Faut-il contester la privatisation des médias publics ?
L’annonce  par certains leaders du parti Ennahdha, au pouvoir, de leur volonté  de   privatisation des médias publics a suscité un grand débat public  sur l’opportunité d’une telle orientation. L’élite tunisienne qui a  toujours milité pour le désengagement de l’Etat du secteur des médias  pour les libérer de son emprise se trouve aujourd’hui dans une positioin  de défense de ces mêmes médias publics.Historiquement, L’Etat tunisien a  été le promoteur du premier journal et de la première imprimerie dans  le pays. Après l’indépendance, il a tenu à prendre en main les  principaux médias du pays (agence TAP, radio, télévision) et a racheté  le principal quotidien du pays ,le journal La Presse. Pendant plus de 50  ans, l’Etat a été le principal patron de médias, le principal employeur  de journalistes et il s’est assuré par conséquent une mainmise presque  totale sur le secteur. C’est ce qui justifiait l’appel de l’élite à la  désétatisation des médias. Qu’est ce qui justifie ce revirement ? et que  cache Ennahdha derrière sa nouvelle prise de position à l’égard des  médias publics ?
  
   La privatisation des médias publics, une manœuvre politique ?
  
  L’opposition à  la privatisation des médias dépasse le cadre d’une  polémique politique entre parti au pouvoir et opposition. Elle reflète  surtout des craintes de fond. L’histoire des médias en Tunisie et dans  divers pays arabes a démontré que cette privatisation a constitué dans  la majorité des cas un moyen détourné pour garantir l’hégémonie de  l’Etat sur ces médias. Au début de l’indépendance du pays, le statut de  la TAP a permis à certains particuliers d’être associés au capital de  l’agence pour lui donner une image d’indépendance et de liberté. Le  statut de la SNIPE( La Presse) reflétait la même démarche et poursuivait  les mêmes objectifs. Mais cette association des privés au capital des  deux entreprises était dérisoire ce qui a rendu cette implication des  particuliers plus que formelle.
  
   Dans le secteur audiovisuel, le pouvoir politique était réticent  pendant des décennies à associer les médias. Sous la pression d’un  nouveau contexte international et technologique qui remet en cause le  contrôle de l’Etat sur la circulation de l’information, le pouvoir a  fini par accepter l’association des privés dans la gestion des médias  audiovisuels. A l’image de ce qui a été fait dans certains pays du Golfe  et d’autres pays arabes, les médias audiovisuels étaient confiés à des  parents ou à des hommes d’affaires au service du pouvoir. Sous le régime  de Ben Ali, les principales stations de radio et de télévision étaient  confiés à des proches.Le journal Assabah a été également racheté par  Sakhr Elmateri.
  
   Dans le secteur numérique que revêt une dimension mondiale, le pouvoir  était obligé de donner à l’Agence Tunisienne de l’Internet le statut  d’une société commerciale privée et on sait combien cette nature privée  n’était que formelle et combien cette agence a exercé sa censure sur les  sites web dans le pays. Ainsi l’expérience de la Tunisie en matière de  privatisation des médias n’a engendré qu’une fausse privatisation.
  
  L’opposition actuelle contre la privatisation des médias publics  pourrait réfléter un crainte que le parti Ennahdha dissimule par cette  manoeuvre politique réelle ou supposée, sa volonté de contrôler les  médias publics par le  biais d’hommes d’affaires  qui lui sont acquis.  Mécontents de l’insoumission des journalistes et de leur volonté  d’assurer leur indépendance, les militants islamistes ont organisé des  campagnes orchestrées, des manifestations et un sit in devant le siège  de la télévision pour dénigrer les journalistes en général et ceux des  médias publics en particulier.Le discours sur la  privatisation des  médias s’insère dans ce contexte de critiques formulées contre les  médias  publics et leurs journalistes.
  
   Les médias privés tunisiens, un modèle à suivre ?
Reste  à savoir si l’association des privés dans la gestion des médias publics  peut assurer plus d’indépendance et de dynamique dans ce secteur. Il  est évident que les médias publics poursuivent une mission de service  public et s’engagent dans des productions médiatiques culturelles,  éducatives, religieuses et scientifiques souvent coûteuses mais qui ne  sont pas nécessairement rentables. Les médias publics sont appelés à  sauvegarder le patrimoine artistique, musical et  littéraire national, à  promouvoir la création intellectuelle et artistique et à défendre la  pureté de la langue arabe, indépendamment des considérations lucratives.
  
  La privatisation des médias publics suscite ainsi des craintes quant à  leur insertion dans une logique marchande qui ne prend pas en  considération cette mission culturelle des médias publics. Soumis à la  logique de l’audience et de l’audimat pour attirer les annonceurs et  garantir le maximum de recettes publicitaires, ces médias pourraient  être amenés à utiliser une langue populaire franco-arabe et à diffuser  un contenu massifié, standardisé qui répond au goût du grand public :  des clips de vedettes de la chanson orientale ou occidentale, des  feuilletons importés, alors que l’information virerait au sensationnel  et à la provocation des polémiques et des conflits. L’appel du parti  Ennahdha à la privatisation des médias publics semble en contradiction  avec leur programme politique attaché à ancrer le citoyen tunisien dans  sa culture arabo musulmane. La privatisation implique l’insertion dans  le marché commercial mondialisé qui ne reconnait pas les identités.
  
  Les craintes spécifiques des journalistes sont liées à leur statut   futur dans ces médias privatisés. Leur expérience avec certains patrons  de médias privés démontre que ceux-ci font fi des statuts de la  profession, ne respectent ni les droits moraux, ni les droits  pécuniaires des journalistes. La logique marchande de ces patrons les  amène à exploiter les journalistes.
  
  Loin de promouvoir les médias publics, ni de leur garantir  l’indépendance, la privatisation les dégage apparemment des pressions du  pouvoir politique pour les soumettre à des pressions plus  contraignantes, celles de l’argent.
M.H
   *Professeur à l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information