News - 06.04.2016

La mort de Bourguiba, comment Ben Ali a spolié le Zaïm de ses funérailles

 La mort de Bourguiba, comment Ben Ali a spolié le Zaïm de ses funérailles

On commémore mercredi  6 avril la mort du Zaïm Habib Bourguiba. C’est, en effet,  le 6 avril 2000 que le premier président de la république tunisienne nous a quittés presque centenaire.  Fidèle parmi les fidèles, son médecin personnel, le Dr Amor Chadli évoque dans les derniers chapitres  de son dernier livre, « Bourguiba tel que je l’ai connu, la transition Bourguiba – Ben Ali »,  que nous reproduisons ci-après,  les  derniers jours du Zaïm, son décès puis « ses funérailles en catimini (…) destinées surtout à glorifier son successeur » comme l’écrira le lendemain le journal  français, Libération.  Son cercueil sera transporté dans les soutes d’un avion et ses obsèques, organisées 48 heures après sa mort pour décourager de nombreux Chefs d’Etat comme Nelson Mandela qui en avait exprimé le souhait  à y participer (seuls les présidents algérien, français, yéménite et ivoirien ainsi que le frère de Mohamed VI étaient présents). « Même mort, Bourguiba restait encombrant pour Ben Ali », commente le Dr Amor Chadli.

 La célébration du quarantième jour de sa mort  durera quinze minutes et se limitera à un hommage de 5 minutes de M. Chédli Klibi et à une intervention du secrétaire général du RCD où il sera davantage question de « l’artisan du changement » que de l’illustre disparu. Depuis, la commémoration chaque année de la mort de Bourguiba sera réduite au service minimum : récitation de la fatiha et le dépôt d’une gerbe  sur sa tombe.


Les journaux du 6 mars 2000 annonçaient que la veille, dimanche 5 mars, Bourguiba avait été admis à l’hôpital militaire. Je téléphonai immédiatement à Bourguiba Jr qui m’apprit que son père souffrait depuis quelques jours d’une pleurésie et qu’il avait été transféré dimanche, en fin de matinée, au service de cardiologie du professeur Mohamed gueddiche du nouvel hôpital militaire de Tunis. Averti que les visites étaient strictement interdites et que les membres de sa famille, notamment les deux filles de son frère Mhamed ainsi que Faouzia, fille de Chadlia sa nièce, avaient été refoulées de l’hôpital, je m’abstins de m’y présenter, me contentant de m’enquérir de ses nouvelles par l’intermédiaire de son fils. Le mercredi 8 mars, Bourguiba Jr m’informa que son père avait subi une ponction pleurale et que son état s’améliorait. Le lundi 13 mars, j’appris le retour du Président à Monastir. Je contactai Bourguiba Jr que je trouvai très irrité à cause de ce retour précipité. Ne comprenant pas les raisons de sa colère, j’essayai de le calmer, considérant que ce retour pouvait avoir été décidé à la suite d’une amélioration de l’état de santé du malade.

Le quotidien Essabah du mardi 14 mars parlait de la présence, aux côtés de Bourguiba, lors de son séjour à l’hôpital, de sa fille adoptive Hager ainsi que de Naila Ben Ammar. La présence au chevet de Bourguiba de cette dernière ne manqua pas de m’étonner.

Le mercredi 15 mars, j’obtins l’accord du gouverneur pour me rendre, le lendemain 16 mars, à Monastir, à l’occasion de l’Aïd El Kebir. j’arrivai à 10 heures, en même temps que Ahmed Kallala et trouvai au salon, le professeur Saïda Douki, psychiatre, mon ancienne étudiante à la faculté ainsi que le professeur Mohamed Ben Farhat, cardiologue et le docteur Saad. Ils m’informèrent que le Président ne s’alimentait pas, qu’il avait depuis son retour de l’hôpital militaire, subi deux ponctions pleurales et qu’ils pensaient le soumettre à une troisième, ce jour-là vers midi. Saïda Douki m’informa qu’elle avait été invitée à se joindre au groupe médical pour équilibrer le sommeil du Président. Vers 10 heures 30, les membres de la famille commencèrent à arriver : Bourguiba Jr, son épouse Neila, ses deux fils Moez et Mahdi, sa fille Mariem et son mari, ainsi que les nièces du Président et leurs enfants. En pénétrant dans la chambre à coucher, nous trouvâmes le Président étendu sur une chaise longue à dossier relevé, une aiguille de perfusion dans la veine du bras et branché à un appareil qui enregistrait ses pulsations cardiaques. Son visage était blême, beaucoup plus émacié que lors de ma dernière visite. Il balbutiait à chacun quelques mots de bienvenue à peine audibles en nous regardant fixement l’un après l’autre, puis ne trouvant plus la force de parler, il faisait des gestes de la main en guise de salut à ses visiteurs. Sa langue était sèche et l’infirmier de service, Abdelaziz, lui versait dans la bouche, de temps à autre, une petite cuillerée d’eau fraîche. Au bout d’une quinzaine de minutes, le groupe médical invita l’assistance à quitter la chambre. Devant un tel tableau, le pronostic vital me sembla bien sombre, avis que partageait l’équipe médicale. Quant à Bourguiba Jr, il était encore plus pessimiste, considérant que la fin était certaine et très proche.

