Abderrazak Kilani, le bâtonnier qui a hissé le barreau au coeur de la transition
Incontestablement, les avocats ont été à l’avant-garde du combat contre la tyrannie de Ben Ali. Perpétuant le noble engagement patriotique de leurs pairs, depuis l’aube du siècle dernier, contre l’occupation, puis les dérives totalitaire sous Bourguiba, ils se sont mobilisés sous la bannière de leur Conseil de l’Ordre, comme dans la société civile, pour dénoncer la dictature et nombre d’entre eux en ont payé fort le prix. Le dernier congrès de l’Ordre des avocats, tenu en juin 2010, marquait une défiance totale illustrée par l’élection du nouveau bâtonnier, Me Abderrazak Kilani, malgré toutes les manoeuvres du pouvoir déchu. Jamais le barreau n’a été aussi déterminé à en découdre, autant mobilisé pour s’opposer à la dictature et prendre à bras- le-corps la cause des révoltés. Dès le 17 décembre, l’immolation par le feu de Bouaziz avait sonné le glas. Partout dans les régions, les avocats ont déclenché un vaste mouvement de manifestations et de solidarité. Leur mérite, c’est surtout d’avoir su encadrer l’élan général et attiser ses expressions, exerçant de tout leur poids une pression sans cesse croissante pour accélérer son aboutissement. Puis, dès la chute de l’ancien régime, de s’impliquer, le vendredi 14 janvier au soir, dans l’amorce de la transition.
Au coeur du dispositif, le bâtonnier Kilani a assuré un rôle de premier plan, dans la coordination de l’action, avant, pendant et après, mais aussi dans l’implication des avocats au sein de l’ensemble du processus de transition. Auréolé du combat de la profession et fort de la confiance de ses confrères, il a été consulté, dès les premières heures de la révolution par le Premier ministre de l’époque M. Mohamed Ghannouchi, comme par son successeur, M. Béji Caïd Essebsi, et reste toujours écouté. On lui prête d’avoir suggéré tel ou tel nom pour tel ou tel poste. On avance qu’il a été l’un des auteurs de l’initiative de création d’un conseil national de sauvegarde de la révolution, dont les premières réunions s’étaient d’ailleurs tenues à la Maison de l’Avocat, avant que la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution ne prenne sa forme actuelle.
On lui reproche le fait de n’avoir pas pu endiguer certaines surenchères, mais on lui reconnaît le mérite d’avoir su conduire, avec toute son équipe, l’élaboration du nouveau statut des avocats, qui constitue sans doute, «un acquis historique pour la profession». Ses amis lui prédisent un bel avenir, ailleurs que le Conseil de l’Ordre où il ne pourra plus, selon les statuts, rempiler pou un second mandat.
Quand on lui pose la question, il se mure derrière la modestie de la «mission accomplie… sans autre ambition ». Mais, à 56 ans, ce juriste doublé d’un footballeur converti par la suite en tennisman (et père d’un champion d’Afrique cadet en tennis, son plus jeune fils vient de remporter le championnat de Tunisie minimes), ancien joueur, puis dirigeant de l’Espérance Sportive de Tunis, très actif depuis son jeune âge dans la société civile, ne saurait se dérober à son destin. Retour sur son parcours, les moments exceptionnels qu’il a vécus durant le mois de décembre 2010, l’ultime communication téléphonique qu’il a eue avec le président déchu, le lundi 10 janvier 2011, son entrevue avec M. Ghannouchi le vendredi 14 janvier, le bonheur de savourer la fin de la dictature … S’il ne livre pas encore son témoignage complet et détaillé, il lève le voile sur des évènements clefs.
