Opinions - 21.02.2011

Que faire de la fortune de la galaxie Ben Ali ?

L’étendue de la fortune de l’ancien régime a surpris et continue de surprendre en Tunisie et ailleurs. Celle-ci touche tous les secteurs : communication, banque, finance, tourisme, transport, agriculture,… Elle va de simples biens immobiliers à des entreprises et des portefeuilles en titres. C’est une vraie galaxie qui était derrière cela et nous employons ce terme à dessein. En effet, la constitution d’une telle fortune a dû nécessiter l’implication de nombreuses personnes comme elle a dû bénéficier à tant d’autres, connus et non connus. La ramification des réseaux et l’imbrication des opérations sont telles que nous ne pouvons parler que de galaxie. Nous citerons deux exemples. Le premier est relatif à la fortune du Monsieur Gendre « Sakhr », à travers son groupe « Princess Holding » qui comprend plusieurs sociétés dont « Ennakel », cotée sur les bourses de Tunis et de Casablanca, et sa participation à hauteur de 25% dans le capital de l’opérateur télécom « Tunisiana ». Le deuxième concerne celle du beau-frère « Belhassen Trabelsi » via son groupe Carthago, transport aérien et hôtellerie, et sa
participation dans le capital de la Banque de Tunisie (BT).

Certes, ce n’est qu’un petit morceau de la partie émergente de l’iceberg. Mais ces deux exemples sont très instructifs. Car la fortune est constituée selon un mode capitalistique prédateur et clientéliste alliant à la fois captation de l’Etat, mauvaises pratiques (délit d’initié…) et techniques sophistiquées de la finance moderne. Ainsi, on a fait appel à de cabinets spécialisés dans le montage juridico-financier des opérations, à des syndics bancaires pour lever des fonds. On a également utilisé des prête-noms et créé des sociétés immobilières, à l’instar de la Société Civile Immobilière (SCI), pour acquérir des biens immobiliers, notamment à l’étranger.

Les limites d'une nationalisation

Connaître cela est important, me dirait-on, mais que faire de cette fortune? La réponse qui s'impose  d'emblée, se résume en un ensemble de mesures qui va de la mise sous tutelle juridique des biens identifiés jusqu’à leur vente aux enchères publiques ou leur nationalisation. Cette réponse timide n’est pas seulement insuffisante, elle est même inappropriée à la situation. Elle révèle de surcroît un hiatus entre le discours répandu traitant de la question et la complexité et la sophistication de l’environnement national et international dans lequel s’inscrit l’ensemble des opérations à la base d’une telle fortune. Cette réponse n'est  pas à la hauteur de l’enjeu que représente cette fortune ni des changements aux niveaux de l’économie tunisienne et des modes de gestion budgétaire.

Parler aujourd’hui d’une simple nationalisation comme mode de gestion traduit un certain degré de passéisme dans la conception du rôle de l’Etat dans l’économie et passer outre à l’évolution des modes de gestion de deniers publics partout dans le monde. De plus, mettre une telle fortune entre les mains de l’Etat, c’est la diluer dans l’ensemble du budget et ne plus distinguer son effet de celui de l’action gouvernementale proprement dite, s’appuyant sur une politique économique et un budget appropriés. C’est aussi dépenser en une fois ce qu’on peut faire fructifier et en bénéficier pour des années.

Quant à la mise aux enchères publiques, elle dénote une certaine mollesse dans la gestion de cette fortune. Celle-ci est considérée, dans cet esprit, comme une aubaine dont il faut  profiter afin d’alléger les contraintes financières qui s’imposent au nouveau gouvernement étant donné les engagements et les promesses, en matière d’emploi et de croissance.

Cela envoie un message tacite aux participants potentiels aux enchères selon lequel le gouvernement serait moins exigeant en matière de prix. Suite à quoi, les participants vont pousser à la baisse des prix, et ils ne manquent ni d’idées ni de techniques pour y arriver. Le résultat serait du type sel-fullfilling, où les prophéties des acteurs, en l’occurrence les participants aux enchères, se réalisent par l’acquisition d’une fortune largement sous-évaluée.

