Révolution Tunisienne : Le Roi est mort ; il n'y a plus de Rois !
La chute de la dictature et la disparition de ses référentiels classiques à savoir la personnalisation absolue du pouvoir et la centralisation de l’autorité sociale ne peut en aucun cas laisser le psychiatre insensible aux remous symboliques qui agitent aujourd’hui la société tunisienne.
Oui, la dictature avait un certain côté sécurisant. Le dictateur, personnage déifié, jouait de manière perverse aux yeux de ses sujets, le rôle d’un père, détenteur d’une loi primitive sévère et incontestable. Mais aussi, celui d’une mère nourricière et bienfaitrice.
Il maintenait ses sujets dans une position régressive tantôt infantile, tantôt avilissante et dégradante.
Jamais, la distance entre le roi et ses sujets ne fut aussi grande que sous Ben Ali. Distance physique d’abord, il n’aimait pas le contact direct, tendait difficilement la main aux inconnus, mettait à distance de sa personne mêmes ses ministres, qui se plaignaient dans la confidence de la brutalité des gardes du corps présidentiels à leur égard.
Freud dans Totem et Tabou a évoqué le Tabou des Rois dans les Société Primitives. Il faut croire que Ben Ali a essayé de faire revivre cette vieille peur primitive à savoir le côté sacré de la personne du Roi en se mettant au dessus des lois et en érigeant des textes pour empêcher tout recours à la justice à son encontre ou à sa famille.
Les Tunisiens considérés comme Sujets et soumis, étaient volontairement maintenus par le système dans une régression infantile.
Ils avaient le devoir de travailler, de consommer et de servir le maître et son clan tout en se félicitant jour et nuit des bienfaits de son excellence le Président.
Toute tentative de rébellion par rapport à l’ordre établi ou même de simple critique était sévèrement réprimée.
Il suffit d’écouter un journal télévisé ou de lire la presse Tunisienne lors de la dictature pour se convaincre du niveau extrême d’aliénation dans lequel était maintenu le peuple qui n’avait rien à envier aux médias de Goebbels ou de Staline.
Pour sortir de l’esclavage, le Tunisien n’avait point de salut en dehors de l’immigration légale ou clandestine ou encore la folie ; l’addiction et le repli sur soi.
Plus sujets que citoyens, les Tunisiens s’étaient résignés de longues années à leur sort et se laissaient aller à une dépression chronique avec pour simples défenses quand ils ne voulaient pas s’engager dans les risques terribles de l’opposition, la religion pour les uns et la fuite vers un modèle de vie consumériste pour les autres. Exception faite pour les intellectuels, les artistes qui ont produit mais pour soi, ont écrit, ont peint, ont créé, mais ce fut presque de la masturbation intellectuelle…
Dans ce contexte, la créativité devenait abrasée, la citoyenneté inexistante. Alors que la majorité des Tunisiens faisaient le dos rond, faisant mine de se désintéresser da la chose politique, certains malheureusement s’abandonnaient à la tâche de faire plaisir à ce père pervers et incestueux qu’est le dictateur. En le glorifiant sans retenue et sans relâche, ils le poussaient pourtant au plus haut de la pyramide de la toute puissance jusqu’à ce qu’il eut atteint la hauteur critique où tout bascule et où soudain le roi se redécouvre nu et où les attributs de la royauté redeviennent ce qu’elles sont : de chimères.
Il y a aussi d’autres catégories de personnes, celle d’abord de ceux qui furent obligés de se soumettre parce que, sans s’en rendre compte, ils se sont trouvés impliqués dans une logique qui n’accepte aucune marche arrière. Il y a aussi ceux qui, impliqués certes, sans avoir eu à réfléchir ou à choisir, mais qui ont fini par accepter, jouer le jeu, un peu par curiosité pour voir comment ça fonctionne, comment le système s’organise, quels sont ses rouages, apprendre la politique en quelque sorte, mais aussi et surtout, essayer d’être à l’intérieur sans rien renoncer à leurs valeurs, dans le seul but de tenter le changement, sinon de s’ériger en garde-fou… ces personnes ont agi à la fois par lâcheté car ils n’ignoraient pas la vraie nature du régime.
Ils ont donné l’impression au monde que le système est fonctionnel et productif, alors qu’en réalité, le dictateur se servait d’eux comme parade.