Un entretien avec Neila épouse de Bourguiba Jr, me permit d’obtenir quelques précisions sur les conditions de la sortie précipitée du Président de l’hôpital militaire. Ce jour-là, le lundi 13 mars 2000, Bourguiba Jr était arrivé avec son épouse Neila, vers 10 heures à l’hôpital militaire. Ils contactèrent le chef de service, Mohamed Gueddiche qui les informa que la santé du Président s’améliorait, qu’il s’était un peu alimenté la veille au dîner, qu’il avait pris son petit déjeuner et que pour le moment il se reposait en faisant un petit somme. Bourguiba Jr et sa femme se rendirent dans un salon mitoyen en attendant le réveil du Président lorsqu’un remue ménage se fit entendre. Tout le monde semblait affairé. On vint les informer qu’une ambulance était arrivée pour ramener le Président à Monastir. Le Président qu’on avait rapidement habillé fut placé dans l’ambulance qui prit la route de Monastir. Bourguiba Jr et son épouse qui ne s’attendaient pas à ce départ précipité étaient consternés. C’est là que je compris la raison de l’irritation de Bourguiba Jr, lors de notre entretien téléphonique du 13 mars : la décision de ramener son père à Monastir signifiait que les médecins avaient perdu tout espoir de le tirer d’affaire et il était contrarié d’avoir été abusé et mis, sans aucun égard, devant le fait accompli.

Neila s’inquiétait également de la dégradation de l’état du Président qu’elle n’avait pas vu depuis le 13 mars, jour de sa sortie de l’hôpital militaire. Elle me précisa que c’était elle qui lui avait rendu visite et non Neila Ben Ammar, comme cela avait été rapporté dans le quotidien Essabah.

à 13 heures, la famille se regroupa dans la salle à manger pour le repas. Quant à Ahmed kallala et moi-même, nous décidâmes de quitter la résidence de Monastir, la mort dans l’âme de savoir le Président en si mauvais état. Mohamed Sayah qui, d’après Bourguiba Jr était également autorisé à venir présenter ses voeux au Président, était absent. Je le fis remarquer à Bourguiba Jr qui se proposa de lui téléphoner pour s’assurer qu’il avait bien été averti de l’autorisation de visite. J’appris par la suite, qu’il avait rendu visite deux jours plus tard à Bourguiba.

L’image de cet homme étendu ne quitta pas mon esprit pendant le trajet Monastir - Tunis. Disparues la vigueur, l’énergie, l’intelligence, la vivacité du regard, la promptitude dans la répartie dont il avait toujours fait preuve jusqu’en 1996. Je n’arrivais pas à admettre que l’homme qui avait ébranlé le pouvoir colonial en Afrique, qui pour arracher l’indépendance de son pays des griffes du colonialisme avait supporté les souffrances de la déportation et de la prison, l’homme du 13 janvier 1952, l’homme du 1er juin 1955, l’homme du 8 février 1958, soit dans un tel état, qu’aucun bulletin de santé ne soit diffusé et que, dehors, chacun continue à vaquer à ses occupations.
Le jeudi 6 avril 2000, vers 10 heures trente, la radio tunisienne annonçait le décès de Bourguiba. Dans les minutes suivantes, je reçus plusieurs coups de téléphone de parents et d’amis qui voulaient m’informer de la terrible nouvelle. Vers 15 heures, j’étais devant la résidence de Bourguiba, à Monastir. La grande porte en bois du jardin était fermée. Quelques personnes, les yeux hagards, discutaient aux alentours. Je leur demandai si Bourguiba était là. « Non, me répondirent-ils, on vient de transporter la dépouille dans sa maison natale, place du 3 août ».

