Opinions - 22.02.2011

Sommes-nous en train de vivre un dérapage médiatique?

Les médias tunisiens, longtemps muselés, réduits par la censure qu’ils ont subie pendant des décennies, se trouvent aujourd’hui (du moins théoriquement) libres d’exercer leur fonction. A la faveur de la Révolution de la Dignité, ils se voient offrir une chance historique de restaurer leur crédibilité, profondément écornée par ces années de censure et de connivence avec les pouvoirs politiques, pour jouer pleinement leur rôle de quatrième pouvoir indispensable à toute démocratie. Ce rôle est d’autant plus important, aujourd’hui, que la Tunisie n’est encore qu’aux prémices de la phase de démocratisation, avec tous les risques et les dangers qui guettent ce processus.
 
Un mois après, que peut-on dire de la mue amorcée par nos médias? Sont-ils en train de relever leurs les défis ou sont-ils en train de succomber à d’autres pièges ? Sont-ils sur la bonne voie ou se trompent-ils d’orientation ? Au-delà des erreurs des (néo)débutants, ne sont-risquent- ils pas encore une fois, en train de passer à côté de leur rôle et de leur mission ?
 
Pour répondre en toute objectivité à ces questions, nous rappelons brièvement ce qui a dominé dans nos médias ces dernières semaines :

  • la phase du talk-show non-stop (les tous premiers jours après le 14 janvier), et en l’absence de toute presse écrite, ce sont les médias audio-visuels qui ont littéralement (cédé la parole aux citoyens :  appels aux secours face à l’insécurité,  griefs contre l’ancien régime, engouement pour   la révolution ;
     
  • la phase du déballage entre « Dallas » et « Les Misérables » : dès la mise en place du premier gouvernement, la presse écrite et audio-visuelle a consacré de larges couvertures et dossiers au déballage relatif à l’étendue et aux détails des fortunes et frasques des membres du clan déchu (maisons, voitures, entreprises, vie privée…), pour se livrer  par la suite à autant de déballage relatif à l’extrême misère dans laquelle des régions et des familles entières vivent, avec de nombreux témoignages et reportages;
     
  • la phase de transmission des revendications diverses :  des médias  devenus les porte-voix  des uns et des autres (  lanceurs des premiers « Dégage »  visant des responsables de sociétés et d’administrations, grévistes  réclamant  les augmentations de salaires, titularisations et autres réintégrations de filiales..) ;
     
  • la phase d’appel au calme et de sonnette d’alarme quant aux conséquences économiques de la poursuite des grèves (phase actuelle) ;

Et, en filigrane, et au milieu de ces phases, des interviews qui ont été plus ou moins bien menées avec des figures majoritairement de l’opposition hors gouvernement transitoire et des figures (pré-) historiques, des débats qui ont été organisés mais où l’équilibre des forces en présence a rarement été observé, et de nombreuses tribunes qui ont été offertes à ceux qui avaient des idées et des positions à exposer, encore une fois, sans contradicteur ni ordre de priorité précis.
 
Tout au long de ces phases, et en dépit de leurs différences, nous avons tous été au cœur d’un emballement, partagé simultanément par tous les médias, et qui ne laisse place à aucune voix dissidente. A quoi reconnaît-on l’emballement médiatique ? « Quand, dans les mêmes heures,les mêmes jours, les mêmes semaines, vous entendez en grêle des messages convergeant par mille bouches, de votre entourage familial, amical, professionnel ou des médias… et quand ces messages se succèdent à une cadence assez rapide pour ne laisser aucune chance à la moindre tentative critique »[*]
 
L’emballement se caractérise aussi par le fait que tous les protagonistes s’y confondent, ceux qui parlent et ceux qui écoutent, journalistes et lecteurs, témoins et acteurs, tous relayent le même message, au même moment, tous succombent simultanément à « l’angoisse, la griserie, le ravissement, la revanche, le désir de rattraper le temps perdu ». Emballement  qui se nourrit en plus de la nouvelle donne du paysage médiatique que sont Internet et Facebook, où tout un chacun peut prétendre contribuer au « journalisme-citoyen !
 
Nous pouvons penser qu’au regard de  l’ampleur du bouleversement que vit notre pays et de  l’inexpérience de nos médias, il n’est rien de plus normal que de connaître cet emballement. Ce phénomène est toujours, en effet, une réaction-explosition contre la loi du silence, l’aveuglement et le terrorisme ayant interdit d’aborder les sujets, mais n’est-il pas dangereux et ne doit-il pas être dénoncé pour autant ?
 
