Hafedh Chekir: S’alarmer ou s’adapter face à la baisse de la natalité ?
Les résultats du dernier Recensement général de la population et de l’habitat (Rgph) de 2024 viennent d’être rendus publics(1). Ils confirment que la Tunisie a achevé la dernière phase de sa transition démographique et est rentrée dans la seconde transition démographique. Au-delà de son impact sur le rythme de la croissance de la population, les données du Rgph ont mis en relief des marqueurs sociologiques importants comme la baisse de l’indice synthétique de fécondité (ISF) qui a atteint 1,7 en 2022, inférieur au taux de remplacement(2,1), des changements importants au niveau de la pyramide des âges et notamment le vieillissement de la population. Et des mutations importantes du modèle de nuptialité avec le recul de l’âge du mariage et peut-être même la fin de l’universalité du mariage.
I. Le constat
Un ralentissement de la croissance démographique: la population de la Tunisie a atteint presque les 12 millions (11.972.200 personnes) en novembre 2024. Elle était de 11 millions en 2014 (10.982.800 personnes) et 9.910.900 personnes en 2004. De ce fait, le taux d’accroissement intercensitaire de la population (c’est-à-dire le taux d’accroissement de la population entre deux Rgph) a accusé une forte baisse depuis 1984, passant de 2,48 (entre les Rgph de 1975 et 1984) à 0.87% (entre 2014 et 2024).
La croissance de la population reste inégale selon les gouvernorats. Mais cet accroissement de la population n’est pas uniforme selon les gouvernorats. Deux gouvernorats ont vu leur population décroître entre les deux Rgph 2014 et 2024. Il s’agit de Siliana et du Kef, alors que la population a presque stagné à Jendouba. Ces gouvernorats se caractérisent aussi par des taux de pauvreté assez élevés selon les estimations de l’INS 2015(2). L’hypothèse étant que le manque d’opportunités dans ces gouvernorats est un facteur de répulsion de la population. D’autres gouvernorats aussi pauvres comme Kasserine ont vu leur population s’accroître à un rythme supérieur à la moyenne (1.1%) malgré un taux de pauvreté de 32.8%.
Plus de femmes que d’hommes. Jusqu’en 2004, le rapport de masculinité était en faveur des hommes. En 2014, on a observé un renversement des tendances et le rapport est passé en faveur des femmes: le rapport de masculinité qui était de 50,1% en faveur des hommes est passé à 49,9% en 2014 et à 49,3% en 2024. C’est la conséquence de l’émigration des jeunes tunisiens qui touche plus les hommes que les femmes.
Un vieillissement de la population et une diminution de la population en âge de travailler. Le vieillissement se manifeste tout particulièrement par l’augmentation continue du pourcentage de la population âgée de plus de 60 ans et plus. Il était de 6% en 1966, de 9% en 2004 pour atteindre 16,9% en 2024. Il est fort probable que ce pourcentage atteindrait 17.3% en 2029 et 19.3% en 2034 (d’après les projections de la population de l’INS). Le nombre de personnes âgées de plus de 60 ans a accusé une augmentation importante, passant de 135.1 mille personnes à 374.4 en 1994 pour atteindre 612.2 mille personnes en 2014 et 2020 mille personnes en 2025. Avec ce vieillissement, on note une augmentation de l’espérance de vie à 60 ans, c’est-à-dire le nombre moyen d’années qui reste à vivre à une personne âgée de 60 ans est de 20.3 ans, alors qu’elle est de 12.5 ans à 70 ans.
En conséquence de ce changement, au niveau de la pyramide des âges, on observe deux phénomènes importants:
• Le pourcentage des jeunes de moins de 15 ans a accusé une baisse importante durant les 50 dernière années. Il est passé de 46,3% en 1966 à 34,8% en 1994 et à 22,8% en 2024. Durant la même période, la population en âge de travailler, âgée de 15-59 ans, c’est-à-dire celle qui permet les transferts sociaux et le maintien du système de retraite, a vu sa proportion dans la population totale baisser.
• Le taux de dépendance démographique, c’est-à-dire le pourcentage des personnes qui ne sont pas en âge de travailler (0-14 ans et 60 ans et plus) sur la population en âge de travailler (15-59 ans), a repris sa tendance haussière à partir de 2014, alors qu’il a montré une tendance à la baisse entre 1966 et 2014. Cela reflète la part importante des inactifs par rapport aux actifs mais peut indiquer aussi qu’il y a encore une possibilité de tirer profit du dividende démographique (Le dividende démographique désigne la période de croissance économique potentielle qui résulte d'une modification favorable de la structure par âge d'une population) dont tout le potentiel n’a pas été utilisé durant les dernières décennies. Cela est d’autant important qu’on n’a constaté ni une amélioration de la productivité(3), ni une adéquation entre le marché de l’emploi et le rendu du système éducatif et de la formation professionnelle.
Une proportion négligeable de population étrangère
Malgré tous les débats sur l’immigration en Tunisie et les différentes estimations invraisemblables du nombre de migrants, le Rgph a confirmé que le pourcentage des étrangers reste faible autour 0,55%, soit 66.349 personnes dont moins de la moitié sont originaires de l’Afrique subsaharienne. Ce pourcentage était de 0,49% en 2014 et 0,36% en 2004.
II. Quelques facteurs explicatifs
Cette nouvelle situation démographique se distingue notamment par un ralentissement du taux d’accroissement de la population, des taux de fécondité relativement bas, un vieillissement de la population, des changements importants du modèle de nuptialité. L’entrée de la Tunisie dans la seconde transition démographique implique qu’il faut aller dans l’analyse au-delà de la baisse de la fécondité pour comprendre les transformations profondes des comportements familiaux et reproductifs et leurs relations avec les changements culturels et des valeurs(4).
Hafedh Chekir
(1)Pour les données du Rgph 2024, nous avons consulté la publication de l’INS « Le bilan démographique » : https://www.ins.tn/publication/recensement-general-de-la-population-et-de-lhabitat-2024
(2)Carte de la pauvreté de la Tunisie, INS, Banque mondiale, septembre 2020. https://ins.tn/sites/default/files/publication/pdf/Carte%20de%20la%20pauvret%C3%A9%20en%20Tunisie_final_0.pdf
(3) L’économiste Maghrébin :Zoom : perspectives de la productivité et des sources de la croissance en Tunisie (2015-2024)… des efforts supplémentaires sont nécessaires… https://www.leconomistemaghrebin.com/2024/07/15/zoom-perspectives-de-la-productivite-et-des-sources-de-la-croissance-en-tunisie-2015-2024-des-efforts-supplementaires-sont-necessaires/#:~:text=La%20productivit%C3%A9%20du%20travail%20a%20%C3%A9t%C3%A9%20tr%C3%A8s%20variable%2C,crise%20sanitaire%20et%20les%20efforts%20de%20redressement%20post-crise.
(4)Voir Lesthaeghe, R. & Neels, K. From the First to the Second Demographic Transition: An Interpretation of the Spatial Continuity of Demographic Innovation in France, Belgium and Switzerland. European Journal of Population 18, 325–360 (2002): https://doi.org/10.1023/A:1021125800070
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