Son père, commerçant et agriculteur à Gabès avant de s’établir à Tunis, était très respecté de tous, méritant lors de la lutte nationale la confiance des militants nationalistes du Sud, qui lui avaient confié leurs maigres ressources. De cette droiture et de ce patriotisme, Me Abderrazak Kilani a été nourri comme ses 8 autres frères et soeurs. Il fera ses études, rue Charles de Gaulle, puis à Alaoui et Kahznadar, avant de partir pour Grenoble faire son droit. De retour à Tunis en 1979, il rejoindra le cabinet de Me Taoufik Ben Brahim, pour effectuer son stage, se lancera dans le barreau et exercera dès l’an 2000 au sein d’une société professionnelle qu’il a constituée avec un confrère.Conquis par sa profession, Me Kilani intègrera l’Association des jeunes avocats et en deviendra successivement vice-président (1989), puis président (1990). Ce tremplin l’a naturellement hissé, par le verdict des urnes, au sein du Conseil national de l’Ordre des avocats, d’abord de 1998 à 2001, puis, de 2004 à 2007, avant de remporter en 2007 la présidence de la section régionale de Tunis, qu’il assumera jusqu’en 2010.
Son activisme militant lui vaudra l’ire de Carthage, incapable de le séduire et encore moins de le corrompre. Le pouvoir déchu s’est alors employé à le harceler dans son travail et, essayé de lui couper les vivres en intimant l’ordre à ses plus gros clients parmi des institutions financières d’interrompre ses contrats et d’arrêter de lui confier leurs affaires. Du jour au lendemain, il s’était alors trouvé dessaisi de la quasi-totalité de ses dossiers, voué aux gémonies. Loin de capituler, il y puisera les ressorts de nouveaux engagements encore plus militants. On le retrouve alors en avril 1991 à la tête d’une délégation de 40 avocats à Bagdad, pour soutenir le peuple irakien lors de la guerre du Golfe, ou encore participer avec Me Ramsey Clark, ancien ministre américain de la Justice, au procès pour examiner les crimes contre l’humanité commis par Georges Bush père, dans la seconde guerre du Golfe (1992), accompagner le député britannique Georges Gallaoway, à partir de Londres, vers Baghdad pour sauver la petite fille Meryem, atteinte de cancer (1998)… Il sera de tous les combats.La confiance de ses pairs le portera, à une très large majorité, en juin 2010, à la tête du Conseil national. Bâtonnier des avocats de Tunisie, il se trouvera au coeur du combat qui mènera à la révolution du 14 janvier.
Les derniers jours avant la chute de la dictature
Les évènements se sont accélérés. Face à l’aggravation de la situation, notamment à Sidi Bouzid, nous avons pris une série d’initiatives qui se sont amplifiées sous la pression des incidents survenus :
• Lundi 27 décembre, j’ai convoqué les confrères à une réunion d’information à la Maison de l’Avocat,
• Mercredi 29, réunion du Conseil national et décision, suite aux opérations de police menées contre nos confrères Abderraouf Ayadi et Chokri Belaid, d’organiser une journée de solidarité avec la population de Sidi Bouzid, le vendredi 31 décembre, dans tous les tribunaux, en portant un brassard rouge et d’envoyer une délégation dans la région,
• Jeudi 30 : mise en place d’un comité de défense des citoyens arrêtés suite aux récents évènements, pour garantir le respect de leurs droits
• Vendredi 31 : journée de mobilisation et publication d’une motion de protestation.
Cette journée a été particulièrement significative. En réaction aux interventions de Mes Abbou, Ayadi, Ben Mrad, et d’autres, la charge de la police a été très forte. « Une triha » mémorable qui, pour moi, marquait un vrai tournant. Je ne pourrai oublier qu’y faisant face avec courage, Me Ayadi criait aux policiers dans la figure : « Ben Ali ne vous sera d’aucun soutien. C’est un lâche, il fuira et vous laissera tomber ! ».
• Lundi 3 janvier 2011, forte protestation du Conseil national et appel à une grève le jeudi 6 janvier.
• Dimanche 9 janvier, le soir : réunion d’urgence du Conseil national et demande de création d’une commission nationale indépendante d’investigations et de délimitation des responsabilités suite aux évènements survenus
• Mardi 11 janvier : réunion ouverte et appel à l’arrêt des poursuites judiciaires engagées et la libération de toutes les personnes arrêtées,
• Mercredi 12 janvier : première réunion de la commission nationale groupant les composantes de la société civile (UGTT, LTDH, etc.) et décision d’organiser, vendredi 14 janvier, une grève générale des avocats. Déclaration d’un sit-in ouvert jusqu’à la satisfaction des revendications des avocats relatives à :
• L’arrêt immédiat des tirs
• La constitution de commissions indépendantes chargées de :
- L’investigation dans les affaires de tirs sur les manifestants
- L’instruction du dossier des malversations et de la corruption
- La cessation de qualification du mouvement protestataire spontané de mouvement terroriste et extrémiste.
