Opinions - 11.03.2012

La coalition gouvernementale et la politique extérieure tunisienne

La politique extérieure du gouvernement Jebali s’affirme d’emblée révolutionnaire. L’option est compréhensible, même si elle fait contraste avec la ligne du gouvernement précédent, qui lui aussi représentait la révolution tunisienne. Quelques mois après l’entrée en fonction du gouvernement, l’option révolutionnaire se vérifie en politique extérieure parce que c’est le seul champ où des initiatives sont manifestées. En tout autre secteur, le gouvernement actuel réagit – avec plus ou moins de bonheur – mais nous ne saurions dire qu’il agit.

Pour mieux illustrer le relief de la politique extérieure actuelle, analysons les options du gouvernement précédent dans ce domaine. Trois grandes idées fondent la politique extérieure du Gouvernement Caïd Essebsi :
 

  1. L’accession de la Tunisie à la communauté des Etats démocratiques. Ce thème a constitué l’axe du discours politique en 2011. L’accession de la Tunisie à la démocratie représente le fait nouveau dans le paysage régional ; c’est la dynamique démocratique enclenchée à partir de notre pays qui a restauré le crédit de la Tunisie et qui a fait de notre révolution un événement mondial ;
  2. Fixer clairement les priorités nationales : rétablir la sécurité et relancer l’économie. Les objectifs sont liés. A cette fin, Caïd Essebsi a sévi contre le renouvellement des manifestations qui tendaient à paralyser l’activité du gouvernement et s’est efforcé de mettre fin au climat de désordre et de menaces contre les personnes et les biens. A tous égards, il fallait dissiper les craintes consécutives au climat révolutionnaire, mettre en confiance les opérateurs et les investisseurs et élargir le cercle des soutiens politiques et économiques. 
  3. Enfin, Caïd Essebsi proclame en toutes occasions les qualités constantes d’ouverture et de modernité de la Tunisie ainsi que le caractère éclairé de l’islam tunisien. Un tel concept de la Tunisie, pays ouvert, tolérant, accueillant et qui, de surcroît, s’engage à construire la démocratie inspire confiance. La confiance est l’atout majeur.

Ces priorités sont assorties de deux scrupules: d’abord, regarder l’avenir, éviter de soulever les récriminations du passé, mettant en cause les partenaires et les voisins. De tels procès ne servent pas l’objectif de soutien politique et économique ; enfin, veiller à ne pas engager militairement la Tunisie dans le conflit libyen : l’engagement politique en faveur du changement démocratique est total, mais non l’engagement militaire.

Sur le fond, nous reconnaissons clairement le choix d’une politique tendue vers l’impératif de reconstruire la Tunisie, non un choix idéologique qui viserait à reconstruire le monde. Caïd Essebsi est conscient du rapport interactif entre les priorités nationales et l’engagement de nos partenaires. Ses visites et ses plaidoyers en Europe, aux Etats-Unis, au Maghreb et dans le Golfe obéissent à cette logique.

Avec le Gouvernement Jebali, nous observons deux inflexions : l’option révolutionnaire et l’accent sur l’axe arabo islamique. L’orientation arabo-islamique était prévisible compte tenu de la base politique du gouvernement. Une solidarité accrue des frères arabes constituerait certes un atout décisif dans la mesure où elle complèterait, plus que par le passé, la coopération durable mais nécessairement limitée de nos partenaires européens, américains et asiatiques. Il est clair cependant qu’elle n’est pas en mesure de la remplacer : nous avons besoin à la fois d’une forte capacité d’investissement et d’un grand marché. Cette voie n’exclut nullement celle du gouvernement précédent : elles sont conciliables, pourvu que les impératifs posés par Caïd Essebsi soient préservés. Du reste, les partenaires classiques de la Tunisie ont d’emblée offert au gouvernement Jebali  des gages de continuité.