Une atmosphère oppressante de tristesse pesait sur la ville. quelques attroupements se constituaient autour des boutiques et des magasins. Très rapidement, à proximité de la place du 3 août, les rues devinrent noires de monde et embouteillées de voitures. Je trouvai enfin une place où me garer, à plus d’un kilomètre de la maison. Plusieurs rangées de chaises avaient été disposées sur les trottoirs attenants. Pratiquement toutes étaient occupées. En entrant dans la maison vers 15 heures 30, je découvris, dans le patio, le cercueil drapé des couleurs nationales. Des jeunes scouts et des membres de la jeunesse destourienne montaient la garde. Les femmes pleuraient, les hommes n’arrivaient pas à cacher leur chagrin, l’émotion marquait tous les visages. Afin de rendre un dernier hommage à cet homme qui avait fait de sa vie la plus belle page d’histoire de la Tunisie contemporaine, un circuit s’était organisé : des hommes et des femmes de tout âge pénétraient en colonne par la porte d’entrée à deux battants qui ouvre sur le patio, faisaient le tour du cercueil en invoquant Dieu et en Le priant d’accorder miséricorde à cet homme qu’ils interpellaient comme leur père. La colonne avançait toujours, dans l’ordre et le recueillement, sans s’arrêter car la file ne cessait de s’allonger devant la maison, et ressortait par la même porte à deux battants après avoir contourné le cercueil. En sortant, les visiteurs allaient se joindre à l’attroupement extérieur encadré par de nombreux policiers disséminés autour de la maison. De cette foule, évaluée à plusieurs milliers, fusait l’hymne national ainsi que des chansons patriotiques entrecoupées de l’invocation « Dieu est grand » et de louanges au chef disparu.

Les deux autres pièces de la maison étaient réservées à la famille, la pièce face à l’entrée aux hommes, la pièce latérale aux femmes. j’entrevis Bourguiba Jr et son fils Moez, entourés des membres de la famille et d’amis proches. Mahdi, son second fils, devait arriver de Stockholm dans l’après-midi. La présence de ce cercueil drapé, le souvenir des visites au cours desquelles j’accompagnais le Président dans cette maison et les discussions passionnantes, pleines de verve qu’il engageait, se superposaient dans mon esprit à la scène présente et eurent raison de ma retenue. Le chagrin m’envahit brusquement. Je n’avais même plus la force de me frayer un chemin pour aller présenter mes condoléances à Bourguiba Jr. Je m’affalai dans le premier fauteuil libre et couvris mon visage de mes mains pour cacher les larmes que je n’arrivais plus à retenir. Cette émotion passée, j’allai saluer Bourguiba Jr, les membres de sa famille et les amis présents. L’un des fauteuils attenant au mien était occupé par mohamed abbès, ancien gouverneur de Gafsa, avec lequel j’évoquai des souvenirs, notamment celui de notre visite avec wassila à Gafsa, au lendemain des événements de 1980. Puis Hédi Baccouche vint occuper ce fauteuil. La discussion porta sur l’épopée bourguibienne. Baccouche déclara notamment qu’il était de mon devoir d’écrire un témoignage sur Bourguiba, au moins sur sa santé, étant donné que j’étais l’un des rares à l’avoir autant côtoyé au cours des quarante dernières années. Je me suis bien entendu gardé de lui dire que cela était déjà fait en grande partie depuis le début des années 90.

Les amis, les militants, les anciens ministres, les anciens gouverneurs et hauts responsables se relayaient pour présenter leurs condoléances à Bourguiba Jr et à son fils Moez. Vers 17 heures, arriva un groupe de ministres en exercice, membres du bureau politique du RCD. Ils présentèrent leurs condoléances officielles à Bourguiba Jr, restèrent un moment avant de reprendre la route vers Tunis. Dans le patio, la foule devenait de plus en plus dense. Le défilé autour du cercueil se poursuivait. Dès que les visiteurs s’attardaient un peu, ralentissant l’avancée de la colonne, les organisateurs les pressaient d’avancer. Vers 21 heures, Bourguiba Jr épuisé se retira quelques instants. Lorsque je quittais la maison, vers 22 heures, pour retourner à Tunis, le défilé autour du cercueil se poursuivait toujours au même rythme, alors qu’au dehors, la foule était toujours aussi dense.