Combat pour la justice
Défendre la justice et son indépendance et soutenir les magistrats exposés à l’ire de Carthage ont été au centre du combat mené par Me Kilani. En tant qu’avocat, comme au sein des instances de la profession. Les exemples ne manquent pas : coordinateur du comité de défense de Me Mohamed Abbou, choisi par le juge Mokhatr Yahyaoui pour former le recours devant le Tribunal administratif en opposition à la décision de sa radiation, la fondation avec Yahyaoui du Centre de Tunis pour l’indépendance de la magistrature, choisi par le bureau légitime de l’Association des magistrats tunisiens pour introduire le recours en justice en leur faveur…
Mon vendredi 14 janvier
Déjà la veille au soir, j’étais invité sur Al Jazeera TV alors qu’au même moment, l’ancien ministre de la Justice, passé à l’Enseignement supérieur, Tekkari, était sur TV7, s’échinant à commenter le dernier discours de Ben Ali et défendre le régime agonisant. En direct sur antenne, j’ai mentionné cette déclaration en disant voilà un ministre qui n’a pas compris le discours de son patron. Pour moi, les choses étaient déjà faites et ce n’était plus qu’une affaire d’heures. Vendredi 14 était donc, la journée de notre grève générale. Nous avons prévu une marche du Palais de Justice en direction du Premier ministère. Arrivé à la Kasbah, vers 11 heures du matin, j’ai demandé à rencontrer M. Mohamed Ghannouchi qui m’a reçu immédiatement, ainsi que mes deux confrères Mes Rached Fray, secrétaire général du Conseil national, et Mohamed Néjib Ben Youssef, président de la section régionale de Tunis. Le Premier ministre était plongé stoïquement dans une profonde inquiétude et totale impuissance. Malgré sa courtoisie naturelle, il tournait la tête en haut et regardait vers le plafond. « Ya Si Mohamed, c’est inadmissible ! Il faut faire cesser cette confiscation du pays et de l’Etat, cette dictature ! Que la belle-famille restitue l’argent volé et que cet argent revienne au peuple et au développement du pays ! ». Silencieusement, il opinait de la tête. Nous ne pouvions, mes confrères et moi, qu’être témoins d’un drame shakespearien !
Sur la place de la Kasbah, la manifestation des avocats enfle et converge vers le centre-ville. Je reçois un coup de fil du ministre de l’Intérieur, M. Ahmed Friaâ, qui me prie de demander aux confrères de manifester pacifiquement sans essayer d’investir le siège du ministère, me précisant qu’il est soucieux que tout se passe dans le calme, sans le moindre incident. La délivrance n’a pas tardé ! La joie était immense. Vers minuit, un ancien conseiller de Ben Ali m’appelle pour avoir des nouvelles de la profession. Il me rappellera dimanche pour me demander si j’avais personnellement besoin de quelque chose, une allusion certainement à une entrée au gouvernement d’union nationale alors en cours de formation. Il ne savait pas que j’étais ailleurs, en train de savourer cette superbe victoire… historique, loin de toute ambition.
La kafkaïenne communication téléphonique avec Ben Ali
Mon dernier et ultime contact avec Ben Ali a eu lieu le lundi 10 janvier en fin d’après-midi. Je venais de quitter un hôtel du centre-ville où Al Jazeera avait installé ses studios et m’y avait interviewé, lorsque je reçois des appels émanant de nombreux confrères, me pressant de revenir vite au siège du Conseil de l’Ordre, la situation sécuritaire étant devenue explosive à Kasserine et Thala. Arrivé en hâte, j’ai trouvé effectivement un grand nombre de confrères rassemblés au siège dans une forte indignation contre l’effusion du sang et le carnage qui s’accentuent dans ces deux localités mais aussi les charges massives des forces de sécurité dans d’autres régions. A l’écoute des nouvelles qui nous parvenaient en direct de nos confrères dans les régions, et du récit des massacres perpétrés, j’ai éclaté en sanglots, comme beaucoup d’autres, et j’ai compris qu’il fallait agir immédiatement et au plus haut niveau. C’est alors que j’ai demandé à notre secrétaire d’appeler Carthage et de me passer Ben Ali. Elle aussi sous, le choc de l’émotion et interloquée par ma demande, me la fit répéter : «Ben Ali ? ». « Oui ! », ai-je confirmé fermement.
