Opinions - 19.03.2012

La chasse aux sorcières est ouverte !

Deux ou trois plaintes viennent d’être déposées contre le Premier Ministre de la première phase de la période transitoire, M. Béji Caïd Essebsi, pour le rôle qu’il aurait joué dans une affaire qui remonte à 1962, soit il y a cinquante ans, lorsqu’il était au ministère de l’Intérieur. La bloggeuse, Lina Ben Mhenni serait poursuivie en justice. Elle aurait gravement nui au secteur du tourisme national en déclarant à un média canadien que la situation ne s’est pas encore stabilisée dans le pays. Le cheikh  Abdelfettah Mourou a été expulsé manu militari d’une mosquée de Kalaa El Kébira, vendredi 17 mars, après avoir été traité d’impie, de mécréant et menacé de mort. Son crime ? Avoir chanté en allemand sur un plateau de TV il y a quelques mois déjà ! A Jendouba, un jeune homme d’une vingtaine d’années environ a failli voir sa main amputée par des salafistes qui l’ont condamné pour vol. Les médecins ont été dans l’obligation de lui couper trois doigts déjà affreusement sectionnés par ceux qui s’étaient improvisés ses juges. Ce jeune homme pourrait, tout compte fait, s’estimer heureux car il n’a pas connu le sort qui a été réservé à M. Lotfi Kallel, l’imam de la mosquée de Montplaisir, assassiné à l’aube, par des barbus selon certains, alors qu’il se rendait à la prière d’el fajr. Adepte d’un islam modéré et tolérant, son langage n’a pas l’heur de plaire à certains en cette année de disgrâce et de sectarisme. On pourrait encore évoquer le décès cette semaine, des suites de ses blessures. d’un avocat, sympathisant du PDP, agressé à Sfax octobre dernier.  

On l’a aisément compris, la période de la chasse aux sorcières vient de s’ouvrir et elle s’annonce prometteuse ! Il s’agit, ni plus ni moins, d’agiter l’épouvantail des poursuites judiciaires, aussi ridicules soient-elles, celui des mutilations au besoin, voire pire si nécessaire. Le but poursuivi est de faire taire les voix dissonantes ! L’exemple vient, d’ailleurs, d’en haut si l’on en juge d’après les déclarations des ministres de l’Intérieur et de l’Enseignement Supérieur jetant en pâture à la malignité de l’opinion salafiste le doyen Habib Kazdaghli. Ne lui a-t-on pas entièrement imputé la crise de la Manouba, passant ainsi sous silence la responsabilité des éléments étrangers à la faculté, qui ont gravement porté atteinte à l’institution universitaire et à l’ensemble de son personnel estudiantin et enseignant. Silence donc ! Le char de la wahabisation de la société tunisienne est en train de passer ! C’est tout simple : il passe ou il casse !

N’allez surtout pas crier sur les toits que les agresseurs de MM. Krichen et Rdissi n’ont pu être encore identifiés ou que le profanateur du drapeau national n’a pu être arrêté dix jours après son forfait ! Ne soyez pas assez imprudent au point de déclarer que les Tunisiens de 2012 sont principalement préoccupés par les problèmes du chômage des jeunes, du développement régional, de la cherté de la vie ou par la question de la sécurité.

N’ajoutez pas ensuite qu’ils ne portent, dans le meilleur des cas, qu’un intérêt modéré à l’affaire des youssefistes persécutés sous Bourguiba en 1962 et alors que Bajbouj était à l’Intérieur. N’aggravez pas, enfin, votre cas en déclarant que ce sont les hordes de salafistes vociférant et manifestant à longueur de semaines en agitant leurs drapeaux noirs qui nuisent davantage au tourisme que les déclarations d’une bloggeuse. Ce sont là, des conseils et une précaution dictés par la nécessaire prudence qui s’impose en ce moment critique que nous vivons car tout est occasion bonne à saisir par certains afin de faire de nouveau parler d’eux chaque jour… quitte à inventer des problèmes de toutes pièces ! Ainsi, une étoile de David dessinée par une main inconnue sur le linteau du portail d’entrée de la mosquée El-Fath, en plein centre de la capitale, autant dire au cœur du fief, voire du Q.G. des salafistes, donnera certainement lieu à manifestations et, probablement, à des accusations et à des poursuites. Se mettra-t-on bientôt à chasser le juif à Tunis ? Car, n’est-ce pas, diront les naïfs ou les malintentionnés, seul un juif a pu commettre un acte pareil ? A moins que ce ne soit des laïcs et autres  démocrates comme ceux, ajoutera-t-on probablement, qui ont eu la mauvaise idée de brûler et de profaner des exemplaires du Coran dans une mosquée de Ben Guerdane ! A ce rythme, l’islam sera bientôt déclaré menacé en Tunisie et la Chariâ sera proclamée seule en mesure de sauver la religion dans ce pays. On compte ainsi, probablement, rééditer le coup de Persépolis et de l’affaire Nessma qui a si bien servi le vote pro-Ennahdha la veille des élections  du 23 octobre ! Car c’est bien connu, il n’y a pas de morale en politique, les coups les plus bas sont de mise et seul, en fin de compte, importe le résultat. Des moments durs attendent donc ceux qui n’ont pas Le Prince de Machiavel parmi leurs livres de chevet. C’est-à-dire ceux qui n’apprécient nullement les leçons amorales de ce théoricien pour qui les moyens importent peu, seules comptent les fins. Or, la fin, aujourd’hui, s’appelle l’instauration d’un Etat théocratique. Qu’un imam ou une bloggeuse en fassent injustement les frais, ce n’est là qu’un détail qui, aux yeux de certains, ne pèse pas lourd dans la marche de l’Histoire vers un si noble but ! Et l’on vous dira que, somme toute, il n'y a pas de révolution sans victimes. Mais peut-on facilement souscrire, comme le dit Mauriac, « à la condamnation d'un innocent, fût-ce pour le salut du pays » ? Et ne devrions-nous pas nous écrier avec Voltaire : « Exterminez, grands dieux, de la terre où nous sommes, /Quiconque avec plaisir répand le sang des hommes  » ? Car le sang vient déjà de couler et si l’on ne met pas rapidement un frein à la grave dérive et à la bientôt irréparable division du pays en camps antagonistes, le sang sera abondamment versé dans un avenir proche, hélas ! Avouons que ce n’est pas là l’image de la Tunisie que nous voulions tant construire le 14 janvier 2011, l’image d’une Tunisie moderne, ouverte, tolérante, égalitaire et démocratique ! Il est fort à craindre, hélas, que l’accouchement de cette Tunisie-là ne se fera qu’au forceps ! Si elle devait voir, enfin, le jour…

Mohamed Ridha BOUGUERRA