Le lendemain, vendredi 7 avril, le cercueil fut transporté, en avion à tunis, pour être exposé à la maison du RCD. J’arrivai vers 16 heures à la Kasbah. Une foule de personnes de tout âge et de toutes conditions était massée sur le trottoir faisant face à l’édifice. Un abondant service d’ordre, autour du bâtiment du RCD, dispersait les personnes qui tentaient de s’approcher et les empêchait de stationner. L’accès se faisait uniquement par la porte centrale. Là, un mur de policiers, épaule contre épaule, bras entrelacés, barrait l’accès à la masse humaine tassée dans les escaliers, dans laquelle je notai une majorité de jeunes, filles et garçons. Ceux qui parvenaient à pénétrer se bousculaient dans un corridor bordé par des policiers en tenue. Je m’engouffrai avec eux. On était très serrés les uns contre les autres. certaines femmes se sentirent mal. La chaleur était suffocante. tout le monde transpirait. l’air résonnait de chants patriotiques, de versets du Coran et de slogans de louanges à Bourguiba. Des policiers ne laissaient les visiteurs pénétrer dans la salle « 20 mars », où se trouvait le cercueil, que par petits groupes. après un moment de grande bousculade, je parvins à y pénétrer à mon tour. Le cercueil de Bourguiba était là, au fond de la salle, bizarrement recouvert d’un drapeau froissé, mis de travers, devant une fresque immense occupant tout un mur, représentant le Président Ben Ali. Un portrait peu avantageux d’un Bourguiba vieilli, était placé près du cercueil.

Entouré de ses deux fils et de quelques amis, Bourguiba Jr me sembla fatigué et quelque peu irrité. Il cherchait à quitter la salle. Abderrahim Zouari, secrétaire général du RCD qui était à ses côtés, s’évertuait à le retenir. Il l’accompagna sur le perron latéral du bâtiment pour attendre Zine Ben Ali qui devait venir se recueillir devant la dépouille du Leader. L’atmosphère était tendue. Je me hâtais de les quitter avant l’arrivée du Président Ben Ali. l’édifice du Parti, le long du Boulevard du 9 avril resta illuminé et des citoyens venant de toute la République continuèrent à affluer pendant toute la nuit en ordre et avec dévotion pour rendre un dernier hommage au Combattant suprême.

Le samedi 8 avril 2000, jour de l’enterrement, correspondait à deux grands moments de l’histoire nationale : le 8 avril 1938, date de la grande manifestation qui fut le prélude de la deuxième épreuve de force et le 8 avril 1956, date de la première réunion de l’Assemblée nationale constituante sous sa présidence. était-ce là l’effet du hasard ou du destin ?

