Réconciliation nationale ou Révolution de l'an II ?
La révolution est un moment, un lieu, un moyen de transformation en profondeur des conditions d’existence matérielles et spirituelles d’un peuple et des rapports complexes qu’entretiennent les différentes couches sociales les une avec les autres.
Ces élections referment-elles cette parenthèse révolutionnaire, ou bien inaugurent-elles une nouvelle période de mouvements sociaux, de manifestations de masse, portés par les exigences de rupture exprimées dès le 17 Décembre.
Cette période est-elle plutôt annonciatrice d’un retour au calme et dans la foulée des prémices d’un apaisement, ou bien encore une période grosse de soubresauts sociaux s’essayant à la définition d’un nouvel ordre social.
Au-delà du débat factuel du 17/12 ou 14/01, il y a bien eu un éclatement des contradictions d’un système complexe de « népotisme libéral ». Ces contradictions n’on cessé de mûrir et de s’exacerber tout au long des décennies écoulées. Dire que cette révolution a été « spontanée » et « politique » est une vue de l’esprit. Militants des luttes syndicales, corporatistes, associatives, des droits de l’homme, comme de la défense des prisonniers ont bien contribué pendant des années à faire mûrir ces contradictions dans les faits puis dans les esprits. Croire et faire croire comme le voudrait une frange de la nouvelle classe politique que cette révolution a vécu est sans doute de l’ordre du vœu pieux. Rien n’indique une réelle marche vers l’apaisement, comme en témoigne la multiplication des conflits dans les entreprises, dans les régions, dans différents secteurs de la société civile.
La crise qui s’est nouée sous la forme de tensions et de rebellions puis d’insurrections, -fait annonciateur du moment révolutionnaire-, a été de fait sociale et économique avant d’être politique. Son expression a évolué naturellement sous une forme politique, autrement dit de la prise de conscience d’une solution politique possible.
Les élections en ont constitué un moment fort, mais elles ne sont en réalité qu’un instant à l’échelle d’un processus de remise en cause qui risque fort de perdurer tant les iniquités et les mécanismes qui les reproduisent sont nombreux.
On peut donc faire l’hypothèse que la rue n’a pas tout à fait dit son dernier mot.
La révolution tunisienne est singulière, ses aspirations à la dignité adossées sur des acquis sociétaux se heurtent d’ores et déjà à de multiples forces conservatrices qui se sont renouvelées sous des apparats nouveaux. La période post électorale qui s’ouvre est chargée de ces nouvelles confrontations potentielles dont les contours sont vivaces: l’emploi précaire en guise de travail, des bas salaires en guise de pérennité de la vie, le silence assourdissant à l’endroit de la collusion de certaines élites compromises dans les turpitudes de l’ancien régime, comme aussi à l’endroit de la multitude de potentats locaux indélogeables pour l’heure.
Si le peuple est bien acteur, il est lui-même entraîné dans cette mutation, traversé qu’il est, par ces diverses forces sociales, qui n’ont, au final, ni les mêmes intérêts, ni les mêmes attentes quant à la nature du changement à entreprendre.
Si la toute première expression politique découlant des urnes nous dit « qui » est en droit d’enclencher un processus de changement, cette même expression ne répond que très partiellement sur le fond, à la question du « vers quoi » : autrement dit des ruptures à entreprendre : juger le régime, ses collaborateurs, responsables et/ou coupables.
Les deux toutes premières rencontres, -pour le moins symboliques-, du grand gagnant des élections auront été pour la bourse de Tunis et la rencontre d’une délégation du patronat ressuscité de son implosion.
Le mouvement majoritaire dans le pays fraichement sorti des urnes semble avoir d’ores et déjà choisi son orientation comme son cheminement : celui du retour à la sécurité et à la stabilité, à la restauration du climat des affaires (sic), à la relance économique et à l’encouragement de l’investissement, sur fond d’ « union sacrée ».
Il y a comme chacun sait à tout mot, à chaque locution, une polysémie attachée. Pour faire simple, chaque énoncé comporte une variété de sens qu’il convient cependant de circonscrire en fonction du locuteur, de ses inclinaisons, de ses perceptions subjectives. Sans procès d’intention, il convient se s’interroger sur ce que « dit » l’élu majoritaire.
La sécurité avant tout, bien entendu, si celle-ci signifie arrêt des violences aveugles de quelques égarés et plus généralement du climat délétère qui semble laisser libre cour à toutes sortes d’intimidation « civiles ». Mais elle peut tout aussi bien être comprise comme la volonté politique de faire cesser l’expression des ressentiments multiples « des indignés », et du même coup tenter de juguler les mouvements revendicatifs de tous ordres, jugés irrationnels et perturbateurs.
La stabilité terme encore plus ambiguë qui oscille tantôt vers le retour à une certaine normalité et qui de fait tendrait à refouler les confrontations pacifiques du moment, tantôt vers l’avant et la satisfaction des ruptures exigées, premiers pas vers un nouvel équilibre plus harmonieux. Les mots choisis par l’élu majoritaire laisse pour le moins planer le doute, lorsqu’il use du même vocabulaire d’union et de libéralisme que ces prédécesseurs. L’Union est au mieux une illusion, au pire une tentative de mystification.
Quoi qu’il en soit, cet élu aurait été bien mieux inspiré s’il avait appelé à une grande conférence sur l’emploi et les salaires, s’il avait prôné un nouveau civisme fiscal et le respect du droit du travail, allégrement foulé aux pieds pendant toutes ces années.
Il aurait été tout aussi bien inspiré, s’il avait proposé un plan d’urgence de grands chantiers d’utilité publique financé par un appel à l’épargne nationale, de lutte contre la désertification et l’ensablement des oliveraies et des palmeraies, d’une réforme foncière en vue de réintégrer la paysannerie pauvre, projets qui auraient trouvé le consensus qu’il dit vouloir rechercher avidement.
En lieu de cela, ce gouvernement d’intérêt national n’est-il pas enclin à aller vers un pardon rapide et odieux, vers une amnistie financière et fiscale honteuse ? On peut pour le moins se poser la question !
La révolution est-elle réellement finie, se refermant sur elle-même, à la suite de l’apaisement du peuple qui accepterait le processus en cours ? Tous les doutes sont permis.
Hédi Sraieb,
Docteur d’Etat en Economie du Développement.