Abderraouf Ayadi : L'irréductible militant et ascète
Est-il condamné à rester toujours dans l’opposition comme il n’a jamais cessé de l’être depuis maintenant plus de 42 ans. Certes, lui qui avait tant lutté, tant enduré, tant rêvé de cette révolution, a été porté par le verdict des urnes à l’Assemblée nationale constituante. Certes aussi, le parti qu’il avait fondé avec Moncef Marzouki et d’autres militants (le CPR) s’est octroyé la présidence de la Républiques et nombre de sièges au gouvernement. Mais, Ayadi n’a pas accédé au moindre poste officiel, ni officié sous les lambris dorés de la République. Même l’intérim de Marzouki, en tant que secrétaire général du CPR, lui a finalement été retiré. Et le voilà reprendre sa liberté pour se relancer dans le combat, en fondant avec de fidèles coéquipiers un autre parti, le mouvement Wafa.
Si tous reconnaissent sa légitimité militante et sa probité, certains le trouvent «trop rigide», « têtu » et «impossible à gérer». Ses détracteurs qui ont repris le CPR reconnaissent que «c’est un militant historique, une grande valeur, tout en regrettant qu’il soit tombé sous la coupe d’un clan qui veut le récupérer pour se servir de son aura ». Abderraouf Ayadi, lui, se définit comme un ascète, capable de renoncer au factuel, au matériel, pour ne se consacrer qu’à ce qui lui paraît essentiel et incarne le vrai sens de son combat. C’est ce qui a présidé à sa décision de partir et de repartir, gardant toujours le même cap : défendre les valeurs universelles, promouvoir la démocratie, enrichir le débat politique, contribuer à la formation d’une nouvelle génération de militants … « Je ne regarde pas dans le rétroviseur et je ne capitalise pas sur le négatif, confie Abderraouf Ayadi à Leaders. J’ouvre maintenant une nouvelle page pour contribuer avec mes camarades à constituer un grand parti, ouvert, populaire, à même de concevoir une nouvelle pensée de la révolution, dans une approche politique et non organisationnelle, de participer à l’édification du paysage politique et d’offrir une alternative au parti Ennahdha».
Retour sur un parcours atypique.
Dans ce quartier très métissé de Moulinville, la toute proche banlieue de Sfax où Français, Maltais, Italiens et Tunisiens avaient su créer entre eux des relations conviviales, les enfants des différentes communautés fréquentaient encore, à l’aube de l’indépendance, la même école primaire, rue Aspirant Bannon. Entre eux, la compétition était rude, mais le petit Abderraouf était toujours 1er de la classe, au pire, 2ème.
C’est ce qui faisait la fierté de son père, Si Sadok, ancien soldat envoyé en France par l’armée coloniale, lors de la Seconde Guerre mondiale, combattre contre l’occupation nazie. Fait prisonnier par les forces allemandes, déporté, il endurera l’atrocité hitlérienne.
A la libération, il reviendra à Sfax et sera affecté comme chauffeur mécanicien aux Travaux publics. Patriote, nationaliste arabe et féru de politique, il était à la recherche d’un grand leader capable de libérer les pays arabes, à commencer par la Tunisie, du colonialisme. Jamel Abdennaceur s’était imposé à lui avec sa révolution en Egypte et Salah Ben Youssef incarnait à ses yeux, plus que Bourguiba, la meilleure option pour la Tunisie. Du Caire, la voix d’Ahmed Said, sur radio Saout El Arab, entretenait cette grande passion. C’est de cette atmosphère qu’Abderraouf, né le 12 février 1950, gardent ses premiers souvenirs politiques. Les gènes en portent encore les marques.
Avec Aziz Krichène et Mongi Ellouze au sein de Perspectives puis El Amel Ettounsi
La défaite de la guerre de juin 1967 laissera en lui des séquelles profondes. A 17 ans, Abderraouf a reçu la débâcle dans l’âme. L’échec de la collectivisation et le coup de barre à 180 degrés opéré par Bourguiba ont fait le reste. Lycéen, il découvrait les premiers cercles de réflexion et participait aux manifestations pour la Palestine, contre la visite de Rogers… C’est alors qu’il fera la connaissance, en 1970, l’année de son bac, d’Aziz Krichène, alors en résidence surveillée à Sfax, et de Mongi Ellouze. Et le voilà engagé avec eux au sein du groupe Perspectives. Les discussions entre militants, en Tunisie et à l’étranger, ne s’arrêtaient pas, et il fallait donner une double dimension au groupe, la première avec un ancrage arabe et la seconde, à travers une alliance avec la classe ouvrière. Ainsi naquit El Amel Ettounsi et, naturellement, Abderraouf y sera aux premiers rangs.
