Opinions - 27.01.2011

Pour sauvegarder les acquis : un retour rapide à la paix sociale et à la stabilité

Je souhaite faire part des réflexions suivantes sur la situation de la Tunisie  aujourd’hui, dans l’espoir que ces réflexions soient considérées comme une contribution à une sortie de crise pacifique, rationnelle et acceptable par toutes les forces politiques, économiques et sociales de notre pays qui aspirent à faire entrer la Tunisie dans une  nouvelle ère démocratique.

1-    Il est incontestable  que cette crise sociale et  politique est l’aboutissement d’un phénomène d’accumulation de mécontentements de nature sociale et politique qui a fini, peu à peu, par toucher toutes les couches sociales. La classe moyenne qui a placé ses espoirs, en 1987, dans le nouveau régime de Ben Ali, a pu profiter pendant une vingtaine d’années de la stabilité et du développement  économique  et humain  du pays. Elle a fini par perdre tout espoir que ce développement économique finisse par déboucher sur un processus  de développement politique et de stabilité démocratique. Malheureusement, ni Ben Ali, ni ses conseillers les plus proches n’ont jamais saisi  la portée réelle et profonde  de cette aspiration  démocratique. Bien au contraire, ils  ont  décidé de la  circonscrire, en verrouillant  toutes les libertés politiques et en généralisant la surveillance policière.

En outre, le malaise  de la classe moyenne augmentait au fur et à mesure que s’accroissait un véritable  pillage de l’économie  tunisienne par les familles régnantes. Au surplus, le phénomène du chômage des diplômés n’a cessé de s’aggraver  et  a touché, peu à peu toutes les couches sociales. Il est devenu une véritable bombe à retardement, chez tous les jeunes. Mais, le système  autocratique mis en place par Ben Ali, avec l’aide du RCD, est resté sourd et aveugle devant ces réalités,  sous prétexte qu’il faut  d’abord  juguler le radicalisme islamique. Le résultat c’est que la  plupart des tunisiens musulmans  et pratiquants n’ont eu  d’autres exutoires que de  se réfugier dans les mosquées, pour exprimer leur mécontentement. A force de pression, la  «cocotte»  verrouillée  a  fini par exploser !  

Que faire maintenant pour que cette explosion démocratique pacifique ne soit pas dévoyée et puisse aboutir réellement à  l’installation d’un  régime démocratique stable ?

1-    L’idée d’un gouvernement d’union nationale qui doit être  un  gouvernement  de transition  est une nécessité,  doublée d’une urgence. Car nous avons absolument besoin d’un consensus national minimum et d’une plateforme  commune  entre tous les partenaires politiques, économiques et sociaux, non seulement en ce qui concerne les réformes  à apporter sur le fond, à moyen et à long terme, mais aussi et surtout à court terme  sur la stabilisation de la situation dans la rue. La priorité des priorités, à mon sens, c’est que le calme revienne partout  et que les citoyens  reprennent  confiance, parce qu’ils  sentent revenir la paix et la sécurité autour d’eux. Car aucune réforme  réfléchie,  sereine  et  sérieuse,  ne  pourra se faire  dans  la  précipitation et  sous  la pression  de la rue.

2-    Certes, le gouvernement actuel ne peut être considéré  réellement comme un gouvernement d’union nationale que si tous les partis politiques légalisés au moins participent à ce gouvernement, avec l’UGTT et toutes les forces vives de la Tunisie. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Puisque certaines parties semblent avoir été exclues, alors que d’autres se sont exclues elles-mêmes, comme l’UGTT. C’est un premier obstacle.

3-    Ensuite, un dosage très subtil est indispensable, afin de  respecter une certaine proportionnalité dans la représentation de chacune des forces en présence. Car, tout le monde a en perspective les négociations qui vont devoir s’engager sur les réformes profondes à apporter pendant cette étape de transition démocratique. A l’heure actuelle, il faut bien constater la disproportion  énorme entre la représentation du RCD ( à travers des ministres catalogués ) et celle des autres forces. C’est un deuxième  obstacle.  

4-    Néanmoins,  Il faut considérer, à l’heure actuelle que  l’obstacle le plus important à un retour au calme et à la paix sociale c’est celui du refus  de l’UGTT  de faire partie  du gouvernement. Les positions de la Centrale syndicale  ne semblent pas du tout  convaincantes.  Comme  beaucoup de gens,  je ne comprends pas du tout cette attitude de la Centrale syndicale qui  est celle d’un spectateur  qui  veut rester  sur la  touche et  participer  ensuite aux bénéfices de la victoire ! C’est une attitude certainement  très  dangereuse  pour le retour à la sécurité et à la  paix  sociale. C’est dire que la Centrale a un devoir national à remplir, dans l’intérêt  de la nation  et surtout dans l’intérêt de la classe  ouvrière. C’est d’utiliser  sa position et son poids économique et social dans le pays,  pour favoriser  le rétablissement de l’ordre, de la paix  sociale et de la stabilité.  J’ai entendu ces derniers jours un très grand nombre de témoignages à cet égard. A tous les niveaux,  les  responsables du syndicat unique  doivent  expliquer  à leurs adhérents  que l’objectif fondamental  de  la nation tunisienne a été atteint et qu’il faut maintenant nous mobiliser tous  ensemble  pour éviter  tout retour en arrière et sauvegarder les acquis  de cette révolution pacifique.

