Opinions - 07.12.2011

Crise identitaire ou soif de valeurs ? Pourquoi les Tunisiens ont-ils voté islamiste

Agression culturelle et souci de l’identité

Sociologiquement parlant, une société vit une crise identitaire lorsque sa culture est agressée et menacée par la domination d’une puissance étrangère qui, non seulement cherche à la dépouiller de ses ressources mais aussi à dévaloriser sa culture et la rabaisser au niveau de l’exotisme folklorique. C’est cela qui a été vécu durant la période coloniale. A cette époque la société s’est recroquevillée sur elle-même pour mieux protéger sa culture et son identité. A centre de cette identité pour les Tunisiens se trouve l’Islam qui a constitué le ciment unissant le peuple révolté. Les juifs tunisiens, quant à eux, étaient plus ouverts à l’influence culturelle européenne.

Paradoxalement et parallèlement à ce repli sur soi, l’élite tunisienne, par l’effet du contact de la culture de l’occupant et l’observation de son avance aux plans scientifique, technologique, économique et autres, a pris conscience de la nécessité de revisiter la culture nationale, de s’ouvrir à la modernité et de s’attaquer aux freins qui bloquent l’évolution des esprits. Cela s’est manifesté, entre autres, à travers les mouvements de « l’Ijtihad », la réforme de l’université Ezzitouna et le choix de ses éminents professeurs d’envoyer leurs propres enfants étudier dans des écoles offrant un cursus moderne ainsi que dans les universités en France et ailleurs.

Peut-on encore parler aujourd’hui de crise identitaire en Tunisie ?

Après 57 ans d’Indépendance marqués par un investissement sans cesse croissant dans l’éducation et l’enseignement supérieur et un développement économique qui s’est traduit par une augmentation considérable du revenu moyen par habitant, il ne semble pas que c’est le souci de menace de l’identité qui travaille l’esprit du Tunisien. 

D’abord, comme toutes les sociétés modernes, la société tunisienne s’est ouverte sans crainte aux autres cultures d’Orient et d’Occident. L’emprunt culturel de modèles venant d’ailleurs se développe sans tabous, que ce soit dans l’organisation de la vie socio-économique, dans les modes de consommation, dans les comportements au quotidien, dans la vision du monde enrichie par des connaissances scientifiques, ou même dans la langue parlée et autres aspects de la vie collective ou individuelle.  Parallèlement, la société a retrouvé sa capacité d’innovation qui s’exprime dans les divers domaines : culturel, scientifique, technique, économique, politique (malgré les freins actionnés par les dictatures) etc.

La culture d’une société ne se réduit pas à un héritage, elle se construit sans cesse et se nourrit de la dynamique des interactions sociales et des changements de contexte vécus par la collectivité. C’est cette dynamique constructive qui a fait la société d’aujourd’hui. Cette société nouvelle, comparée à celle qui prévalait au lendemain de l’Indépendance,  a créé la surprise par sa révolution inattendue. Faussement léthargique, la société couvait des acteurs prêts à se sacrifier pour un idéal commun. Ces Tunisiens qui ont fait la révolution ne manquaient pas d’imagination pour improviser leurs cris et leurs slogans qui par la suite ont fait le tour du monde dont le célèbre « Dégage » exprimé en français, « le peuple veut » exprimé en arabe ou encore « Game over » exprimé en anglais. C’est ainsi que les révolutionnaires de toutes les classes et de toutes les régions, jeunes dans leur majorité, ont exprimé leur identité complexe et pluriculturelle qui échappe aux moules standardisés dans lesquels certains courants politiques veulent l’enfermer. 

Créativité et libertés collectives malgré la dictature

La vivacité et la créativité révélées lors de la révolution viennent rappeler aux observateurs que les progrès réalisés dans le pays ne peuvent être ramenés à la volonté du pouvoir politique. Malgré la dictature, la corruption et la répression des voix discordantes, la Tunisie a progressé grâce à son peuple et continue de le faire tout en gérant les bouleversements inévitables qui accompagnent toute révolution. Ce sont ses hommes et ses femmes qui ont sauvegardé l’Etat, qui continuent à travailler, à entreprendre tout en gardant l’œil ouvert sur les risques de dérives politiques.

Les Tunisiens ne semblent nullement avoir des problèmes avec leur identité même si une proportion importante d’entre eux a voté pour des partis au référentiel religieux.  Contrairement à ceux qui défendent la thèse identitaire pour expliquer les résultats de ce premier scrutin d’après la révolution, je considère plutôt qu’il faudra l’expliquer par des facteurs davantage liés aux effets d’une mauvaise gouvernance aussi bien nationale que régionale ainsi qu’aux aspirations d’une société évoluée.

