Une première lecture des élections du 23 octobre 2011
I - Observations
- Avec une participation de 60% environ, les premières élections démocratiques en Tunisie constituent une véritable avancée et ce malgré certaines dérives constatées par l’ensemble des observateurs. La plus importante de ces dérives consiste à mon avis, dans le fait qu’il n’y a pas eu une initiation à grande échelle de l’utilisation du bulletin de vote : le comment voter n’a pas été médiatisé.
- Ces dérives et ces irrégularités n’ont pas eu un impact décisif sur les résultats des élections à titre d’exemple, en appliquant la réglementation stricte, sanctionnant toutes les pénalités, Ennahdha perdrait environ quatre sièges.
- Les campagnes électorales étaient inégales, confuses, notamment sur les objectifs des élections, trop de débats sur les programmes économiques et peu de débats sur la nature et le contenu de la future constitution.
- Le mode de scrutin a été souvent mal interprété, ce qui a laissé penser que les têtes de listes indépendantes passeraient automatiquement, ce fut une erreur dont les conséquences ont favorisé l’élimination (à part quelques exceptions) de la mouvance citoyenne.
- Un événement accidentel s’est produit pendant la campagne électorale qui a favorisé rapidement l’élargissement de l’électorat d’Ennahdha : Le film Persépolis projeté par la chaine de télévision Nessma a été mal reçu par une grande partie de la population. La polémique autour de ce film, puis les excuses populistes et maladroites du directeur de la chaine ont donné une arme inespérée aux islamistes pour dénoncer « la laïcité qui nous vient de l’étranger, la laïcité coloniale ».
- Une coalition secrète et discrète a été établie début avril entre Ennahdha et le CPR (Marzouki) qui a permis à ces derniers d’être présents sur tout le territoire et dans toutes les circonscriptions.
- Les partis « modernistes » ne disposant pas d’une culture unitaire, de vision commune vis à vis des objectifs de la révolution, de stratégie à moyen terme et d’un discours social, divisés ils ont mené une campagne catastrophique surtout dans les régions du Sud.
- Le courant syndical historique était absent en tant que force structurée et organisée lors de ces dernières élections, ce qui a certainement affaibli la mouvance « progressiste ». Son absence tient à plusieurs raisons que nous traiterons dans la prochaine note.
- La jeunesse n’a pas joué un rôle significatif dans ces dernières élections. Par contre, une catégorie sociale qui commence à s’élargir en Tunisie (vieillissement de la population en progression) qui est pratiquement abandonnée par les partis politiques, sans ressources acceptables, souvent pauvres, elle n’a d’autre choix que se réfugier dans les mosquées, cette catégorie a voté massivement et spontanément en faveur d’Ennahdha.
- Le PDP n’a pas obtenu le score attendu parce qu’il s’est coupé d une partie de sa base traditionnelle (la classe moyenne, récupérée en partie par Ettakatol (Ben Jaafar) en adoptant un discours libéral proche de celui de la grande bourgeoisie.
- Ennahdha a adopté un discours de rupture étant donné qu’elle se considérait la victime à la fois de la dictature et de l’exclusion orchestrée par les « modernistes ». Malgré les dérapages dus à l’existence de plusieurs courants au sein de Ennahdha, le discours prononcé par les dirigeants du parti était marqué par une volonté manifeste de rassurer l’ensemble de la société.
- Enfin, le parti,La Pétition de H. Hamdi, s’est présenté plutôt comme une démonstration et un message qui essaient de confirmer que le parti Ennahdha n’a pas le monopole de l’islamisme, du populisme et de la récupération des orphelins du R C D ( les gens du peuple ,surtout ceux qui appartiennent à des régions pauvres). Ce message a agacé tous les partis ; Ennahdha tout particulièrement.
- Quant aux medias, sans grande expérience, plutôt activistes que journalistes pour la plupart, ils voulaient tout dire, tout commenter, tout interpréter , ils voulaient interviewer en priorité les chefs de partis, ou exclusivement une dizaine de personnes qu’ils considèrent « grands analystes » ; ces derniers ont parlé le plus souvent de leurs propres idéologies que de scenarios probables ou des conditions incontournables d’une transition démocratique : tels que l’Etat de droit, le renoncement, le compromis, de l’administration au service du citoyen, de l’école démocratique, l’égalité des chances,…, bref de la civilité et de la culture démocratique.
- La politique étrangère a été pratiquement occultée par tous les partis, par toutes les listes dans tous les débats.
Cet «oubli» indique que tous les intervenants sur la scène politique ne disposent pas encore d’une vision géopolitique globale. En fait, tous les partis politiques ont reproduit avec beaucoup de prudence les clichés habituels : Pour la construction d’un Grand Maghreb, pour une solidarité des peuples arabes, le soutien inconditionnel du peuple palestinien,… J’expliquerai cet aspect dans une note à part.
II - Les aléas et les incertitudes
- L’analyse politique révèle une tendance lourde qu’il faudrait souligner et la prendre en considération dans l’articulation du politique avec l’ensemble des composantes de la société :
- Le corps électoral qui s est exprimé compte 3.702,627 personnes ;
- Ennahdha a obtenu 1.501,418 voix, ce qui représente 40,5% des électeurs soit 90 des sièges à l’assemblée ;
- Les autres partis réunis ont obtenu 834,114 voix, il reste plus d’un million qui ont participé aux élections et qui ont voté pour les listes indépendantes (très nombreuses et trop dispersées) ou pour des petits partis qui n’ont pas gagné de sièges à l’assemblée. Que faire de ces exclus dont un certain nombre, à tort ou à raison, se considèrent les véritables héritiers du mouvement du 17 décembre ? Que faire que ces exclus démocratiquement du scrutin pour qu’ils ne soient pas tentés par la mise en marche d’une nouvelle révolte ?
- Comment établir des alliances efficaces au sein de L’Assemblée quand certaines personnalités mettent en avant leurs ambitions personnelles au détriment du consensus, une guerre froide se fait sentir entre Jebali et Marzouki qui à son arrivée à Tunis le 22 janvier 2011, ce dernier a déclaré qu’il sera « le candidat du peuple à la présidence de la république » ;
- Comment Hamadi Jebali , probablement futur premier ministre, soutenu également par la bourgeoisie sahélienne pourra-t-il gouverner sous une double tutelle. Le Président de la République d’une part et le Président du Parti Ennahdha (Ghanouchi) d’autre part sans provoquer une crise au sein d’Ennahdha : qui aura le dernier mot, le gouvernement ou le parti.
- Mustapha Ben Jaafar sera-t-il l’homme du consensus, mais vu le nombre réduit des représentants de son parti au sein de la Constituante , pourra-t-il jouer un rôle déterminant dans le gouvernement ?
- Tous ces grands partis sont-ils d’accord sur la nature de la politique du régime à mettre en place : présidentiel ou parlementaire ? Sont-ils d’accord sur une politique étrangère commune ? Ont-ils une approche convergente sur un éventuel projet sociétal commun ?
Tous ces aléas et incertitudes seront confirmés ou infirmés dès les premières séances de travail de la Constituante.
Il reste une hypothèse à souligner : Que se passera-t-il si Ennahdha 89 sièges et la Pétition (H.Hamdi ) 26 sièges s’organisent en un front uni au sein de l’Assemblée Constituante, la mouvance islamique et islamisante aura la majorité avec 115 voix dans le cas où le parti de la Pétition n’est pas composé en partie de transfuges du RCD.
Ridha Tlili
Fondation Ahmed Tlili Pour La Culture Démocratique Note d’analyse n° 3