Opinions - 01.04.2011

Comment concilier le pouvoir du peuple avec celui des régions : propositions pour une démocratie inédite en Tunisie

Chaque révolution passe par plusieurs phases : après s’être débarrassé de l’ancien régime, il faut fonder le nouveau. Désormais l’audace est obligatoire. Il ne faut pas hésiter à effectuer des emprunts aux autres expériences démocratiques ni à s’informer de notre passé pour en restaurer le meilleur. Être à la hauteur des attentes du moment, tel est le défi lancé à celui qui se propose de contribuer à échafauder un cadre pour l’avenir.

Juriste de formation, j’habite en Suisse où la démocratie semi-directe marche sur deux pieds: d’une part, l’initiative populaire et le référendum permettent au peuple helvétique d’exprimer directement sa volonté. Appliqué tel quel, cela serait trop lourd pour la Tunisie à l’aube de son ère démocratique. L’autre pied de la démocratie suisse est la représentation du peuple par les deux Chambres parlementaires : le Conseil national qui est l’émanation de la volonté du peuple exprimée au travers de ses représentants, et le Conseil des Etats dans lequel chaque région du pays (en Tunisie, les Gouvernorats) envoie un (par demi-canton) ou deux (par canton) représentants pour veiller à leurs intérêts régionaux spécifiques. Ce modèle pourrait servir la dynamique de la construction d’une démocratie ad hoc pour la Tunisie. La région cesserait d’être le réceptacle de la volonté de l’exécutif et désignerait elle-même ceux qui la représentent. La Ouilaya deviendrait la source d’émanation de ses représentants à un parlement bicaméral, une chambre pour la représentation de la volonté populaire et une chambre pour la représentation de la volonté des régions.  Ce système politique serait une révolution juridique à la hauteur de l’espérance de la révolution qui est dans sa seconde phase en Tunisie.
 
De plus un emprunt à la procédure de l’impeachment du système présidentiel américain constituerait une épée de Damoclès qui préviendrait les éventuels égarements des futurs présidents tunisiens.

Ces deux apports permettraient de « dépoussiérer » Bourguiba en le rajeunissant par le souffle démocratique qui prend le meilleur des expériences historiques du monde.

En effet, cette proposition n’hésite pas à restaurer les acquis du bourguibisme (code du statut personnel pour les droits de la femme), complétés par l’égalité dans le droit de succession et par l’inscription d’une laïcité à la tunisienne dans la constitution. Assurément l’islam demeure la religion du peuple. Cela est incontestablement un fait anthropologique central à l’identité et à la civilisation tunisiennes, mais non un fait juridique à ériger en institution. La Tunisie se définirait, non par une identité fermée et statique, mais plutôt par une dynamique identitaire ouverte, comme Etat démocratique avec les libertés fondamentales (notamment dignité humaine, égalité, liberté personnelle, liberté d’expression, liberté de conscience et de croyance, liberté économique, liberté d’association, etc).

La laïcité à la tunisienne n’est pas contre l’islam, bien au contraire. Elle réaliserait un double objectif : d’une part, préserver la pureté spirituelle de l’islam en le maintenant en dehors du champ des bidâa, ces innovations que nécessite toute vie politique moderne. D’autre part, préserver la vie politique de la politisation de la religion dont on a vu ailleurs les ravages au nom d’une interprétation littérale et rétrograde de la parole de Dieu. L’histoire tunisienne a été souvent marquée par des réformes hardies et d’avant-garde. A présent, l’enjeu est décisif : il importe de changer de paradigme. L’esprit théologique doit désormais s’inscrire dans le cadre de l’Etat de droit et non au-dessus.

La révolution a d’ores et déjà mis à l’ordre du jour le devoir d’imaginer et d’innover. Il s’agit de fonder une culture démocratique tunisienne qui empêche tout culte de la personnalité et qui s’achemine vers les valeurs universelles avec notre génie national. Après avoir été le modèle du courage qui ose défier la logique de la peur et de la servitude, les Tunisiens ont insufflé une flamme révolutionnaire qui a permis aux peuples arabes de reprendre l’initiative historique. Il s’agit, pour nous, à présent de jeter les bases d’un système démocratique insubmersible et inoxydable.

Ces quelques propos ambitionnent de fournir cette modeste boîte à outils juridiques pour les chantiers magnifiques qui s’ouvrent en Tunisie. Puisse cette contribution soulever des questions, enrichir le débat et élargir les perspectives d’avenir sans faire table rase du meilleur des acquis historiques de la Tunisie.

Méjid MANAÏ
Genève, le 26 mars 2011