En revanche, l’option révolutionnaire rompt la tradition diplomatique tunisienne. La Tunisie s’est distinguée dès l’indépendance par une politique étrangère modérée, réaliste et respectueuse de la légalité internationale. Ce choix fait contraste avec ses voisins, l’Algérie et plus tard la Libye, qui se proclamaient révolutionnaires. Dans la forme et dans le fond, l’option est lourde de conséquences dans la mesure où elle traduit le rejet des codes conventionnels et des disciplines éthiques qu’elles impliquent et dans la mesure où elle semble ignorer les leçons des dernières décennies: les politiques prétendues révolutionnaires ont fini dans l’impasse. En outre, dans le contexte particulier que nous traversons, rien ne justifie de soulever les récriminations du passé ni avec les partenaires occidentaux ni avec les voisins. Nos priorités sont ailleurs et il ne faut pas se tromper de bataille. Enfin, rien ne justifie des slogans anti-juifs: la politique de bravade est sans lendemain. Sur le fond, c’est le sens des priorités qui est à l’épreuve : le gouvernement est jugé sur la faculté de déterminer les priorités nationales. Ses actes répondent de sa perception des priorités. Or, à ce stade, l’opinion intérieure et extérieure constate une dispersion des initiatives : où sont les priorités?

Peut-on parler d’ambiguïté de la diplomatie tunisienne ? Observons qu’il faut d’abord acquérir un crédit diplomatique. Plusieurs facteurs y contribuent : la clarté des objectifs, la confiance de l’opinion, la sécurité intérieure, le référentiel éthique et juridique. Pour le gouvernement Jebali, il s’agit d’abord de parler d’une seule voix, d’éviter la disparité et l’improvisation. Un travail d’évaluation préalable entre les membres de la nouvelle hiérarchie permet de définir les grands choix, de cerner les priorités et de s’y tenir. C’est alors que le discours politique devient cohérent et crédible. D’autre part, le désordre, l’indécision, l’insécurité sur le plan intérieur sont néfastes : les journées perdues pour l’industrie et pour l’université sont comptabilisées au détriment du nouveau gouvernement parce que, à la différence du précédent, il inaugure l’ère de la légitimité électorale. Il faut prendre les décisions promptes qui affirment les choix de politique intérieure et mettre en œuvre aussitôt les mesures arrêtées. La netteté, l’efficacité et la fermeté sont des arguments essentiels pour le crédit de la coalition.

La longue crise qui paralyse la Faculté de La Manouba relève de l’aptitude à trancher qui est le privilège du gouvernement. Or, le gouvernement s’abstient de trancher. La crise, mal gérée et mal expliquée, n’est pas la seule à inquiéter les observateurs de la scène tunisienne. Les assauts contre d’autres enceintes universitaires et contre des villes de l’intérieur témoignent d’un laxisme inexplicable, lui aussi lourd de conséquences. Ces incidents qui s’accumulent sont suivis et analysés attentivement par nos partenaires en raison des enjeux qu’ils recèlent. Bien téméraire qui investit dans un tel contexte ; nombreux ont déjà désinvesti.
 
Le jugement d’ambiguïté renvoie à une dualité calculée. Un tel jugement me semble prématuré : à ce stade, les traits notables sont l’indécision, l’esquive, l’attentisme. Comment s’explique ce piétinement ? L’explication tient en partie aux tiraillements au sein de la coalition.

Certains votes à l’Assemblée Constituante, certaines initiatives diplomatiques trahissent des divergences au sein de la hiérarchie politique telles que l’invitation officielle d’Ismaïl Hanya et la rupture diplomatique avec la Syrie, dans sa forme et dans son fond. D’autre part, le gouvernement tarde à clarifier le choix de société, à poser les fondements de la société démocratique de demain. Il était tenu de confirmer les acquis au profit de la femme et les nouveaux acquis relatifs aux libertés, mettre un terme aux assauts des bandes salafistes qui interfèrent dans la vie sociale et professionnelle et qui tendent à instituer la pratique de l’intimidation et de l’arrogance. Ces incidents dénaturent l’esprit de la révolution et menacent d’entraîner la Tunisie, connue pour sa culture libérale et son esprit moderniste, dans la régression. La confusion et l’atermoiement en ce domaine ébranlent la confiance et dissuadent les sympathies internationales. La politique de la Tunisie dans ce domaine est anxieusement suivie par nos voisins et nos partenaires, y compris en Afrique, parce qu’elle ne manquera pas d’influencer le cours des événements dans la région. Les inquiétudes exprimées dans les capitales occidentales au lendemain des élections du 23 octobre ne sont pas dissipées : il est nécessaire de refonder la confiance et de rassurer nos partenaires dans le monde.