Ce jour-là, j’arrivai à Monastir vers 13 heures, accompagné de ma fille aînée Molka, médecin à l’Hôpital Farhat Hached de Sousse. Trouvant l’avenue principale qui traverse la ville, bloquée par des barrages de police, je rebroussai chemin et, connaissant bien les accès de la ville, j’empruntai la route de la Corniche qui était relativement dégagée. Arrivé au niveau du cimetière de Monastir, je fus arrêté par un cordon de police qui barrait la route. Déclinant mon identité, je fus autorisé à passer et garai ma voiture dans un parc réservé aux voitures officielles et aux cars de la garde nationale. Au Carré des Martyrs, début de l’esplanade pavée qui conduit au mausolée, je fus arrêté de nouveau. On exigea cette fois de moi la présentation d’une carte d’invitation que je ne possédais pas pour ne l’avoir ni demandée, ni reçue. Cette fois la déclinaison de mon identité resta un long moment sans effet. Au bout d’une dizaine de minutes de discussions et devant mon insistance, ma détermination puis ma colère, l’un des policiers en civil accepta d’aller chercher un organisateur des obsèques qui détenait de nombreuses listes. Celui-ci déclara qu’il avait trouvé mon nom et m’autorisa à passer, mais empêcha ma fille de pénétrer avec moi. Elle resta près du Carré des Martyrs où je la rejoignis à la fin de la cérémonie. Un troisième barrage se dressait devant la grande porte en fer qui donne accès à la cour du mausolée. Je traversai le portail, l’air décidé, sans même regarder les policiers en civil qui filtraient les arrivants. De leur côté, ils n’osèrent pas m’arrêter, occupés qu’ils étaient à interdire le passage de personnes plus jeunes ou moins connues. Je rejoignis, dans l’enceinte du mausolée, un groupe de connaissances comprenant Béchir Ben Slama, Ahmed Loghmani, Mohamed sayah, Mongi Kooli, … au bout de deux heures d’attente meublées par de la musique, des cris, des invocations, des chants patriotiques, des slogans de toutes sortes en provenance de la foule massée de part et d’autre du chemin qui sépare le Carré des Martyrs du mausolée, une musique militaire remplit l’atmosphère, annonçant l’arrivée du cortège funèbre. Les officiers de l’armée et de la garde nationale ainsi que les policiers en civils s’agitèrent de plus belle pour contenir la foule. C’est alors que l’on vit arriver le cercueil de Bourguiba. « Allahou Akbar » scandait la foule à l’unisson. Àla vue du cercueil, certaines personnes furent victimes de malaise ou d’évanouissement. Elles furent rapidement évacuées dans des ambulances camouflées derrière la foule. recouvert du drapeau national, le cercueil était placé sur l’affût d’un canon tracté par un véhicule militaire à bord duquel avait pris place une garde d’honneur des trois armes. Le véhicule était encadré par un détachement d’officiers de l’armée dont deux portaient, sur un coussin rouge, quelques-unes de ses décorations. L’assistance, médusée, découvrit derrière ces militaires, une rangée de Ninjas (Tigres noirs), brigade spéciale de commandos revêtus de gilets pare-balles, la tête entièrement couverte d’une cagoule noire trouée au niveau des yeux, qui avançaient d’un pas athlétique, sautant presque, une mitraillette au poing, braquée de façon ostentatoire sur la foule. Suivaient, quelques mètres plus loin, le président Ben Ali entouré de Bourguiba Jr, des présidents Jacques Chirac, Abdelaziz Bouteflika, Yasser Arafat, Ali Abdallah Salah du Yémen et Robert Gueye de la Côte d’Ivoire. De nombreux chefs de gouvernement et des ministres étaient également présents : les premiers ministres de Mauritanie et du Katar, le prince Moulay Rachid du Maroc ainsi que des personnalités gouvernementales étrangères dont Jean-Pierre Chévènement, Philippe Seguin, Bertrand Delanoë, ainsi que des personnalités et des ministres marocains et saoudiens, … Puis venaient les membres du gouvernement et du bureau politique ainsi que les membres du corps diplomatique accrédité à Tunis. Le cortège s’arrêta dans un espace laissé libre à gauche de la porte d’entrée en bois du mausolée. Après une minute de silence, le président Ben Ali entama une oraison funèbre dans laquelle, après avoir rappelé succinctement l’itinéraire du disparu, il n’hésita pas à s’approprier les avancées du modernisme bourguibien, déclarant :

Nous avons entrepris le changement du 7 novembre en puisant ce qu’il y a de meilleur dans le legs que nous a laissé le leader Habib Bourguiba, tout en l’enrichissant et en le fructifiant. Nous avons amorcé une nouvelle étape pour la Tunisie, faite de réformes, de réalisations et de solidarité nationale.

Après ce discours, l’imam de Monastir, le cheikh Nabi, prononça une oraison entrecoupée de versets de Coran. Puis le cercueil, transporté par un détachement d’officiers de l’armée, fut introduit à l’intérieur du mausolée pour l’inhumation. Seuls, le président Ben Ali et les personnalités qui l’accompagnaient pénétrèrent à sa suite et la porte en bois du mausolée se referma derrière eux.

à la fin de la cérémonie des obsèques, profitant du départ des officiels et de l’éloignement des agents de sécurité, de nombreux Tunisiens et Tunisiennes accrochèrent aux grilles de l’enceinte ou aux fenêtres du mausolée, de petits bouquets de fleurs ou des branches vertes, cueillies des plantations avoisinantes. Certains pleuraient, d’autres récitaient des prières.

