Hatem Kotrane: Le Code de protection de l’enfant 30 ans et après?
1. Il y a 30 ans, dans le sillage de la ratification de la Convention internationale relative aux droits de l'enfant (CDE)(1), la Tunisie a adopté la loi n° 95-92 du 9 novembre 1995, portant Code de protection de l’enfant (CPE) qui constitue encore aujourd’hui une référence historique de ce qu’un pays peut faire de mieux en la matière en proclamant un engagement fondamental pris à l’égard de tous les enfants, sans distinction aucune, celui de respecter, de protéger et de mettre en œuvre une valeur essentielle qui transcende tous les principes et droits reconnus par la CDE: la Dignité de l’enfant.
Tout enfant est, en effet, un être humain unique et précieux de sorte que l’État se trouve engagé à respecter les droits énoncés dans la Convention et à les garantir à tout enfant relevant de sa juridiction, sans distinction aucune, ainsi qu’à reconnaître le droit de tout enfant qui est capable de discernement d'exprimer librement son opinion sur toute question l'intéressant, les opinions de l'enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité, pour que, en toute hypothèse, sa dignité individuelle, ses besoins particuliers, son intérêt supérieur et sa vie privée soient respectés et protégés.
2. Depuis son adoption, le CPE a influencé la rédaction de plusieurs lois dans plusieurs pays de la région du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord (MENA), telles que la Loi sur les enfants en Égypte(2), la Loi sur l’enfant palestinien en Palestine(3), la Loi sur les enfants à Oman(4), la Loi sur la protection de l’enfance en Arabie Saoudite(5), la Loi sur les droits de l'enfant au Koweït(7), la Loi sur la protection de l'enfant en Algérie , la Loi sur les droits de l'enfant aux Émirats Arabes Unis(8) et la Loi sur les droits de l’enfant en Jordanie(9) par exemple(10).
3. Trente ans se sont ainsi écoulés depuis l'adoption du CPE et la désignation des diverses structures organes chargés de mettre en œuvre ses dispositions, y compris notamment les délégués à la protection de l’enfance. Il est établi à cet égard que, malgré sa place dans le système législatif national, le CPE ne traite pas pleinement des diverses questions liées aux droits de l'enfant, compte tenu de la méthodologie envisagée au moment de son adoption consistant à limiter son domaine d’application principalement à la protection de deux catégories d'enfants: l'enfant en danger (Titre premier- articles 20 à 67) et l'enfant délinquant (Titre II- articles 68 à 123).
4. Auparavant, un Titre préliminaire (articles 1 à 19) a pris le soin d’énoncer les «Principes généraux». Il s’agit là, sans doute, d’une démarche nouvelle au plan de la technique de codification généralement suivie, par laquelle le législateur a entendu inscrire dans le corps même du texte de la loi les principes et valeurs qu’il tient pour essentiels et qui doivent être au centre des préoccupations et de l’action des différents intervenants concernés par la mise en œuvre du système de protection mis en place par le Code.
5. Ces principes sont, à cet égard, relativement homogènes et cohérents:
• L'intérêt supérieur de l'enfant qui doit être la considération primordiale dans toutes les interventions et décisions prises conformément aux dispositions du code (article 4 du C.P.E);
• La responsabilité primordiale des parents et leur implication active dans toutes les phases de l'intervention aménagées par le Code (articles 7, 8 et 9 du C.P.E);
• Le respect des opinions de l'enfant et sa participation obligatoire à toutes les mesures sociales ou judiciaires prises en sa faveur (articles 9 et 10 du C.P.E);
• Le droit de l’enfant accusé ou suspecté d’infraction à la loi pénale à un traitement adapté à sa situation, qui sauvegarde son honneur et sa dignité et privilégie les mesures préventives et éducatives favorisant sa réinsertion sociale (article 12 du C.P.E).
Autant de principes, parmi tant d’autres, par lesquels la Tunisie met sa législation nationale en harmonie avec la Convention des droits de l'enfant et va même, dans bien des cas, au-delà des garanties qui y sont prévues
6. Cette approche consistant ainsi à limiter le domaine d’application du CPE à deux catégories d'enfants - l'enfant en danger et l'enfant délinquant - est fondée sur d'importantes justifications, y compris le souci du législateur de préserver la cohérence du système législatif dans son ensemble et à maintenir l'équilibre général d'un certain nombre de Codes, de législations touchant à la situation juridique des enfants. Cette approche a conduit à l'adoption de plusieurs lois parallèles au Code de la protection de l'enfance, portant révision de certaines dispositions du Code pénal(11), du Code des obligations et des contrats(12), du Code du travail(13), du Code de la nationalité(14), ainsi que d’autres lois adoptées plus récemment en vue de mieux aligner le dispositif national de protection aux objectifs de la Convention et des autres instruments internationaux de référence, y compris notamment:
• la loi organique n° 2016-61 du 3 août 2016 concernant la prévention et la lutte contre la traite des personnes, portant entre autres création de l’Instance nationale contre la traite des êtres humains,
• et la loi organique n° 2017-58 du 11 août 2017 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes et dont certaines des dispositions renforcent spécifiquement la protection pénale des enfants contre les infractions sexuelles, y compris notamment le viol commis contre les enfants.