Les intellectuels, les universitaires, l’élite sociale, la crème de la société, de la région, presque tous ont été asservis et maintenus par le dictateur dans la servitude. Il n’avait qu’à brandir tantôt le bâton, tantôt la carotte.
Il est d’ailleurs intéressant d’étudier à l’instar de Vladimir Bartol, ce moment critique dans le processus du culte de la personnalité quand les forces qui poussent à la déification du dictateur au sein de la population le détachent soudain de tout lien avec les citoyens qu’il est censé représenter et où la seule issue pour lui pour perdurer consiste à prendre toujours plus de hauteur. Mais cet exercice suppose qu’il se prive de ressembler aux autres pour vivre aux côtés des surhommes au sens nietzschéen.
Succombe-t-il à la tentation de partager avec les hommes leurs plaisirs terrestres de la fortune, du sexe et de l’argent et le voilà qui dégringole de son piédestal pour revenir homme parmi les hommes
Lacan aimait dire qu’un fou qui se croit roi est fou mais un roi qui se croit roi n’est pas moins fou.
Dans cette optique, Bourguiba a mieux réussi que Ben Ali dans l’exercice de la Dictature, le premier fut dépossédé du pouvoir par le coup d’état de 1987 alors que le second, le fut suite à la révolution de Janvier 2011.
Entre Bourguiba et Ben Ali, il ya toutes fois d’autres différences.
Bourguiba, cultivé et patriote justifiait le culte de sa personne par son passé militant et sa sagesse. Il demandait aux Tunisiens de lui ressembler, ils devaient se hisser haut et devenir cultivés, sages studieux pour obtenir sa grâce. Ben Ali, inculte, rustre, roublard sur les bords s’adonnait sans frein ni mesure aux plaisirs que procure l’argent. Le Tunisien idéal sous son règne se devait d’être soumis et obéissant et si possible riche et étaler sa richesse. Activité qu’affectionnait particulièrement la famille régnante.
Une autre différence, l’un ne possédait rien, l’autre cherchait constamment à enrichir sa caverne d’Ali baba, l’un a sacrifié son épouse pour son pays, l’autre son pays pour son épouse…
Mais dans un cas comme dans l’autre, que ce soit sous Bourguiba ou sous Ben Ali, le Tunisien n’était pas citoyen, mais sujet d’un tyran éclairé dans un cas, despotique dans l’autre, tyran qui l’a privé du minimum nécessaire pour être et devenir acteur de sa propre histoire.
La brusque libération du tabou du roi au sens primitif et Freudien du terme s’est accompagnée d’une forme de perte de repères chez beaucoup de Tunisiens. Le roi est mort mais il n’y a plus de roi.
La police est contestée, la loi représentée par un pouvoir faible à la légitimité discutable devenait l’objet de toutes les transgressions.
Partout des revendications, sociales, syndicales, avec des passages à l’acte sont observés. Les Tunisiens sont pris d’une « Dégagite » aigue qui emporte tout sur son passage. Notons au passage que ces formes de revendication ne se sont pas accompagnés sauf exception de violences physiques envers les personnes considérées comme symbole de la corruption de l’ancien régime.
Un laps de temps insupportable pourrait s’écouler entre temps. Un temps où le plus faible est la merci du plus fort et où la loi du groupe prend le pas sur la loi sociale tout court.
A défaut d’être un père car chargé de tous les maux du passé, Le pouvoir fragile né après le 14 Janvier 2011 a du montrer son côté «mère nourricière» pour être mollement obéi.
Partout en Tunisie, on continue à manifester, à bloquer des routes et de usines, pour exiger ici des aides sociales ; là-bas du travail.
A peine libérée de la dictature, toute une population plutôt que de fêter l’évènement s’engouffre dans un processus de réclamation d’avantages sociaux . Comme si, quelque part, les publicités pour les biens inaccessibles que faisaient miroiter les entreprises de Ben Ali et qui généraient chez les plus pauvres une immense frustration étaient à l’origine du soulèvement populaire et que les nouvelles autorités n’auraient de légitimité que si elles arrivaient à satisfaire ce besoin de consommer et ramener cette mère nourricière imaginaire collée dans l’ambivalence à la personne du dictateur.
Pour certains, la situation est plus grave, le départ de Ben Ali ne signifie rien d’autre que la permission de se libérer de toute contrainte relative à la loi civile en cours, fortement ébranlée par la révolution.
