fallait acheter l’apaisement et la paix sociale à un prix très élevé et quitte à laisser s’installer de nouvelles pratiques préjudiciables. Un terrain très miné.

L’indemnité Amal a posé problème ?

Tout à fait ! Elle a constitué pour un grand nombre un acquis irréversible et a encouragé le relâchement, pour ne pas dire la paresse. Entre se suffire de cette indemnité et aller peiner au travail, certains ont préféré tourner le dos à l’emploi, alors que nous vivons ce grand problème de l’emploi à un double niveau. D’abord, celui de trouver du travail pour des centaines de milliers de chômeurs dont nombre de jeunes diplômés, mais aussi permettre aux employeurs de trouver les ressources humaines et les différentes qualifications dont ils ont besoin. Je ne vous cache pas que certains secteurs souffrent réellement d’un manque de main-d’œuvre. Je pense particulièrement aux entreprises de bâtiment, à certaines industries, à divers services et à l’agriculture. Nos agriculteurs ont beaucoup de mal à assurer la récolte. Des chefs d’entreprise ont été contraints d’aller chercher de la main-d’œuvre dans des pays subsahariens. D’autres multiplient les demandes auprès des services de la main- d’œuvre étrangère. Est-ce acceptable ?

Mais ce n’est qu’un aspect du contexte général

Oui, mais il est assez significatif. Il y a aussi, pour rester sur le registre de l’univers du travail, celui des sit-in, grèves et toute la surenchère des revendications sociales. Certaines demandes sont légitimes et méritent satisfaction, mais pas toutes. On a l’impression, dans nombre de cas, d’être face à des situations factices montées de toutes pièces. Le maintien de la sécurité n’était pas facile, surtout que sous le régime déchu, il était fondé sur l’oppression et non la liberté, la force et non le dialogue. Mais, le gouvernement sortant avait choisi de payer au prix fort la recherche de l’apaisement, ce qui a engendré une situation sociale bien difficile. D’autant plus que le pluralisme syndical, né après la révolution, ne pouvait que la compliquer davantage, avec tout le lot de surenchères qu’on imagine et les revendications qui dépassent tous les moyens. Et pourtant, le gouvernement a maintenu le dialogue social, veillant à ne jamais le rompre.

Et l’Ugtt ?

Objectivement, l’Ugtt n’a jamais rompu le fil de la concertation et la coopération avec le gouvernement. Elle n’a pas soutenu toutes les grèves, ni parrainé toutes les revendications. Mais, dans l’ensemble, sur le front social, d’une manière générale, l’attitude des divers acteurs n’était pas favorable au gouvernement.

Et l’opposition ?

Elle n’a pas été toujours positive dans l’ensemble. Disons qu’une partie d’entre elle n’a pas digéré un gouvernement de coalition conduit par Ennhadha, s’employant beaucoup plus à le contester qu’à lui apporter propositions et contributions. Ennhadha n’est pas contesté pour son programme, mais pour ses référentiels intellectuels. La ligne générale était d’encourager les sit-in, voire de pousser à l’explosion de la situation, avec des médias, dans l’ensemble, alignés aux côtés de l’opposition, au lieu de faire prévaloir leur devoir de neutralité et d’indépendance. Ce qui est diffusé sur certaines chaînes, du matin au soir, ce sont les images d’une Tunisie embrasée, d’un gouvernement impuissant, d’un avenir sombre… Des médias qui nourrissent la peur et incitent à la confrontation. Le gouvernement légitime n’était même pas encore en place qu’on appelait déjà à sa déposition. Une opposition et des médias qui se nourrissent de la détresse des Tunisiens et de leurs souffrances. Même lorsque, pour la première fois, la plus grande vague d’investissements dans des projets de développement, particulièrement dans  les régions les plus démunies, mobilisant pas moins de 6 milliards de dinars, a été mise en œuvre, on n’en trouve guère l’écho mérité dans les médias.

Pis encore, certains sont allés jusqu’au complot, en tirant les cordes sensibles du sentiment religieux et la profanation du sacré. Cela avait commencé avec le film de Nadia El Fani, puis la diffusion sur Nessma de Persepolis, la profanation des mosquées d’El Fath et  de Ben Guerdane, les brûlots de Jamel Brik, jusqu’aux toutes récentes provocations des « œuvres » picturales. Tout cela s’inscrivait dans une nette escalade pour le pourrissement de la situation et son explosion. Mais, je crois que la publication de notre communiqué annonçant que nous renonçons à la manifestation que nous avions prévue a déjoué leurs manœuvres et fait échouer leurs plans.

Qui sont d’après vous les véritables commanditaires de toute cette violence qui avait soudainement explosé début juin ?

Sans doute, les résidus de l’ancien régime et parmi eux des hommes d’affaires qui disposent d’importants moyens. Ce sont eux qui ont essayé d’utiliser certaines factions salafistes extrémistes pour en faire l’élément détonant qui a fourni l’explosion et ouvert la brèche aux repris de justice. Cela a failli fonctionner mais heureusement que les salafistes qu’on a voulu entraîner  se sont finalement avisés du stratagème et ont compris les véritables enjeux de la situation.