Il est clair donc que la réponse en cours n’est pas à la hauteur de l’enjeu que représente cette fortune autant sur le plan symbolique qu’économique. Symboliquement, cette fortune s'était constituée au détriment du peuple par la mainmise sur l’appareil de l’Etat et le dépouillement des biens publics. Elle devrait donc être à son service. La mettre entre les mains de l’Etat ne représenterait pas en soi une garantie. Elle ne serait plus visible et l’effet mémoire s’étiolerait avec le temps. Economiquement, les solutions évoquées ci-dessus ne garantissent pas une bonne affectation de ce que représente cette fortune en termes des ressources.

Réagir sans tarder

Que faire donc ? Il faudrait agir vite et ne pas attendre la fin des procédures judiciaires et l’identification de l’ensemble des biens appartenant à la galaxie. Une attitude attentiste risquerait d'entraîner la dévalorisation de la fortune, ce qui profiterait aux seuls spéculateurs et autres requins et charognards. Cela devrait passer avant tout par un discours politique rassurant qui garantira l’activité économique normale liée de près ou de loin à cette galaxie. Les éléments de la fortune à gérer sont aujourd’hui partie prenante dans l’emploi et la croissance, deux défis majeurs dans la morosité mondiale ambiante. La société Ennakl, par exemple, à perdu 30% de sa valeur en la seule journée du lundi 17 janvier sur la bourse de Casablanca. A cela s’ajoute les coûts de perturbation de l’activité des autres entreprises.
Veiller à protéger ces entités et à ce que leur activité revient à la normale ne peut que contribuer à surmonter ces défis.
En ce qui concerne notre proposition et étant donné tous les éléments discutés ci-dessus et par souci d’efficacité et d’équité, nous pensons que cette fortune pourrait être gérée selon une structure double. La première serait une société d’investissement de type holding « Holding Tunisie » et la deuxième serait une fondation « Fondation Tunisie ». Les deux se complètent : l’une par la création de la valeur et l’autre par son affectation au profit de la population. Ce mode de gestion s’apparente à une pratique de redressement financier qui consiste à extraire un nombre d’actifs et les gérer dans un seul objectif comme celui de rembourser la dette. Les deux entités doivent être indépendantes de toute tutelle ministérielle et publier, en toute transparence, un rapport annuel d’activité qui sera examiné par la cour des comptes. L’étude des expériences étrangères similaires serait d’un grand apport.

La holding aura pour tâche de veiller sur le bon emploi de l’ensemble des actifs que constitue la fortune de la galaxie, de les fructifier tout en rivalisant avec les entreprises les plus compétitives dans chaque secteur. S’il s’avère que la bonne gestion de la holding passe par la cession de certains éléments de la fortune, il faudrait y procéder après leur mise en valeur et par des enchères ouvertes à l’international.

La fondation aurait pour ressources principales les bénéfices réalisés par la holding, du moins la part non investie. Mais dans un premier temps, des dotations issues de la vente des certains actifs pourraient en être les premières ressources. L’ensemble des ressources de la fondation seraient employées selon une logique de gestion stratégique et par objectifs.

Comment cela ? Depuis près d’un quart de siècle, la Tunisie a choisi une approche libérale dans la gestion de son économie, sans pour autant procéder à des révisions nécessaires, surtout sur le plan social, permettant d’éviter les effets négatifs d’une logique comptable de faible déficit, voire de budget équilibré. Il s’agit donc d’identifier certains objectifs cibles indispensables dans la vie de la population mais que les choix de politique économique, via le budget, ne peuvent accomplir pour plusieurs exercices. Ce sont des objectifs stratégiques dans la mesure où ils permettent au pays de mieux envisager l’avenir et ses défis. Mais avant cela, une partie des ressources de la fondation devrait, nous semble-t-il, servir au dédommagement des familles des martyrs, voire de ceux et celles qui ont perdu des biens ou ont vu péricliter leurs commerces.

Les domaines d’intervention de la fondation seraient au nombre de quatre : la caisse de compensation, la jeunesse, la recherche scientifique et l’environnement. Mais on pourra élargir  ecentrer l’intervention de la fondation quand c’est nécessaire et selon une approche dynamique.