Recommandation: adopter un nouveau code des droits de l'enfant
7. Dans ses observations finales adoptées à la suite de l'examen du rapport de la Tunisie valant quatrième à sixième rapports périodiques sur la Convention relative aux droits de l'enfant, le Comité des droits de l'enfant "... recommande à l’État partie:
a) De poursuivre l’alignement de son cadre législatif concernant les enfants sur les principes et les dispositions de la Convention, et notamment d’accélérer la révision du Code de protection de l’enfance;
b) De renforcer la mise en œuvre de sa législation nationale relative aux enfants, notamment en allouant des ressources humaines, techniques et financières suffisantes à cette fin"(15).
8. Tout en maintenant la structure générale du système législatif dans sa cohérence et sa complémentarité et en maintenant l'équilibre général d'un certain nombre de codes et lois régissant le statut juridique de l'enfant, parallèlement au Code de la protection de l'enfant, il est proposé à la lumière de certaines expériences de droit comparé l'adoption d'un Code des droits de l'enfant offrant une approche plus globale que le Code de la protection de l'enfant.
Le contenu principal d’un tel Code des droits de l'enfant pourrait inclure les domaines suivants:
Titre préliminaire: Définitions et principes généraux
Titre I: Droits civils et familiaux de l'enfant, y compris les droits des enfants privés de soins familiaux
Titre II: Droits de l'enfant à la santé et au bien-être, y compris la santé et le développement des adolescents
Titre III: Droits de l'enfant pendant la petite enfance
Titre IV: Droits de l'enfant à l'éducation, y compris les objectifs de l'éducation
Titre V: Droits de l'enfant aux loisirs, aux jeux et aux activités récréatives et à la participation à la vie culturelle et aux arts
Titre VI: Droits des enfants ayant un handicap
Titre VII: Protection de l'enfant en danger
Titre VIII: Protection de l'enfant dans le travail
Titre IX: Droits de l'enfant dans le système de justice pour enfant, y compris les droits de l’enfant victime
Titre X: Droits de l'enfant dans le contexte de migration internationale
Titre XI: Mécanismes de protection
9. D’aucuns seraient pourtant enclins à affirmer que le ralliement de la Tunisie au mouvement universel de défense et de promotion des droits de l’enfant ne ferait que masquer la réalité et que les enfants et les adolescents sont les grands oubliés du combat pour les libertés et pour la démocratie. Nous vivons en fait une époque essentiellement ambivalente, y compris dans le domaine des droits de l’homme de l’enfant. Car, s'il est vrai qu'aucune époque n'a autant donné aux enfants de droits, de soins, d'attention spéciale, aucune autre époque ne les a, en même temps, autant exposé à des risques et autant demandé d'adaptation à ces derniers: enfants abandonnés ou vivant dans d’autres situations difficiles – pauvreté, handicaps, violences et mauvais traitements subis par des enfants, y compris au sein de la famille, enfants privés de milieu familial dont nombre d’entre eux sont placés dans des institutions, dégradation des services de santé publique offerts aux enfants, abandon scolaire touchant en Tunisie plus de 100 000 enfants chaque année, ainsi livrés aux risques d’exploitation, d’exclusion sociale, de déviance et de délinquance, autant de questions et de défis parmi tant d’autres qui commandent à ce stade de l’évolution un questionnement fécond sur les valeurs réellement partagées dans notre pays, ainsi que sur le soutien et les moyens que l’Etat et la société dans son ensemble sont prêts à consentir pour que les enfants, tous les enfants, continuent d’inscrire éternellement la Tunisie dans leur confiance!
Hatem Kotrane
Professeur émérite à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis - Université de Carthage
Ancien membre et vice-président du Comité des droits de l'enfant des Nations Unies
1) La Convention a été adoptée le 20 novembre 1989 par l’assemblée générale des Nations Unies, lors de sa 44ème session. Elle est ratifiée à ce jour par 196 Etats dans le monde.
2) Loi sur les enfants n° 12 de 1996, modifiée par la loi n° 126 de 2008.
3) Loi sur l’enfant palestinien de 2004, telle qu'elle a été révisée en 2012.
4) Loi sur les enfants, publiée le 19 mai 2014, conformément au Décret Royal n° 22/2014.
5) Loi sur la protection de l’enfance, promulguée par le décret royal no M/41 du 26 novembre 2014.
6) Loi sur les droits de l'enfant de 2015 datée du 4 mai 2015.
7) Loi sur la protection de l'enfance n°15-12 du 15 juillet 2015.
8) Loi fédérale concernant les droits de l'enfant no 3 de 2016, également connue sous le nom de Loi Wadeema.
9) Loi sur les droits de l'enfant, promulguée par la loi n°17 de 2022.
10) Cf. pour plus de détails, Hatem Kotrane, Les droits de l’enfant en Tunisie et dans les pays arabes, Latrach Editions, Tunis 2025.
11) Loi n° 95-93 du 9 novembre 1995, modifiant et complétant quelques articles du Code pénal.
12) Loi n° 95-95 du 9 novembre 1995, portant révision de l’article 93 du Code des obligations et des contrats et ajout de l’article 93 bis sur la responsabilité des père et mère du fait de leur enfant mineur.
13) Loi n° 96-62 du 15 juillet 1996 portant révision de certaines dispositions du Code du travail (Article 53 à 63-2 concernant l’âge minimum et les conditions d’emploi des enfants).
14) Loi n° 2010-55 du 1er décembre 2010 modifiant certaines dispositions du Code de la nationalité tunisienne.
15) CRC/C/TUN/CO/4-6, 2 septembre 2021, para. 6.