La communication avec la Présidence était établie et on me répondit, au bout de quelques secondes, que le président déchu était en train d’enregistrer une allocution télévisée et qu’il allait me rappeler. Quelques minutes plus tard, il me rappela effectivement. Mon bureau était bondé de confrères qui étaient tous, comme moi, accrochés à cet entretien téléphonique. Essayant de maîtriser mon émotion, j’ai dit à Ben Ali d’une voix certes émue, mais ferme :
• Monsieur le Président, le sang des Tunisiens est en train de couler. Donnez vos instructions pour faire cesser les tirs et arrêter le carnage
• Ya Oustadh, me répond-il, ils vous induisent en erreur. Les policiers ne font que se défendre. On m’a dit qu’à la cité Ezzouhour on est en train de lancer des projectiles contre les forces de sécurité
• Mais, M. le Président, ces projectiles ne tuent pas, alors que les balles…
• A Kairouan, des enseignants ont fait sortir leurs élèves dans la rue pour semer le désordre !
C’est devenu kafkaien et je n’arrivais pas à réaliser dans quelle déchéance il commençait à sombrer. J’essaye de le relancer :
• M. Le Président, nos confrères à Kasserine proposent que les forces de sécurité se retirent de la ville et que l’armée prenne la situation en main
• « Béhi ! Yetfadhlou ! »
• Nos confrères peuvent s’interposer et veiller au bon déroulement !
Effectivement, deux heures après, les forces de sécurité commençaient leur retrait. Mes confrères et moi, restés tous au bureau pour suivre l’évolution de la situation, étions cependant interloqués par l’attitude de Ben Ali durant cette communication téléphonique. Notre conviction était confirmée : la fin était imminente.
Ben Ali et moi
J’ai rencontré Ben Ali deux fois, et je l’ai eu au téléphone deux autres fois, la dernière lors d’une conversation historique, juste à la veille de sa fuite.
La première rencontre, c’était alors qu’il était directeur général de la Sûreté nationale et présidait à ce titre le Conseil d’honneur. J’avais alors plaidé devant le conseil le cas d’un commissaire supérieur victime d’une cabale montée contre lui. Tout au long de ma plaidoirie, Ben Ali gardait la tête plongée dans son dossier, sans lever le regard, jusqu’à la fin, se contenant alors de me saluer furtivement. Le deuxième contact avec lui, c’était en 1986. Jeune marié, j’étais agressé ainsi que mon épouse par deux policiers. J’ai alors immédiatement saisi Ben Ali, alors ministre de l’Intérieur, lui exprimant toute mon indignation. Le lendemain même, il m’avait appelé pour me dire « Allah Ghaleb » et qu’il allait les sanctionner.
La dernière fois que je l’ai vu, c’était en octobre dernier, lors de la cérémonie d’ouverture de l’année judiciaire. En tant que bâtonnier, je devais le saluer. Il m’a alors paru très soucieux, comme s’il portait un lourd fardeau sur le dos, laissant échapper parfois des soupirs qui trahissent son anxiété. L’interpellant sur les problèmes de la profession, il m’a répondu qu’il allait s’en occuper et m’inviter à le rencontrer. Trois mois après, jusqu’à la fin de l’année 2010, aucun signe n’était venu de Carthage.
A ma grande surprise, je reçois dimanche 2 janvier, vers 19 heures, un appel du standard de la présidence de la République, me mettant en communication avec le ministre de la Justice, M. Lazhar Bououni. D’emblée, le ministre me dit qu’il est chargé de me transmettre les voeux du Chef de l’Etat à l’occasion du nouvel an et qu’il allait me recevoir avant la fin de la semaine. Evidemment, j’étais un peu surpris par cet appel, sans pour autant y accorder une grande importance.