News - 06.04.2016

Habib Bourguiba, Un si long règne 1957-1989

La biographie d’Habib Bourguiba qui est à nouveau disponible aujourd’hui a été publiée une première fois en deux tomes. Le premier, intitulé "À la conquête d’un destin 1901-1957", est paru en 1988. Le second, dont le titre était "Un si long règne 1957-1989", sortit en 1989. À l’époque, notre ouvrage fut considéré comme une première, car il était la seule biographie non autorisée du chef de l’État tunisien qui venait de quitter le devant de la scène, dans les circonstances relatées au dernier chapitre du livre. Non que ce personnage hors du commun n’ait jamais tenté la plume des journalistes, des politologues ou des historiens. Il occupe une place non négligeable dans maints ouvrages traitant de l’histoire coloniale de l’Afrique du Nord et, plus largement, de l’avènement des nouveaux États-nations de ce qu’on a appelé le tiers-monde jusqu’à la fin des années 80.

Mais, en matière de biographie proprement dite, nul récit complet de sa vie, de sa carrière et de son œuvre écrit d’une plume indépendante n’était paru à la fin des années 80. L’ouvrage le plus exhaustif qui lui avait été consacré à l’époque, en plusieurs tomes, est en même temps le plus sujet à caution puisqu’il est une biographie rédigée par son historiographe officiel, Mohamed Sayah. En 1985, quand nous avons entamé notre travail, il était difficile – c’est presqu’un euphémisme – de trouver des hommes l’ayant approché ou d’autres types d’informateurs prêts à parler de lui en toute liberté. Ce président atypique et sénescent était encore au pouvoir, et nul ne se serait hasardé à évoquer publiquement des épisodes de sa vie dont il ne voulait pas qu’on parle ou qu’il souhaitait qu’on travestisse. Certes, de nombreux travaux historiques existaient déjà, dans lesquels nous pouvions puiser, mais les zones d’ombre étaient nombreuses, les informations éparses, rares ou carrément indisponibles, surtout pour les années les plus récentes. La majorité des protagonistes de sa longue histoire préféraient alors garder le silence ou rajouter à la légende. Nous sommes pourtant parvenues, en plus de deux ans de recherches, à re¬cueillir des témoignages et une documentation assez fournie – dont nous avions accumulé une grande partie au fil de nos années de travail sur la Tunisie – et assez sérieuse pour donner matière à ce livre. Tout en sachant que notre travail n’était pas complet, nous étions cependant satisfaites: « notre » Bourguiba retraçait une vie et disait des choses sous une lumière nouvelle, ce que les lecteurs de l’époque reconnurent.

Vingt-deux ans plus tard, nous rééditons cette biogra¬phie sans en avoir changé une ligne. Il nous faut expliquer ici pourquoi nous avons préféré ne pas l’actualiser, car on pourrait nous poser la question. En effet, Bourguiba a vécu onze ans encore après que notre ouvrage ait paru. Il s’est éteint un jour d’avril 2000, plus de dix ans après le terme de son règne. Nous aurions pu décrire en un ultime chapitre ces longues et ternes années d’enfermement au cours desquelles il a lentement fini de se consumer. Sans avoir de réel intérêt historique puisque l’ancien président ne jouait plus de rôle public, il eût pu être l’épilogue logique d’une biographie enfin complète, puisque allant jusqu’au décès de la personne dont on raconte la vie.

Plus important, la quantité d’informations sur Bourguiba a décuplé au cours des années qui ont suivi sa chute. Tout danger de représailles désormais écarté, le vieux lion devenu inoffensif, les langues et les plumes se sont déliées. Nombre de ses compagnons, de ses fidèles, de ses disciples, de ses adversaires et de ses ennemis ont écrit des ouvrages sur le personnage, sur tel épisode de sa lutte ou de sa carrière, sur la nature des relations qu’il entretenait avec lui. Plusieurs colloques ont eu lieu au cours des années 1990 et 2000, en Tunisie et à l’étranger. Aux nombreux compléments d’informations sont venues s’ajouter des analyses sur un homme d’État qui a sans nul doute marqué son pays, sa région et son siècle. La masse disponible est aujourd’hui considérable, qui va du témoignage le plus subjectif au travail distancé du politologue ou de l’historien.