Il était déjà monté à Tunis préparer une licence en droit. L’Université était en ébullition, après le fameux congrès de l’UGET à Korba, en septembre 1971. Très engagé dans les manifestations de février 1972, il sera arrêté et fera alors sa première découverte de la torture et de la prison. Sa première condamnation ne le gardera derrière les barreaux que pendant 6 mois. Juste pour un premier apprentissage. A peine libéré, il reprend le combat et se fera arrêter de nouveau en 1973 pour être condamné lors du fameux procès des 202, en août 1974, cette fois-ci à 6 ans et 4 mois de prison et 10 ans de contrôle judiciaire.
Lire et s’approfondir bdans l’analyse
Embastillé au 9-Avril, puis à Borj Erroumi, il n’avait d’autre loisir que de lire pour approfondir ses connaissances théoriques et historiques de tout ce qui concerne la pensée politique : marxiste, léniniste, maoïste et autres. C’est aussi en prison, dira-t-il, qu’il découvrira davantage la pensée islamique. Au bout de 5 ans et demi d’enfermement, il parviendra à s’évader en janvier 1978, mais sa cavale ne fut que de courte durée. Repris, il reviendra en prison purger le reste de sa peine. Dès sa levée d’écrous, il s’emploiera à reprendre ses études, à 30 ans, et réussira à terminer sa licence, puis un troisième cycle en 1987. Inscrit au barreau de Tunis, il effectuera son stage d’avocat auprès d’un illustre aîné, Me Abderrahmane Abdennebi, et se lancera dans la profession.
Sans pour autant renoncer à deux choses essentielles dans sa vie: l’approfondissement de sa culture et l’action militante. «Pour la première, confie-t-il à Leaders, je me suis dit que je dois compléter l’enseignement officiel que m’a donné l’Etat par le savoir que je dois acquérir par moi-même. Et c’est ainsi que je me suis mis à profiter de chaque session de la Foire du livre, pour acheter le plus possible d’ouvrages. En m’approfondissant dans la lecture de l’œuvre d’Abu Hamed El Ghazali, je voyais de larges horizons éclairer ma pensée et affiner mon analyse. Cela m’a permis de mieux comprendre la société, surtout au moment où son équilibre commençait à être rompu par la déferlante de la société de consommation». Quant à la reprise de l’action militante, elle sera immédiate et sur différents fronts. Et le voilà participer, le 13 décembre 1983, à la fondation du Rassemblement socialiste progressiste (RSP), avec notamment Ahmed Néjib Chebbi et d’autres camarades. Bientôt il entrera en dissidence, refusant de respecter les lignes rouges d’alors : limiter les attaques au gouvernement sans les étendre à Ben Ali et ne pas entreprendre la moindre action commune avec les islamistes. Tout le contraire de ce qu’il pensait. Il poursuivra alors son combat, notamment au sein du barreau. C’est ainsi qu’il sera élu président de l’Association des jeunes avocats, puis au Conseil national des avocats de Tunisie, tout en se portant volontaire pour assurer la défense de militants politiques de diverses obédiences. Particulièrement en 1991, il fera partie du collectif de la défense de dirigeants islamistes, notamment Sadok Chourou et Habib Ellouze.
Aux origines du CPR
Le pli était ainsi pris et Abderraouf Ayadi sera de tous les grands procès, de toutes les dénonciations de la torture et de la dictature. Mais, il lui fallait trouver un autre moyen encore plus efficace pour intensifier la lutte contre Ben Ali et son régime. C’est ainsi que naquit l’idée de créer un parti : le Congrès pour la République (CPR), le 24 juillet 2001.
Avec Moncef Marzouki, Naziha Rejiba (Oum Zied), Samir Ben Amor, Fethi Jerbi, Mohamed Abbou, Abdelwaheb Maatar, Slim Ben Hamidane, Imad Daimi, Abdelwaheb El Héni et d’autres militants (ils seront 31 fondateurs et porteront l’ancien bâtonnier, Me Mohamed Chakroun, à la présidence d’honneur), ils s’emploieront tous à jeter les bases du CPR, établir ses structures et intensifier leurs actions.