Comme cela avait été fait pour les obsèques du roi Hussein de Jordanie et du roi Hassen II du Maroc, la télévision française décida d’interrompre ses programmes pour retransmettre la cérémonie des obsèques de Bourguiba. Autour de Philippe Dessaint, animateur de la chaîne TV5, avaient pris place sur le plateau, un groupe de journalistes comprenant Jean Daniel, Hamid Berrada, Mathlouthi, Guy Sitbon et Ziad Limam, pour commenter les images retransmises de Monastir et rappeler l’itinéraire de Bourguiba. Mais le temps imparti à l’émission s’écoulait et la retransmission se faisait attendre. à la place du reportage de la cérémonie en direct attendu, la télévision tunisienne envoya, deux heures durant, des panoramas de coucher de soleil, de paysages, d’animaux divers alternant avec des images pieuses, des évocations religieuses ou la lecture du Coran, … bref des images d’archives qui étaient habituellement diffusées « en boucle » pendant le mois de Ramadan. L’animateur et ses invités ne cachaient pas leur déception et leur dépit mêlés d’inquiétude et d’une grande gêne. Ils évoquaient, avec raison, la déception de tous les Tunisiens, chez eux ou à l’étranger, et de tous les amis de la Tunisie, qui vivaient en ce moment même la frustration d’être privés des dernières images de celui qui les avait accompagnés durant plus d’un demi-siècle. Quelques minutes avant la fin du temps imparti à l’émission, l’animateur reçut une dépêche d’agence l’informant que la cérémonie était terminée et qu’elle n’avait été diffusée par aucune télévision étrangère. Puis il reçut une communication de l’ambassade de Tunisie à Paris expliquant qu’aucune image des obsèques n’avait été transmise, pour « respecter le recueillement du peuple tunisien ». ce qui ne manqua pas de susciter l’hilarité de Jean daniel et des mouvements divers sur le plateau de TV5.

Non seulement la transmission en direct de la cérémonie des obsèques avait été interdite mais la radio-télévision tunisienne n’avait pas donné la parole au peuple, ne l’avait pas laissé exprimer ses sentiments, quels qu’ils puissent être, en ce moment important de la vie de la nation. La plupart des meilleures images furent transmises par les télévisions étrangères, malgré le fait que les photographes et caméramans étrangers aient été parqués près du carré des martyrs, à plus de 500 mètres du mausolée et empêchés de suivre le cortège. Il y avait une volonté délibérée d’occulter le passé et de museler les sentiments. Par ailleurs, des  caméras de surveillance avaient été postées partout le long du cortège funèbre, y compris sur les toits.

Et puis, assurer le transport, vendredi 7 avril, de la dépouille de Bourguiba, de monastir à tunis, dans un avion dénommé « 7 novembre 1987 »(1), date de sa destitution, et dit-on, dans les soutes, ou encore emprunter un chemin raccourci vers le cimetière, que la tradition à Monastir réservait aux morts honteux, n’est-ce pas là, la preuve d’une volonté perverse ?

Des funérailles nationales et un deuil de sept jours ont bien été décrétés. Mais, comme il avait été privé d’images, le peuple tunisien a également été privé d’adresser un hommage d’adieu à son libérateur et de l’accompagner à sa dernière demeure. à Tunis, un service d’ordre impressionnant a dévié la circulation pour empêcher l’accès à la maison du parti, à la Kasbah. Et la plupart de ceux qui se sont déplacés à Monastir pour les obsèques ont été empêchés par les cinq mille policiers présents, d’arriver à l’esplanade du mausolée ou d’approcher le cercueil du Président. Tous l’ont ressenti comme une véritable frustration. Quant au deuil de sept jours, il s’est concrétisé par des drapeaux en berne. Les programmes de la radio et de la télévision n’ont pas été modifiés ou à peine. Les matchs de foot eurent lieu, comme si de rien n’était et les discothèques restèrent ouvertes. Aucun congé ne fut accordé le jour de l’enterrement, même dans les écoles, alors que quelques jours auparavant, le président Zine Ben Ali avait accordé une après-midi de congé général pour permettre aux Tunisiens de suivre un quelconque match de football où jouait la Tunisie lors d’une compétition internationale. à Monastir, les élèves manifestèrent leur révolte et leur émotion en désertant leurs cours.

