Zohra Ben Lakhdhar, le combat d'une vie
On ne présente plus Zohra Ben Lakhdar, professeur de physique à la Faculté de Sciences de Tunis qui se distinguera à plusieurs reprises au cours d’une longue et riche carrière pour ses travaux sur la spectroscopie infrarouge. Invitée par la BAD lors du centenaire de la fête des femmes le 8 mars dernier, elle parle de sa naissance dans une Tunisie sous protectorat français sur les belles rives des îles de kerkennah dans une famille nombreuse de 10 enfants et de son père, ingénieur et l’un des fondateurs du mouvement syndical tunisien qui soulève les ouvriers contre le colonialisme, ce qui lui vaudra d’être muté d’un village à l’autre avec toute sa famille. Une enfance mouvementée donc pour Zohra Ben Lakhdhar qui se destinait, depuis toute petite, à une carrière dans les sciences contre l’avis de son père, justement, qui les considérait comme un domaine masculin.
Mais Zohra est tenace et parviendra à tenir son pari, tout en s’occupant de ses frères et sœurs plus jeunes et en apprenant à sa mère, analphabète, les rudiments de l’écriture et de la lecture, une fois rentrée de l’école. « La Tunisie ne comptait alors que cinq lycées, qui plus est ne se trouvaient que dans les grandes villes, raconte Zohra. En plus, les meilleures formations scientifiques se trouvaient dans les écoles de garçons, celles des filles étant plus concentrées sur les lettres ». Ce sera donc au collège Sadiki à Tunis que Zohra effectuera ses études secondaires. Elle excellait, particulièrement en Maths mais penchait plus vers la physique. Après une brillante réussite au Bac, une bourse d’études lui était proposée, comme pour tous les lauréats pour poursuivre ses études supérieures en France. Mais c’était sans compter avec le conservatisme de la société tunisienne de cette fin des années 1950.
Elle se rabat alors sur la Faculté des Sciences au Campus de Tunis où sur les cent étudiants qui s’y pressaient, il n’y avait que deux filles. A la fin du cursus, seuls six étudiants sont admis dont Zohra Ben Lakhdhar. Le professeur français qui arrive pour faire valider les diplômes la remarque et lui propose de continuer son DEA dans son laboratoire à Paris. « On ne savait pas ce que c’était la recherche en Tunisie à l’époque mais je suis quand même partie, raconte-t-elle ».
A Paris, les jeunes se révoltent. Mai 1968. Zohra découvre un monde incroyable, elle termine sa thèse, rencontre son futur mari, étudiant tunisien en physique comme elle, et informe le directeur de son laboratoire, incrédule, qu’elle veut rentrer en Tunisie pour y jeter les bases d’un véritable laboratoire de physique nucléaire. « Mais cela te prendra 20 ans», lui dit-il .
Pas de quoi ébranler l’enthousiasme des deux jeunes chercheurs qui rentrent pour fonder, chacun de leur côté son propre laboratoire. « Nous avions un combat à mener, dit-elle. Mais le problème, c’est que la recherche est un partage et que si vous n’avez rien à donner, personne ne voudra partager avec vous. Moi et mon équipe avons donc mis dix années pour sortir un article scientifique de haut niveau et nous nous sommes concentrés sur les calculs faute d’équipement ». Depuis, son laboratoire a acquis une notoriété internationale et les échanges de chercheurs, avec des structures un peu partout dans le monde, se sont multipliés.
Mais Zohra continue à être l’étudiante studieuse qu’elle a toujours été en multipliant les stages de formation notamment au centre international de physique théorique à Trieste en Italie dirigé par le célèbre chercheur pakistanais Abdus Salam, prix Nobel de physique en 1979. Elle parvient, là aussi, à intensifier les relations de partenariat en accueillant, notamment, plusieurs chercheurs africains dans son laboratoire. Une de ses chercheurs, tchadienne, est ainsi sur le point de terminer sa thèse de doctorat et devenir, ainsi, la première femme professeur de physique à l’université dans son pays.
Entre-temps, Zohra Ben Lakhdhar élève ses filles mais constate, avec un peu d’amertume, que de jeunes chercheuses tunisiennes pleines de talent, abandonnent une carrière prometteuse en recherche après leur doctorat pour se consacrer à l’enseignement et à leur vie de famille. « Plusieurs chercheurs femmes prennent leur retraite dès 40 ans et n’évoluent plus ». Un cri d’alerte donc de cette femme, pour qui la conciliation famille-travail est une équation qu’il est possible de résoudre surtout comme elle le précise « en donnant quelques années aux femmes jusqu’à ce que leurs enfants rentrent à l’école pour reprendre leur vie en recherche». Une vie pleine d’abnégation et de travail récompensée par la seule mais noble satisfaction d’être au service de la connaissance.
Anissa BEN HASSINE