Encore une fois, dans cet emballement, les médias ont-ils joué leur rôle de quatrième pouvoir ou se sont-ils contentés d’être une simple caisse de résonance ? Cette caisse de résonance, au service du pouvoir hier, ne s’est-elle pas mise aujourd’hui au service de la rue, de la société, du public, de sa « clientèle », en somme et ce, pour en satisfaire la plus large part, et pour faire vendre ou faire de l’audience ? Ne sommes-nous pas passés de l’ère de « l’information-propagande »  à l’ère de « l’information-marchandise », faisant fi de l’intérêt national qui, en ces circonstances, devrait primer ?
 
Ce qui fait défaut dans cet emballement médiatique, c’est que peu ont cherché à aller au-delà du fait ou de l’information, en les vérifiant, en les analysant, en les situant dans leur contexte et dans l’échelle de priorité qu’ils méritent. Très peu ont fait de l’investigation aboutie sur des affaires ou sujets précis, avec des recoupements de témoignages, de preuves ou de chiffres. La primauté a été donnée à l’instantanéité et à l’impact émotionnel, au détriment de la véracité, de l’ampleur et, surtout, des causes et des explications. Le descriptif a été privilégié sur l’analytique, et à ce jour, nos concitoyens n’ont toujours pas pu accéder aux véritables clés qui leur permettent de mieux comprendre la situation que nous vivons. Pire, nous avons pu observer à de nombreuses reprises une quasi-prise en otage du public par certains médias pour servir des intérêts particuliers ou régler des comptes personnels, notamment en ce qui concerne des chaînes de télévisions privées, ou plus particulièrement leurs promoteurs.
 
Mais surtout, cet emballement médiatique agit comme un écran de fumée qui protège ces mêmes médias des interrogations sur leur propre organisation et mode de fonctionnement. Il est ainsi impératif de se poser les bonnes questions relatives aux liens qui peuvent exister encore aujourd’hui, entre ces médias et le pouvoir, qu’il soit politique ou capitalistique. Il est également impératif de s’interroger sur leur aptitude à être réellement à la hauteur des enjeux  et sur leurs besoins urgents en termes de formation et de mise à niveau, tant technique que déontologique. Des questions essentielles qui doivent servir de garde-fous pour nous protéger, nous citoyens, contre le poids de ces médias, capables de faire ou de défaire les forces politiques de demain. Avec un paysage médiatique qui devrait s’enrichir de plusieurs nouveaux venus (on parle déjà de trois nouvelles chaînes TV et de nombreux journaux), il est impératif de soutenir la mise  place  d’une instance de régulation et d’amender les textes en vue de mettre toute la lumière sur leurs sources de financement, la protection de l’intérêt public et la préservation des conflits d’intérêt.
 

Thouraya HAMMAMI BEKRI
 

[*] Daniel Schneidermann,  Le Cauchemar médiatique
 




 

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10 Commentaires
Les Commentaires
Ettounsi - 22-02-2011 20:05

Je ne sais pas si Mme Thouraya HAMMAMI BEKRI vient à peine de se réveiller ou a-t-elle été réveillé par la bruit assourdissant des manifestants de la Kasbah, criant haut et fort depuis le 14 janvier au retour de la liberté de la presse et des médias et à l'objectivité de l'information télévisée ainsi qu'à l'indépendance de la programmation télévisuelle ! Mme Thouraya HAMMAMI BEKRI, que cherchez-vous avec cet article ? - une reconnaissance des lecteurs ? C'est trop tard et votre intervention est pieuse et ne porte aucun vent nouveau ni souffle nouveau sur la scène informationnel. - une interprétation subjective d'une réalité constatée par tous ? C'est inutile car tout tunisien averti en a fait le même constat même s'il ne sait peut être pas le traduire en de beaux et longs paragraphes bien structurés dans l'ensemble ! - une contribution dans le restructuration du secteur ? aucune mesure concrète pour ce faire, au grand regret de vos lecteurs qui ont peut être aimé ces lignes ! Quant à moi, je m'abstiens de tout commentaire personnel, en laissant le temps au temps afin de relire les commentaires concernant votre article. A bon entendeur !