D’autres actions du genre ont approfondi le fossé entre la population et le régime : le choix du portrait désavantageux d’un Bourguiba vieilli, si différent de l’image ancrée dans la mémoire populaire, placardé à la une des journaux pour annoncer sa mort, la large diffusion sur les écrans et dans les journaux d’un Bourguiba pratiquement méconnaissable, étendu sur son lit d’hôpital quelques jours avant sa mort ou encore les documentaires réalisés à partir de montages trompeurs diffusés par les télévisions tunisienne et étrangères. C’est ainsi que des scènes récentes filmées après 1997, montrant le Président affaibli, ne pouvant plus se lever ou s’asseoir sans aide, ont illustré la visite de Bourguiba à Carthage, le 13 mai 1990 et la visite de Zine Ben Ali à Monastir, en 1993. La mystification est clairement prouvée par la présence, sur ces films et sur ces clichés, de Habib Brahem, gouverneur de Monastir depuis 1997 et non celle de Abdelaziz Chaabane qui était gouverneur lors de ces visites, en 1990 et en 1993.

La lettre de protestation de la journaliste Noura Borsali, datée du 8 avril 2000, adressée au PDG de la ERTT est édifiante. On y lit notamment :
C’est un devoir national que celui de réserver une couverture médiatique à la hauteur, non seulement de cet événement mais aussi de ce grand homme. En passant des documentaires sur les animaux et des débats sur des « événements culturels » en ces journées de deuil et à la veille des funérailles, notre télévision nationale insulte notre mémoire collective, historique et nationale et bafoue notre citoyenneté dont une des composante est le droit à l’information et à l’expression… Aussi, en tant que citoyenne et femme tunisienne, dois-je élever fort ma protestation contre la banalisation réservée à la mort de Bourguiba et refuse d’adhérer à cette amnésie historique que nous impose notre télévision. Bourguiba - au-delà des critiques qu’on lui a adressé - demeure aujourd’hui pour nous le fondateur de l’état moderne, du régime républicain, le défenseur de la laïcité et le combattant acharné pour les droits des femmes. … Hélas, c’est un message que nous aurions aimé que notre télévision transmette aujourd’hui – comme hier d’ailleurs – à nos jeunes avides de mieux saisir cette page de notre histoire ainsi que la complexité de cette figure qu’on leur montre à présent à travers des photos horribles et indécentes (parce que, Monsieur le Président Directeur Général, on n’a pas le droit de montrer des photos d’un être qui agonise sur son lit d’hôpital). Quelle image a-t-on donné de cet homme à une jeunesse sans repères et catastrophée de voir qu’on lui accorde une demi-journée pour un match de football et non pour porter un deuil et rendre un dernier hommage à un homme qui fut et qui restera GRAND ? Quels étaient les mobiles de cette malveillance ? était-ce l’intention d’avaliser et de bien ancrer dans l’inconscient collectif la duperie sur laquelle s’était basé le coup d’état médical du 7 novembre ? était-ce la volonté perfide de marginaliser et de ternir l’image de l’homme qui a marqué le siècle par soixante ans de lutte pour la liberté et le progrès de son pays ?

C’est là une vue bien courte. Regardons autour de nous : dans tous les lieux officiels, trônent les portraits de Kamel Attaturk en Turquie, de Mohamed Ali Jenah au Pakistan, de Ghandi en Inde, de Mao Tsé Toung en Chine, de Kim Il Sung en Corée du Nord, de Ho Chi Min qui dirigea les destinée de son pays jusqu’à sa mort et dont la capitale Saïgon a été renommée HoChiMin-ville pour perpétuer sa mémoire. Ces hommes n’ont pas plus fait pour leur pays, que ce qu’a fait Bourguiba pour la Tunisie. Mais l’Histoire n’a certainement pas dit son dernier mot.

Ces faits n’ont pas manqué de susciter de nombreux commentaires dans les médias étrangers.

Alors qu’un quotidien algérien écrivait que Bourguiba n’était pas en odeur de sainteté dans les hautes sphères dirigeantes, le quotidien français Libération ne cachait pas que « le régime Ben Ali a tout fait pour escamoter les obsèques de son prédécesseur ».(2) de son côté, Le Monde diplomatique écrivait sous le titre « Deuil subversif en Tunisie » :

Le combattant suprême, Habib Bourguiba, n’a eu droit qu’à des funérailles furtives, destinées surtout à glorifier son successeur, Zine El Abidine Ben Ali. Le pouvoir a tout mis en oeuvre pour tenir le citoyen à l’écart des funérailles nationales. (3)

Libération reconnaît :
En enterrant le Combattant suprême presque en catimini, Ben Ali n’a fait que souligner l’attachement du peuple tunisien à son ancien leader. (4)

Même mort, Bourguiba restait très encombrant pour Ben Ali.