5-    A la décharge de l’UGTT, certains  pensent que le Premier Ministre a commis des erreurs d’appréciation, peut-être involontaires, en composant son gouvernement. Et cela en excluant certains partenaires  et  en  ne veillant  pas à assurer un  dosage subtil et  équilibré  entre les forces qui doivent  absolument  cautionner ce gouvernement.

6-     En conséquence, la question que je me pose c’est de savoir si le Premier Ministre peut maintenant réparer ces erreurs,  tout d’abord en négociant avec la Centrale syndicale  et les autres forces  politiques et sociales  un rééquilibrage de son gouvernement et une participation de l’UGTT à ce gouvernement d’union nationale, afin d’impliquer toutes les forces  politiques et sociales  qui comptent dans cette étape de transition démocratique, avec certaines garanties. Il est crucial  de tout faire pour empêcher  l’UGTT de continuer à organiser des manifestations  de rues  qui peuvent déraper ou qui peuvent être exploitées par des éléments infiltrés  qui sont  incontrôlables.

Le problème c’est que  l’UGTT semble avoir fait un pas en avant ( vers le pouvoir ) et deux pas en arrière ( vers la base ). Et elle  semble avoir choisi  d’occuper la rue. Dans ces conditions, le Premier Ministre n’a qu’une faible marge de manœuvre pour constituer un véritable gouvernement d’union  nationale  et pour rassembler toutes les forces politiques et sociales autour de lui.

7-    Dans l’état actuel des choses, deux éléments me semblent absolument  nécessaires à la stabilisation du pays. Le Président de la République intérimaire doit  demeurer le garant du respect de notre Constitution, quoiqu’il arrive. De son côté, politiquement, le Premier Ministre  a devant lui une équation  qui n’est pas simple, pour constituer un gouvernement crédible et susceptible de rétablir la confiance. Et, par son attitude, l’UGTT la complique davantage. Mais, en même temps,  l’UGTT  est, dans l’état actuel des choses, un interlocuteur inévitable. Et le  Premier Ministre est  donc  obligé de négocier avec cet interlocuteur un compromis qui lui permettra de sortir de l’impasse dans laquelle  l’UGTT cherche à le pousser. Je pense qu’il n’a pas le choix. C’est à ce prix  qu’il sera en mesure de  rétablir  un  minimum de consensus dans le pays.

Nous devons tous  être conscients  que si le Premier Ministre échoue dans cette tentative, tous les scénarios  deviennent  possibles,  quant à l’issue de cette crise. L’un de ces scénarios, c’est que le Premier Ministre sera contraint rapidement  à la démission et  que son successeur aura une  mission encore plus impossible. C’est dire que la Tunisie risque de se retrouver alors  sans gouvernement, ou bien, au mieux, avec un gouvernement trop faible  pour réaliser les réformes nécessaires et que tout le monde attend. Au  bout  de ce  scénario,  je vois se profiler une situation chaotique  qui pourra provoquer  ou justifier toutes les aventures, y compris le recours à un régime militaire, ou le retour de Ben Ali. J’apprends  par un journal que la Libye serait  déjà  devenue la base arrière des miliciens de Ben Ali, après les déclarations  irresponsables du Colonel Kadafi. Et cela devrait  faire  réfléchir tout le peuple tunisien.

D’autre part, j’ai l’impression que la chasse aux sorcières a déjà commencé et peut  engendrer beaucoup de règlements de compte qui ne feront pas avancer l’état de droit. Bien  au contraire.

Voici quelques réflexions sur les pistes de sortie de la crise politique dans laquelle le pays est plongé depuis plusieurs jours et  qui risque, si elle perdure, d’empêcher  le gouvernement  de s’engager résolument dans  une étape de  réformes profondes dont le pays a  plus que jamais besoin. Cette sortie de crise  sera la  base  et la condition sine qua non  d’une transition  démocratique pacifique et sereine de la Tunisie. Il faut penser à l’avenir de notre pays et  ne pas gâcher  le capital extraordinaire  que cette révolution pacifique  a apporté à  la Tunisie dans le monde entier.

Habib SLIM 
Professeur Emérite
Faculté de Droit de Tunis

Vous aimez cet article ? partagez-le avec vos amis ! Abonnez-vous
commenter cet article
0 Commentaires
X

Fly-out sidebar

This is an optional, fully widgetized sidebar. Show your latest posts, comments, etc. As is the rest of the menu, the sidebar too is fully color customizable.