Si l’on revient aux motifs de la révolution, on comprend que celle-ci était en phase de mûrissement bien avant le 14 janvier. Des signes avant coureurs se sont manifestés dès que Ben Ali a dévoilé son intention de ne plus quitter le pouvoir. En effet, en 2001, à l’occasion des élections présidentielles, un groupe d’intellectuels ont marqué le début de la crise en signant un manifeste où ils dénoncent la situation et préviennent des dangers que le régime fait courir au pays. Le manifeste est ainsi introduit : « la Tunisie est entrée, ces dernières années, dans une grave crise politique et morale, caractérisée par deux traits majeurs : la négation du politique et la privatisation de l’Etat. » L’année 2008 a été marquée par la révolte du bassin minier menée par une population qui a observé, patiente, souffrante et indignée, durant des décennies le contraste entre une entreprise prospère qui distribue des salaires élevés à ses employés - comparativement à la moyenne nationale - et un taux de chômage croissant parmi ses jeunes.

Les horizons de la jeunesse semblent bouchés particulièrement dans les quartiers pauvres des grandes villes et des régions entières du centre et de l’ouest du pays.  L’absence de perspectives d’emploi est d’autant plus mal vécue que, comparativement aux revenus des familles, les sacrifices consentis pour l’éducation des enfants sont énormes. Un autre signal fort a consisté dans la chute des investissements nationaux dans le pays face aux pratiques de prédation et au népotisme du pouvoir. Les statistiques officielles annoncent  la chute du taux de pauvreté à 3%, cependant le fossé qui se creuse sans cesse entre riches et pauvres est visible à l’œil nu quand on circule dans les grandes villes ou qu’on traverse le pays d’est en ouest et du nord au sud. La révolution a éclaté comme un fruit mûr. Il y avait à l’évidence un processus de déliquescence du système qui était en marche. Bien avant janvier 2011 beaucoup savaient que le régime ne pouvait faire long feu, sans être en mesure de prévoir comment il allait finir.

La soif de valeurs alimente la révolte

La société a payé du sang de ses martyrs son aspiration à l’équité et à la dignité, sa soif de démocratie, sa colère contre les exactions d’une famille qui a mis la main sur tous les secteurs et spolié individus et nation de la façon la plus cynique qui soit, son indignation face une bureaucratie dont beaucoup de ses membres, au lieu d’agir comme agents de développement, se soumettent à la logique de la corruption ambiante … Que de motifs de colère sous la dictature ! Pourtant la Tunisie aurait bien pu éviter un tel régime. La démocratie aurait pu se mettre en place au lendemain de l’Indépendance sans crise et sans accrocs, au moment où la lutte pour l’Indépendance a doté le pays de leaders politiques honnêtes et capables de mener pacifiquement le processus démocratique dans une société en mutation, si ce n’était le choix de Bourguiba.

La révolution s’est déroulée sans leadership. Les leaders des partis politiques qui ont gagné des sièges à l’Assemblée Nationale Constituante ne semblent pas encore promus au statut de leaders nationaux.  En revanche, les électeurs ont cherché des candidats supposés être porteurs de valeurs pouvant conduire à mettre en œuvre des politiques orientées par les principes d’honnêteté et d’équité. Ils ont cherché des hommes et des femmes politiques qui joueraient, d’une part, le rôle de rempart contre la corruption et l’injustice et, d’autre part, œuvreraient à combler le fossé des inégalités sociales. Le citoyen moyen n’ira pas chercher ces valeurs dans les programmes des partis ni dans les discours des activistes politiques lors des campagnes électorales. En fait, il est à la recherche de valeurs sûres qui transcendent les individus, en ces moments où un climat de méfiance généralisée règne dans le pays.

La religion apporte la réponse à cette quête de valeurs. En cela, elle ne peut être comparée aux discours « rationnels » et démonstratifs même si leurs auteurs sont connus par leur honnêteté. On peut alors comprendre pourquoi beaucoup ont voté Ennahdha, pourquoi près de 50% des électeurs potentiels ne se sont pas présentés aux urnes, pourquoi aussi près du quart des votants ont accordé leurs voix à de petits partis ou des indépendants auxquels ils font confiance, et enfin on peut comprendre la déroute des partis apparentés à ceux qui ont gouverné le pays depuis l’Indépendance. 

Au-delà de la propagande politique et de « l’achat » des voix (encore la corruption !) l’électeur s’est présenté aux urnes mû par des aspirations profondes liées à ses besoins vitaux et sûrement pas par une rationalité à toute épreuve.

Riadh Zghal
Professeur émérite
Ancienne doyenne de la Faculté des Sciences Economiques et de Gestion de Sfax