Cette volonté de pousser le peuple tunisien à oublier celui qui a dirigé la lutte de libération de son pays et l’a engagé dans la voie de la modernité, avait commencé bien avant la mort de Bourguiba. Dès la destitution, les éloges adressés à Bourguiba s’étaient mués pour glorifier Zine Ben Ali, les poèmes en arabe dialectal décrivant les hauts faits menés par les militants contre le colonialisme n’étaient plus diffusés. Les discours de Bourguiba étaient interdits et même l’hymne national était remplacé parce qu’il comporte le terme « Habib ». En 1988, l’hebdomadaire Tunis Hebdo rapportait sous le titre « on déboulonne » :

à l’issue d’une réunion tenue vendredi dernier par le bureau du conseil municipal de Kairouan, il a été décidé de changer le toponyme de l’artère principale « Avenue du 7 novembre » au lieu de « Avenue Habib Bourguiba », comme il a été décidé de déboulonner la statue équestre, place de l’Afrique à Tunis, de l’ancien président, déboulonnage qui a été effectué le samedi à l’aube. Cette mesure est appelée certainement à faire boule de neige. (5)

Le journal essabah confirme cette affirmation, indiquant par ailleurs que la ville de Gabès avait connu, au cours de la nuit du vendredi, l’enlèvement des statues de l’ancien président et que son nom serait supprimé des artères des grandes villes ainsi que des places publiques pour être remplacé par celui de « Liberté » ou de « 7 novembre ». Il va sans dire qu’une telle décision ne pouvait émaner d’un conseil municipal mais des plus hautes instances du pouvoir. Cela rappelle étrangement le comportement, il y a plus de mille ans, des Fatimides qui, après avoir chassé les Aghlabides de Kairouan et occupé la ville, ont modifié les inscriptions relatant les hauts faits et les réalisations de cette glorieuse dynastie, en se les appropriant.

Le choix de Kairouan et de Gabès, considérées comme villes saintes, vise de toute évidence à ancrer dans les esprits le rôle de pourfendeur des intégristes que Zine Ben Ali s’est efforcé d’imputer à Bourguiba, afin de mettre en relief son propre rôle qui avait été de libérer les islamistes en 1987, d’avoir noué le dialogue avec eux en 1988 et de les avoir encouragé à participer aux élections législatives et présidentielles en 1989.

Effacer Bourguiba de la mémoire du Tunisien ou dénaturer son action n’est certainement pas chose aisée. On peut le constater dans l’article intitulé « Tous nostalgiques de Bourguiba » :

Les nostalgiques du bourguibisme qui comprennent dans leurs rangs de nombreux opposants regrettent la période bourguibienne où ils étaient au moins reconnus comme acteurs politiques à part entière et non simplement comme des délinquants ou des contrevenants à l’ordre public. Du temps de Bourguiba, bien que réprimés et emprisonnés, ils pouvaient se prévaloir d’une identité d’opposition, implicitement admise par le pouvoir. Àl’heure actuelle, ils sont réduits à rien, cantonnés dans un immobilisme total de peur des représailles sur leur famille et sur leur emploi. Même les ex-sympathisants de La Nahdha sont nombreux à reconnaître que « Le combattant suprême avait au moins le mérite d’une certaine clarté, là où le régime actuel tente de brouiller les cartes en se parant des habits neufs de la démocratisation et de la libéralisation ». (6)

Lorsque je pense à cet homme aujourd’hui disparu, ce sont moins son génie politique, sa vision du futur et son oeuvre, ce sont plutôt sa vaste culture, ses qualités humaines, son franc-parler, sa rectitude, son courage et la finesse de son intelligence qui me reviennent à l’esprit.

                                                                                            Amor Chadli (extraits du livre Bourguiba tel que je l'ai connu)


1. Jeune Afrique n° 2049, 18-24 avril 2000. Photographie de l’avion, p. 47. Article : « Bourguiba, le dernier voyage », pp. 44-55.
2. Libération du lundi 10 avril 2000, sous la signature de Pierre Aski.
3. Le monde diplomatique, mai 2000 sous la signature de Kamel Labidi.
4. Libération du 12 avril 2000, sous la plume de Vincent Geisser, politologue au CNRS et ancien chargé de mission à l’Institut de recherche sur le Maghreb.
5. Tunis Hebdo du 20 juin 1988.
6. Libération du 12 avril 2000, sous la plume de Vincent Geisser.

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