Mohamed - 22-02-2011 23:52

Très belle analyse de Mme Hammami Bekri, qui mériterait de circuler dans tous les supports médiatiques possibles. Juste une petite remarque: peut-on tirer des enseignements valides de l'actuel magma médiatico-politique, qui est somme toute aléatoire et provisoire ? Ne faudrait-il pas tolérer - voire bénir - toutes les approximations et toutes les maladresses en question, parce que constituant un phénomène naturel – et salutaire - de "reflux gastrique" après l’asphyxie horrible endurée sous l’ancien régime ? Ne faudrait-il pas - pour paraphraser l’éminent politologue M. Mohamed-Chérif Ferjani - laisser aux expressions sociales et politiques (et médiatiques) le temps de s'organiser, avant d’envisager une quelconque refonte du système ?

gaha chiha - 23-02-2011 07:27

oui, en effet, nous connaissons ces temps-ci un véritable dérapage médiatique. Ce dérapage peut porter préjudice à la "révolution" , surtout que nous ne sommes pas habitués à un tel bouillonnement, à une telle explosion et mélange de "vérités" et de "contre vérité". Chaque soir, je dors, après plus de 3 heures d'informations et de débats, la tête lourde, l'âme désarmée.. Comme le soutient si bien l'auteur, des garde-fous seraient aujourd'hui, probablement nécessaires pour réguler la scène médiatique, pour permettre de mieux voir afin de mieux être et décider.

Jean Pierre Ryf - 23-02-2011 08:48

Je comprends parfaitement la préoccupation exprimée dans ce texte mais je crois, aussi, qu'il faut comprendre qu'après plus de quarante ans de censure il existe cette"effervescence" et cette vision un peu à courte vue et sans analyse.Il faut laisser un peu de temps à ces medias qui ne peuvent en à peine un mois devenir parfait mais il faut être vigilant et rappeler aux journalistes leur grands pouvoirs dans une démocratie mais aussi leurs devoirs. Chacun doit s'éduquer les journalistes en devenant sérieux, en laissant de côté l'anecdotique mais aussi le public.L'auteur de l'article a donc raison mais elle me semble trop exigeante et trop rapidement.

abid zoubeir - 23-02-2011 10:45

excellente analyse! espèrons que que tous les médias la lisent et s'en inspirent, mais encore faut-il, qu'ils aient tous un niveau intellectuel,culturel ou moral suffisant pour qu'ils comprennent l'importance de votre article;je n'en suis pas si sûr!

kabi nour - 23-02-2011 11:33

plus de professionnalisme, les journalistes : éclairez-nous

Gardaoui - 23-02-2011 13:32

Sans doute, l'une des plus grandes urgence de notre pays est d'avoir des journalistes de qualité et une machine médiatique capable de jouer le rôle qui est le sien dans une démocratie. Ça sera difficile et long à s'installer et je pense que dans ce domaines les pays amis de la Tunisie peuvent beaucoup nous aider. Faire de "la lèche" et le culte de la personnalité, c'est facile, faire de l'analyse journalistique juste, c'est une affaire de spécialistes pro.

JEBARI - 24-02-2011 07:52

Il s'agit plus d'incompétence que de dérapage. Des journalistes compétents ne dérapent que très rarement.

amor - 24-02-2011 08:20

Terrible... que faire alors Madame Hammami Bekri?

Tahar - 24-02-2011 14:27

Bonjour, Outre les points importants soulevés dans cet article, je voudrais soumettre à l’auteure et aux lecteurs ces quelques pistes de réflexion sur cet “emballement médiatique”: 1. En s’emballant ainsi, nos “grands” médias ne cherchent-ils pas aussi à faire oublier leur entier dévouement à l’ancien régime (devrais-je parler de collaboration?), à faire l’économie d’une nécessaire autocritique et, en fin de compte, à se dédouaner à peu de frais en attirant justement le chaland? 2. La notion de chaland m’amène à la seconde piste. Cet “emballement” – et ici je préfère l’idée de “cauchemar” – n’est-il pas, au fond, significatif de cette dérive des médias occidentaux – la marchandisation – et que nos propres médias, vivant désormais dans un environnement “démocratique”, cherchent à imiter (ou, au choix, singer)? 3. La marchandisation de l’information n’est-elle pas la seule option dans une certaine “démocratie”? Et la “mise à niveau” des médias, fût-elle déontologique, peut-elle être un remède contre ce fléau de marchandisation? 4. Ne devrions-nous pas, afin de tenter d’éviter à notre révolution tous les dangers qui la guettent, mener une réflexion en profondeur sur la notion de démocratie telle qu’elle fonctionne actuellement en Occident et que certains, bien de chez-nous, considèrent comme étant LE modèle à suivre?

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