C’est justement cette masse qui nous a convaincues de ne rien changer à ce que nous avions écrit, et pour deux raisons. La première est que l’utilisation d’une grande quantité de nouveaux matériaux nous eût obligées, non à compléter simplement notre ouvrage mais, de fil en aiguille, à le réécrire en partie, ce que nous n’avons pas voulu. Un personnage de cette envergure mérite assurément qu’on lui consacre d’autres biographies. Certaines sont déjà parues, d’autres viendront. Le sujet Bourguiba est loin d’être épuisé, et c’est tant mieux. La seconde raison est que notre livre restitue l’atmosphère de l’époque durant laquelle il a été écrit, qu’il s’inscrit dans un contexte et un moment d’histoire, et qu’il eût été dommage de lui ôter cette dimension. En tout cas, c’est ce que nous avons pensé.
Nous avons commencé à parler de reparution de ce Bourguiba au début de l’année 2010. La première édition était épuisée depuis longtemps et de nombreuses personnes déploraient que le livre fût devenu introuvable. Le revoilà aujourd’hui. Entre-temps, la Tunisie a vécu une révolution. Peut-être cela vaut-il la peine, en guise de nouvelle intro¬duction à cette biographie, d’essayer de déceler ce que ce séisme qu’il n’aura pas vu doit aussi à Bourguiba. Un tel sujet fera également, n’en doutons pas, l’objet d’ouvrages. Ce sont simplement quelques pistes que nous souhaitons ouvrir ici.
Succédant le 7 novembre 1987 au premier président grâce à ce que d’aucuns appelèrent alors un « coup d’État médical », salué par l’ensemble du monde car il ne versa pas une goutte de sang, Zine El Abidine Ben Ali fut du¬rant vingt-trois ans le deuxième président de la République tunisienne, jusqu’à sa chute et sa fuite le 14 janvier 2011. Jusqu’à présent, la plupart des acteurs, comme les observa¬teurs, de la vie politique tunisienne n’ont pas encore analysé ce qui rattache l’itinéraire de ce militaire sans charisme et sans gloire au règne de son prédécesseur, préférant ne voir que ce qui l’en différencie. De même, c’est trop tôt, on ne s’est pas vraiment interrogé sur tous les ingrédients de cette révolution imprévue mais tant attendue que la Tunisie vient de vivre.
Au risque de faire souffrir les nombreux bourguibolâtres que compte toujours ce pays, il faut rappeler que Ben Ali n’aurait pu instaurer la dictature brutale qui caractérisa son long passage au pouvoir si son prédécesseur ne lui avait préparé le terrain. En matière d’outillage sécuritaire et d’appareil de répression de toute opposition, le général, hélas, n’a rien inventé. Le « Combattant Suprême » lui a laissé en héritage des juridictions d’exception pour juger ses adversaires, des polices parallèles et des milices pour les ter¬roriser, une presse habituée à chanter les louanges du Chef, une administration peu portée à la critique. Le successeur a peaufiné cette technologie répressive jusqu’à priver l’État de toute référence à la sphère du politique pour l’enfermer dans la seule logique d’un appareil policier. Certes, la différence est de taille. Bourguiba, en effet, n’a jamais cessé de parler de politique aux Tunisiens, leur a dit pourquoi il refusait pour son pays un régime démocratique qu’il disait tant aimer ailleurs, a toujours donné les raisons pour lesquelles il embastillait ceux qu’il considérait comme ses ennemis.

Ben Ali, à l’inverse, s’est réclamé ad nauseam des principes qu’il bafouait, érigeant le mensonge en discours d’État. Mais le ver était dans le fruit. La facture de l’autoritarisme bourguibien a été payée par les Tunisiens pendant des décennies après la disparition politique de Bourguiba lui-même. C’est bien pourquoi il ne peut être tout à fait considéré comme un grand homme. Il l’eût été s’il avait volontairement laissé le pouvoir à des successeurs dignes de lui avant d’entamer son inexorable déclin.

Au-delà de ce legs gênant, quels rapports entretient la révolution tunisienne de 2011 avec l’héritage bourguibien ? A-t-on assisté à une révolution anti-bourguibienne différée ou, au contraire, cette secousse est-elle le résultat – différé lui aussi – de ce qu’a construit l’homme qui s’est si ardemment voulu le bâtisseur de son pays ?
Aux premiers jours de janvier 2011, les foules joyeuses malgré les dangers, jeunes, femmes cheveux au vent, scandant leurs revendications dans un langage mondialisé porteur des aspirations de leur temps, ont donné à voir une révolution moderne, mixte, séculière, aux mots d’ordre empruntant au registre des principes universels de justice, de liberté et d’égalité. Dieu était absent. Ce n’est pas en son nom, mais en celui de la dignité humaine que la Tunisie est descendue dans la rue. On a pu dire que le fait d’y voir éclore la première révolution démocratique du monde arabe n’est pas le fruit du seul hasard. Puisant lui-même dans la profondeur historique du réformisme dont s’enorgueillissent tant les élites tunisiennes, admirateur sincère de la modernité qu’il a tenté d’adapter dans plusieurs domaines aux réalités d’un pays dont il s’est voulu le guide, Bourguiba n’a-t-il pas jeté quelques bases de la formidable aventure tunisienne d’aujourd’hui ? L’instauration de l’éducation pour tous qui a jeté un demi-siècle plus tard des milliers de chômeurs diplômés dans la rue pour revendiquer un travail et un statut, n’est-ce pas lui ? Les femmes, n’est-ce pas lui avant tout, par-dessus tout ? L’âge moyen de leur premier mariage à trente ans, la réduction de la taille de la famille grâce à la planification familiale, encore lui ?