La propension à s’effacer dans les cas d’agression contre les partisans de la laïcité, pour céder aux organes de justice la responsabilité de sanctionner, laisse craindre une préférence sectaire et autorise la multiplication des actes de harcèlement, des pratiques d’intimidation et de terreur propres aux sociétés obscurantistes. Face à la violence sectaire, l’esquive est le contraire de la responsabilité : elle signifie la faiblesse de l’Etat et la réduction du champ des libertés. Sur tous ces points, des divergences de principe divisent la coalition.  

Quant au fond, la problématique tient à la nature de la révolution. La révolution change la structure sociale et politique: elle rompt avec le passé et pose, à la base de l’ordre constitutionnel, des principes estimés supérieurs. Quels principes ? Les leçons de l’histoire sont claires, les principes révolutionnaires procèdent ou bien d’une idéologie dogmatique, spéculative ou religieuse, à l’instar de la révolution russe ou de la révolution iranienne : dans cette acception, l’idéologie prévaut sur les principes universels, le dogme prévaut sur la liberté. La révolution libératrice et démocratique est frustrée. Si telle était l’issue, la confrontation ne saurait tarder : les manifestations populaires de mise en garde, à Tunis et au Bardo, étaient puissantes et éloquentes.
 
Ou bien les principes révolutionnaires procèdent de la philosophie de l’universel, à l’instar des révolutions de la modernité qui posent l’homme au centre de l’ordre social et politique, l’homme maître de son destin. Dans cette acception, les partis d’inspiration islamique qui prétendent reconstruire la société doivent endosser le caractère absolu des valeurs universelles, lier la dignité de l’homme à sa liberté et admettre que le génie de l’islam assimile les principes constitutifs de la Charte des droits de l’Homme. C’est à ce prix que la liberté prévaut sur le dogme et que la révolution arabe ouvre la voie à la relance de la civilisation de l’islam.

La relance de la civilisation de l’islam est attendue par les peuples arabes et aussi par l’ensemble des sociétés modernes dans le monde. La nécessité de la révolution qui concilie islam et liberté ne fait de doute pour personne, mais aucun peuple arabe, à ce jour, ne l’a réalisée. Cette révolution a trouvé en Tunisie, surtout en Tunisie, ses penseurs et ses précurseurs mais non ses fondateurs. La perception internationale de la transition démocratique est guidée par l’attente – pour certains la conviction – que la Tunisie doit l’assumer, dans toute la mesure où la relance de la civilisation de l’islam est plus qu’une question arabe, plus qu’un aggiornamento : c’est une exigence de civilisation qui ne saurait être ni retardée ni frustrée.

L’enjeu est à la mesure de la société tunisienne d’aujourd’hui. Il signifie que la mission du parti Nahdha ne se limite pas à relever le défi économique, mais aussi à affronter l’obligation philosophique de poser l’islam de notre temps. A ce titre, la composition de la coalition gouvernementale est pertinente, dès lors qu’elle associe les leaders d’un parti d’inspiration islamique et des leaders rompus à la lutte pour la cause des droits de l’homme et des libertés fondamentales, tous ayant souffert de la négation de ces droits et de ces libertés, tous ayant accédé à la haute responsabilité par la vertu de la restauration de ces libertés. Les trois partis de la coalition partagent la haute mission de réaliser la conciliation politique du référentiel islamique et du référentiel des principes et des valeurs universels. Cette double mission – économique et philosophique – est au cœur de l’enjeu historique de la Révolution tunisienne.

Pour conclure, si la coalition repose sur une entente politique avec pour but de conduire la révolution à son terme, elle pourra répondre de sa mission historique. Sans doute la nouvelle Constitution est-elle par excellence le point de convergence ultime de cette entente afin de sceller la victoire de la révolution. Dans l’intervalle, la politique intérieure et la politique extérieure reflètent à leur tour la doctrine d’ensemble : les actes du gouvernement à l’intérieur et à l’extérieur répondent de son aptitude à dresser une stratégie politique et à édifier la première société arabe démocratique de l’histoire.
 
En revanche, si la coalition est moins qu’une entente politique, si elle est tout juste un contrat de partage du pouvoir sans perspective stratégique, alors elle se limite à un mandat de simple conjoncture : un mandat éphémère et sans lendemain.
 
La problématique est claire : la coalition est à la mesure de l’enjeu ou elle ne l’est pas, mais il n’y a pas place pour l’ambiguïté.

Ahmed Ounaïes

Communication présentée lors du colloque de l’Association Tunisienne d’Etudes Politiques,                                                                      tenu à Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis, samedi 10 mars 2012

 

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