Blogs - 10.08.2011

«Fournissez photos, je fournirai la guerre !»

«Vous prie de rester. Fournissez illustrations, je fournirai la guerre». Cette réponse du magnat de la presse populaire américaine, William R. Hearst,  immortalisé par Orson Welles dans son film «Citizen Kane», est restée dans l’histoire comme l’exemple de jusqu’où peut aller une certaine presse dans la manipulation des peuples et même des gouvernants. Il venait de recevoir un télégramme de son envoyé à La Havane : « Rien à signaler. Tout est calme. Il n’y aura pas de guerre. Je voudrais rentrer ». Nous sommes en 1894. Hearst dirige un petit journal new-yorkais qui tire à quelque 50.000 exemplaires, mais il piaffe d’impatience de détrôner le tout-puissant groupe Pulitzer, celui qui a donné son nom au prix le plus prestigieux de la presse américaine. La crise américano-espagnole à propos de Cuba, colonie espagnole depuis plus de trois siècles, va lui en offrir l’occasion. Un cuirassé américain, « en visite d’amitié » dans l’île, «The Maine», explose au port de La Havane. La divine surprise pour Hearst. Le journal recevra « les illustrations ». Grâce à une campagne habilement menée sur le thème : « Remember the Maine », où il défendra la thèse de l’attentat, il « fournira la guerre » qui se soldera par la défaite de l’Espagne, entraînant une forte augmentation du tirage…et le décollage du groupe de presse Hearst.

Murdoch n’a rien inventé. L’affaire du News of the World qui a entraîné le sabordage du magazine londonien, créé en 1843, se situe dans le droit fil de ces pratiques. Les scoops, le journalisme d’investigation, tout cela n’est pas suffisant. Si l’évènement tarde à venir, il faut le créer. Une techique éprouvée. Dès lors, il ne faut pas s’étonner de voir les médias y avoir de plus en plus recours, aujourd’hui. Pour le meilleur comme pour le pire. Lorsque le journal sportif français,l’Equipe a lancé, au début du siècle dernier, le Tour de France cycliste et que France Football a créé le championnat d’Europe des clubs de football et lancé le Ballon d’or, cela relevait du marketing, mais lorsque les tabloïds de Murdoch violent la vie privée des gens en recourant aux écoutes téléphoniques ou qu’ El Jazeera monte en épingle un non-évènement comme Kasbah 3, on est dans la manipulation.

Même s'il est indubitable que les révolutions arabes doivent beaucoup à El Jazeera -elle y  consacre l'essentiel de ses journaux depuis la révolution tunisienne- il y aurait beaucoup à redire sur le traitement de ces évènements par la chaîne qatarie. Car encore une fois, El Jazeera a cédé -et cela continue-  à son péché "mignon: faire la part belle aux courants salafistes promus par la grâce de cette chaîne au rang de chefs de file des soulèvements.

El Jazeera est certainement une bonne chaîne de télévision et ses journalistes, dans leur majorité, d’excellents professionnels. Elle sera une grande chaîne d'information, au même titre que la BBC, le jour où elle se débarrassera des oeillères qui obstruent son champ de vision. Nous avons tous nos convictions et celles des journalistes d’El Jazeera sont de notoriété publique. Mais si l’objectivité n’est pas de ce monde, au moins qu’elle s’y efforce. Le philosophe français Alain a parlé de «subjectivité désintéressée» ; à laquelle doit se tenir tout journaliste qui se respecte, autrement dit, un traitement distancié des faits, faisant abstraction des a priori de l’auteur et impliquant une forte dose d’empathie. Pour le moment, nous avons droit, dans le cas de la chaîne El Jazeera, à une subjectivité fort intéressée.

H.B.