Votre attitude à l’égard des salafistes, jugée «très conciliante», n’est pas bien acceptée par une large frange de Tunisiens

La véritable capacité qui doit être la nôtre est celle de pouvoir dialoguer avec ceux qui nous paraissent les plus éloignés de nos convictions, quitte à mener en leur faveur des efforts d’écoute, de dialogue et de débats soutenus pour mieux les éclairer et les amener à réviser leurs positions. L’essentiel,  c’est d’éviter à tout prix d’en faire des démons et de les laisser utilisés comme des combustibles. Les courants salafistes commencent à s’en rendre compte. Ils sont conscients qu’une fois Ennahdha attaquée, ils constitueront la seconde cible qui le sera encore plus violemment. Du coup, ils n’entendent guère servir de ballon lancé d’un camp vers l’autre et se rapprochent davantage de la réalité tunisienne. J’y vois un signe positif car le simple fait de sortir de cette dichotomie entre le tout noir et le tout blanc, pour prendre en considération la notion de relativité, constitue une avancée vers le dialogue et la compréhension de l’autre. Ce n’est pas le salafisme que j’appréhende, mais ce que je crains le plus c’est de voir le pays poussé à l’affrontement et voué au blocage de toutes les ouvertures possibles au dialogue et au consensus. Les salafistes constituent une partie de la réalité du pays. Ou on parie sur leur retour parmi les rangs de la nation, ou on opte pour les anciennes méthodes de Ben Ali fondées sur l’oppression, la torture et l’emprisonnement. Nous devons nous dire qu’ils ne sont que le produit de notre propre société. Ils sont nourris de certaines pratiques qui sont en fait des réactions par rapport à un contexte donné. Ce ne sont en définitive que nos propres enfants. Les chasser et les pourchasser ne fera qu’augmenter leur exclusion et radicaliser leur engagement, alors que la bonne attitude consiste à maintenir le dialogue avec eux jusqu’à les faire revenir dans  le giron, du moins la plus grande partie possible.

Même s’ils passent à la violence ?

Là ce serait inacceptable ! Vous avez vu que les forces tunisiennes n’ont pas hésité à aller jusqu’à faire usage des armes contre des terroristes qui attentaient à la stabilité nationale. Elles l’ont fait à contrecœur, car elles y ont été contraintes. Aujourd’hui, la position est claire, tant que l’expression est pacifique et légale, nous ne saurions nous y opposer. Mais, dès que la loi est bafouée, nous ne pouvons, non plus, laisser faire. Il y va de la sécurité du pays et de la souveraineté de la loi.


Que pensez-vous de l’initiative de l’Ugtt ?

Quelles qu’en soient les motivations, elle ne peut être que bonne. Personne ne peut refuser un appel au dialogue, et un parti au pouvoir ne peut qu’œuvrer en faveur de la concertation.

Etes-vous  confiant en la solidité et l’efficacité de la Troïka?

Absolument. D’ailleurs nous ne saurons apprécier l’importance de cette coalition qu’au vu des autres expériences dans les pays similaires. Un peu partout dans le monde, on nous regarde avec un réel intérêt et une haute appréciation. En Egypte, on est très attentif à l’expérience tunisienne et certains m’ont récemment dit qu’ils auraient tant souhaité avoir eux aussi un liant comme celui cimenté par Ennahdha. La Troïka fait preuve de cohérence et d’esprit d’entente, avec une coordination soutenue au plus haut niveau et des concertations continues. Depuis maintenant plusieurs semaines, ce dispositif a été renforcé par des réunions hebdomadaires qui regroupent, chaque vendredi, cinq dirigeants de chacun des trois partis pour, précisément, assurer la coordination au niveau du gouvernement et de l’Assemblée nationale constituante.

Il faut reconnaître que le gouvernement, en si peu de temps et malgré toutes les tentatives de déstabilisation et autres entraves, aligne un bilan éloquent en réalisations. Les deux grands groupes les plus influents, à savoir l’Union européenne et les Etats-Unis,  tiennent à l’égard du gouvernement un discours de soutien nettement plus fort que celui de l’opposition tunisienne et nous apportent une contribution substantielle pour la relance de l’activité économique. La Tunisie a amélioré ses relations avec l’Occident, ce qui n’est guère aisé pour un gouvernement accusé d’être fondamentaliste. Comme il n’était pas facile d’ailleurs de renouer les relations avec les pays du Golfe et de reprendre notre place sur le continent africain. Nous avons aussi réalisé de réels progrès en matière de droits de l’Homme et amélioré l’image du pays. La vague des nouveaux investissements extérieurs est historique. Et à cela, il faut ajouter que les récoltes s’annoncent très bonnes et la saison touristique est prometteuse. Autant de facteurs de satisfaction et d’espoir.
Dieu merci !