La fondation, une solution pour financer la caisse de compensation

Pour ce qui est de la caisse de compensation, le défi est énorme : comment lutter contre la cherté de la vie et maîtriser les comptes nationaux ? Les cours de matières premières, notamment agricoles (céréales, sucre…), s’envolent et continueront de s’envoler pour une raison toute simple : la demande mondiale est en augmentation continue, notamment dans les nouveaux pays émergents, alors que les terres mises en culture sont en régression. Pour un pays importateur net comme la Tunisie, la facture ne peut qu’être de plus en plus élevée, à
moins qu’on coupe dans les subventions. En 2008, un milliard de dinars était consacré à la subvention de produits de consommation de base (pain, sucre,…) alors qu’en 2006 le montant était de 321 millions de dinars. Les dernières décisions en matière de prix ne peuvent qu’amplifier le budget de la caisse de compensation. La fondation peut contribuer à son financement.

Quant à la jeunesse, deux volets d’intervention méritent une attention particulière. Le premier concerne le logement et la nourriture des étudiants. En effet, le logement universitaire, quand il est disponible, est d’un an pour un garçon et de deux ans pour une fille. La dépense mensuelle moyenne d’un étudiant résidant en ville (hors foyer universitaire) et en co-location est évaluée à pas moins de 200 dinars. Ce sont en majorité des familles modestes qui subissent ces frais de scolarité, vue l’éloignent de pôles universitaires. Au problème de logement s’ajoute celui de la nourriture causé par la dispersion des établissements universitaires, le nombre réduit de restaurants universitaires et les horaires d’études non appropriées. Cela nous semble plus grave puisque le mode de vie basée sur ce qu’on appelle « la malbouffe » est source d’une nourriture non saine et déséquilibrée qui serait à l’origine de plusieurs maladies et dont les coûts en termes de la santé et de finance publique seraient colossaux plus tard.

Ainsi, revenir à un mode de vie universitaire facilitant le logement collectif de même qu’une nourriture saine est primordial aujourd’hui. Cela devrait passer par l’extension des logements universitaires, les locations de foyers, les aides personnalisées au logement, etc.…

Le deuxième volet est relatif aux jeunes primo-demandeurs d’emploi et fraîchement diplômés, en particulier ceux issus des zones rurales. Il s’agit de leur faciliter l’accès à l’emploi par la mise en service d’un ensemble de mesures. Parmi celles-ci, il y en a une qui nous semble particulièrement innovante. Elle consiste à créer des « Foyers des Jeunes Travailleurs » dont la mission serait d’accueillir ces jeunes en leur garantissant, voire contre une participation, le logement et la nourriture afin de leur faciliter l’intégration du milieu du travail et même avant
pour qu’ils aient plus de chances dans leur recherche d’emploi.

En ce qui concerne la recherche scientifique et l’innovation, l’enjeu est de taille. Toutes les études qui ont traité de cette question insistent sur le lien fort et robuste qui lie les montants alloués à la recherche à la croissance économique et au niveau du développement d’un pays.

Toutefois, ce domaine nécessite des montants tels qu’un budget à la tunisienne (moins de 1% de PIB) ne peut satisfaire. La fondation prendra donc en charge l'encouragement de la recherche, selon les modalités qu’elle envisage, notamment en sélectionnant et finançant des programmes, en réservant des prix, en réalisant des contrats avec l’université, etc.

L’environnement est aujourd’hui un enjeu primordial dans la quête d’un développement durable et citoyenne. Ainsi, la fondation pourrait financer des programmes en ce sens et encourager en particulier ceux qui ont trait de manière directe à l’amélioration de la vie des citoyens et qui se font en association plusieurs partenaires ou ministères.
Toute révolution est porteuse d’espoirs, surtout quand elle survient après des décennies d’oppression et de népotisme. Les objectifs proposés ici peuvent néanmoins, paraître, pour certains, irréalistes et donc irréalisables. Mais quand il s'agit d'utiliser à bon escient des milliards de dinars qui vont  incessamment renflouer les caisses de l’Etat, on est en droit d'être optimiste et d'agir en ce sens, d’autant plus que la volonté et la matière grise existent.