On a assisté d’abord à l’apparition de bandes de hors-la -loi, à la multiplication des hold up et des crimes, aux phénomènes de règlement de compte, à la résurgence de l’esprit tribal surtout dans le sud, à des manifestations des Tunisiens salafistes qui réclament carrément l’abolition de la loi civile et son remplacement par la chariaa et qui auraient même tenté de l’imposer manu militari en certains endroits.
Ceci témoigne que la loi civile en cours en Tunisie n’est pas vécue comme une loi partagée et intériorisée par tous mais comme une loi imposée par un dictateur. Il fut ton père, non le mien, peuvent dire certains révoltés à ceux qui essayent de les assagir. Comme si quelque part la dictature loin d’enfanter des jeunes serviles n’est en fait capable d’enfanter que des psychopathes et des états limites.
Sous l'égide de l'Association Tunisienne des Psychiatres d'Exercice Privé (ATPEP) un groupe de psychiatres s'est réuni le mercredi 6 Avril à Tunis pour réfléchir à partir de leur champ de compétence sur la situation actuelle et future de la démocratie en Tunisie.
Un consensus s'est dégagé sur le fait que la situation actuelle en Tunisie appelle à une vigilance accrue pour renforcer les symboles de la loi et de l'ordre. Symboles qui doivent être acceptés et intériorisés par tous dans la mesure où ils émanent de la volonté d'une société soucieuse de rester équilibrée, stable, juste, et solidaire.
Ils soulignent que sous Ben Ali, la loi a été dévoyée de sa source pour procéder de la personne du dictateur. Personne vécue par le peuple comme perverse et malhonnête, se maintenant au pouvoir par la force de la matraque. Elle ne pouvait pas représenter pour le peuple un support symbolique d'une figure paternelle à la loi de laquelle il pouvait adhérer.
Les psychiatres soulignent que dans ce processus de démocratisation, les jeunes sont une population exposée, car la destruction des symboles de la loi sociale peut fragiliser leur personnalité et leur maturation et les psychiatres soulignent l'importance d'intégrer les jeunes dans le processus de rédaction de la nouvelle constitution afin que la loi sociale qui en émanera sera vécue par eux comme une loi émanant de la volonté du peuple auquel il appartiennent et non comme une loi étrangère qu'ils auront à combattre.
Les psychiatres rappellent que l'absence de références à la Loi dans la construction de la personnalité amène à des structures de personnalité fragile, tantôt limites tantôt antisociales et que le recours à l'intégrisme dans ses formes extrêmes représente souvent un mode de défense contre le chaos né de l'absence de références et de principes clairs identifiables et partagés par tout le groupe social.
Les psychiatres appellent enfin à ce que le peuple soit partie prenante, par le biais de débats publics et de grands rassemblements, des décisions qui touchent à l'avenir du pays et ne pas confier les décisions à l'élite qui vit dans un monde intellectuel que le petit peuple ne comprend pas ou peu.
D’ailleurs, derrière la Révolution se cache en fait trois Tunisies différentes, qui ont toutes les trois rejeté avec force la dictature. La Tunisie des couches aisées et intellectuelles qui réclame la liberté de s’exprimer et d’entreprendre, la Tunisie religieuse et traditionnaliste voire intégriste qui réclame un retour vers les fondements identitaires islamiques et la Tunisie prolétaire qui demande le droit au travail et à la société de consommation.
A l’échelle des personnes, un vécu d’angoisse et d’incertitude est rapporté chez nombre de consultants. Une insoutenable angoisse par rapport à un lendemain dont les traits restent flous alors que les qualificatifs types démocratie, conseil constitutionnel, élections libres ne signifient pas grand-chose pour le citoyen lambda pour la simple raison que malgré son histoire millénaire le Tunisien n’a jamais connu la liberté depuis la Numidie et Jugurtha.
Peut être par ce « meurtre du père » qu’ils sont en train de commettre , arriveront-ils à faire le saut symbolique nécessaire qui leur permettra de définitivement s’ancrer dans la modernité en devenant la source et les acteurs de la loi qui les organise et non de simples sujets pliés sous le joug du dictateur.
Arriveront-ils à répondre à l’appel du destin comme leur hymne national les convoque ? Telle est la question à laquelle les mois prochains répondront.
Dr Sofiane Zribi
*Psychiatre, Psychothérapeute, Ex président de l’Association Tunisienne des Psychiatres Privés
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