Les représailles à son encontre, ainsi qu’à ses coéquipiers, ne feront que se multiplier. Pour avoir dénoncé en 2004 l’auto-succession de Ben Ali, il sera victime d’une tentative d’assassinat. Sans fléchir, il ne fera que redoubler de résistance jusqu’au bout, allant jusqu’à déposer plainte en octobre 2009 contre Ben Ali. L’année 2010 sera pour lui très mouvementée : ses articles publiés notamment sur Tunisnews et son activisme lui attireront les foudres du régime déchu.
L’immolation de Bouazizi et la répression menée par les forces de l’ordre à Sidi Bouzid et Kasserine le sortiront de ses gonds et le conduiront à mener avec ses confrères en robe noire une grande manifestation de soutien, le 28 décembre, devant le Palais de Justice.
Le soir même, des policiers en civil sont allés l’enlever, par la ruse et la force, devant chez lui. «Ils m’ont arrêté devant mon domicile à la tombée de la nuit, roué de coups mes enfants qui essayaient de s’interposer et aspergé l’un deux de gaz paralysant, ils ont déchiré mes vêtements et retiré mes souliers. Je me suis alors retrouvé, en plein hiver, avec juste un tricot de corps et les pieds nus, à subir leurs coups sur le dos et leurs menaces de m’emmener à la montagne pour me tuer et m’y enterrer », nous raconte-t-il. L’alerte déclenchée à travers Al Jazeera et les médias sociaux et la forte mobilisation de ses confrères finiront par obliger ses ravisseurs à le libérer le lendemain.
Juste le temps de rentrer chez lui prendre une douche et mettre des vêtements chauds et le revoilà à la Maison de l’Avocat, ovationné par ses confrères, pour les exhorter à faire monter davantage la pression contre le régime.
L’irréductible
Me Abderrazak Kilani, alors bâtonnier, s’en souviendra toujours: «Irréductible, Abderraouf était en tête des manifestations, bravant les forces de police, faisant montre d’une grande détermination et d’un rare courage. Vendredi 14 janvier, nous sommes allés ensemble à la Kasbah, avant de nous rendre avec tous les confrères au siège de l’UGTT place M’hammed-Ali. De là, nous avions décidé de poursuivre jusqu’à l’avenue Bourguiba, pour manifester devant le ministère de l’Intérieur. Comme galvanisés par cet élan révolutionnaire, Abderraouf et nous tous crions à pleins poumons : Dégage !»
A la fuite du dictateur, tout ne fera que commencer pour Abderraouf Ayadi. Il sera avec ses confrères aux premiers rangs pour exiger, dès le lendemain, la rupture totale avec l’ancien régime, la dissolution du gouvernement, du RCD et des chambres des députés et des conseillers et la mise en place d’une structure de défense de la révolution. La Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution sera créée. Auréolé de son militantisme, il sera choisi pour en faire partie et y laissera ses empreintes. Il s’attellera en parallèle à la reconstruction du CPR, contribuant activement à l’organisation en juin 2011 du conseil national de relance tenu à Kairouan, à la préparation des listes électorales et se lancera à fond dans la campagne du 23 octobre. Le succès remporté par le CPR sera pour lui, comme pour tous, une agréable surprise. Tout commencera alors.
La Troïka se mettait en place et les négociations commençaient sur la répartition des prérogatives et l’affectation des portefeuilles ministériels. Même s’il ne faisait pas partie du groupe des négociateurs désigné par le CPR, il ne cachait pas sa volonté de prendre en charge le ministère de la Justice. «C’est un secteur que je connais bien et pour lequel j’ai élaboré tout un programme de réforme», dit-il. Les arrangements finalement convenus n’avaient pas attribué ce département au CPR et Abderraouf Ayadi était invité à accepter un autre ministère, voire rejoindre Moncef Marzouki à Carthage, en qualité de directeur de cabinet. Ce qu’il déclina. «Cela ne pouvait guère correspondre à mes convictions, explique-t-il. Je ne me suis pas porté candidat à un poste, mais à une réforme que j’avais mûrement réfléchie et que je pourrai conduire avec succès ».
Un accord est finalement intervenu: il restera à l’ANC et assurera l’intérim de Moncef Marzouki à la tête du secrétariat général du CPR. Sur fond d’amertume, de frustration et de contestation du mode de désignation des représentants du CPR au gouvernement et de la répartition des ministères ainsi que des nominations à la Présidence. Les premières fissures n’ont pas tardé à se manifester pour aboutir à la scission.
Abderraouf Ayadi essayera d’abord de trouver une solution, demandera l’arbitrage de Moncef Marzouki, réunira un conseil national le 6 mai à Kairouan, puis se résoudra à partir, tirant un trait sur une expérience qui lui reste chère... Pour reprendre son combat.