Leur envie du moderne malgré le retour du voile n’est-elle pas le résultat de cinquante ans de pratique du Code du statut personnel qui font d’elles des êtres d’une inquiétante ou d’une enviable étrangeté pour le reste du monde arabe ? En somme, le régime bourguibien, pour dictatorial qu’il ait été, a ancré quelques principes fondamentaux de la modernité dans les lois et dans les pratiques sociales. S’en revendiquant à beaucoup d’égards l’héritier, le régime de Zine El Abidine Ben Ali n’est pas parvenu, en vingt-trois ans de règne, à déconstruire totalement ce passé. Détribalisée, urbanisée, éduquée, la société tunisienne porte en elle cette mémoire, incarnée jusqu’à l’excès dans le long épisode bourguibien. Sa révolution est novatrice parce qu’elle est l’héritière d’une histoire nationale réelle, et non de mythes qu’ailleurs dans la région on voudrait fondateurs.

Révolution bourguibienne en quelque sorte. Belle victoire posthume pour l’homme que son tombeur fit enterrer à la sauvette tant il craignait que, même mort, sa stature ne lui fasse trop d’ombre. Oui mais. La chose n’est pas si simple. En effet, ce n’est pas une Tunisie, mais deux qui font la trame de cette biographie. On vient d’en décrire une. Ce sont des vents contraires qui parcourent l’autre, d’autres tempêtes qu’elle annonce peut-être.
Car la révolution de 2011 est aussi une revanche : celle des régions de l’intérieur délaissées par les élites côtières et oubliées d’un développement orienté vers l’extérieur, celles de leurs populations à la fois fascinées par le moderne et agrippées à des certitudes qui leur servent de rempart contre les inquiétantes inconnues de l’avenir. L’appartenance locale, aux accents parfois tribaux même si la réalité tribale a depuis longtemps cessé d’exister, l’aversion pour l’étranger – fût-il distant de quelques dizaines de kilomètres –, la crispation identitaire autour de l’arabité et de l’islam que Bourguiba avait tant souhaité relativiser, voilà qui renvoie à quelques épisodes d’un passé pas si lointain.

Enfants de Bourguiba contre enfants de Ben Youssef ? Lutte mise au goût du XXIe siècle entre classes moyennes et supérieures issues de milieux historiquement ouverts sur l’extérieur et aspirant à une véritable démocratie politique et sociétale, et tentations néo-hilaliennes de populations conscientes de leur marginalité économique, désormais démographiquement minoritaires, mais animées de la volonté farouche de bénéficier ici et maintenant de tout ce dont l’histoire récente les a privées ? Il est trop tôt pour dire quelle Tunisie l’emportera ou, plutôt, quelle synthèse sortira de cette nouvelle phase d’un affrontement plus que séculaire.


La Tunisie d’aujourd’hui cherche son chemin vers une démocratie dont ses deux premiers présidents n’ont pas voulu. Le premier a cru en jeter les bases par la construction d’une société tournée vers l’avenir, mais en renvoyant toujours à plus tard son incarnation dans les faits. Le second n’a même pas songé à l’asseoir, seulement préoccupé des ren¬tes que son pouvoir pouvait procurer à son clan. C’est avec cette histoire, toute cette histoire, que les Tunisiens et les Tunisiennes sont appelés à la construire. Or l’histoire nous a appris qu’elle n’est jamais linéaire, que les reculs suivent parfois les plus belles avancées. Dans la boîte à outils que leur a léguée l’ère bourguibienne, les hommes et les femmes de maintenant sauront-ils choisir ceux qui peuvent les aider à devenir une société de citoyens ? L’homme de l’indépendance sans la guerre, du Code du statut personnel, de l’école et de la modernité aurait eu peur, assurément, des folles journées de janvier 2011, homme d’ordre et d’autorité qu’il était avant tout. Pourtant, l’aspiration qu’elles ont exprimée est peut-être le plus bel hommage à celui qui, avant que la vieillesse ne vienne le détruire, a nourri les plus hautes am¬bitions pour son petit pays.

Sophie Bessis
(Juillet 2011)

1. Éditions Jeune Afrique, Paris.

Habib Bourguiba, Un si long règne 1957-1989
Par Sophie Bessis et Souhayr Belhassen
(2ème édition)
Editions Elyzad, Janvier 2012

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