News - 17.09.2025

Fadhel Jaziri - Abdelwahab Meddeb: Disparition de deux amis qui nous ont tant appris

Fadhel Jaziri - Abdelwahab Meddeb: Disparition de deux amis qui nous ont tant appris

Par Amina Meddeb - A la demande du magazine Leaders, je propose ce court texte (les délais trop courts pour développer) afin d’essayer de dire la proximité entre les deux amis disparus, car si leurs approches semblent éloignées, leurs apports sont détectés aux mêmes sources, qui sont essentiellement celles du soufisme, du classicisme arabe mêlés aux avant-gardes du XXe siècle.  

Mon plus vieux souvenir de la rencontre avec Fadhel Jaziri remonte à l’année 1976 après la représentation à Tunis de la pièce La Noce, adaptée de Noce chez les petits bourgeois de Bertolt Brecht, par la troupe du Nouveau Théâtre. La soirée s'est poursuivie autour d’un dîner dans l’appartement de Fadhel Jaziri en présence des protagonistes du spectacle et de leurs amis. C’était mon premier séjour à Tunis, je demeurais émerveillée par l’enthousiasme, l’ambition et la bonne humeur de toute la troupe, mais par-dessus tout, par l'excellence de la pièce, la beauté du texte en arabe tunisien, la virtuosité de la mise en scène et le jeu perspicace et pénétrant des acteurs. Je partageais avec Abdelwahab le sentiment que quelque chose de plus qu’un entrain s’était produit ce soir-là, l’annonce d’un acte inaugural.

Ensuite les rencontres entre Fadhel et Abdelwahab se sont succédé de manière ininterrompue. Une amitié et une connivence indéfectibles se sont affirmées tout au long de leur vie.

Les échanges portaient notamment sur les questions liées au nécessaire et urgent passage du monde arabe vers l’invention et la fabrique de l'art sous toutes ses formes. Les rencontres se faisaient en Tunisie à la faveur des vacances d'été, à Paris lors des passages de Fadhel,  puis les discussions quotidiennes se poursuivaient via des échanges téléphoniques quotidiens.

Attachés au passé antique et latin de l’Afrique du Nord dont ils se considèrent les héritiers naturels, ils feront ensemble un voyage initiatique en Libye, sur les ruines des villes carthaginoises et romaines de Leptis Magna et Sabratha.

Abdelwahab écrira plusieurs articles sur le travail du Nouveau Théâtre puis sur celui de Fadhel,  et entamera une traduction en français d’un de leur texte de théâtre (resté inédit).

Enfin Fadhel fera le voyage à Paris pour l’adieu à l’ami, condamné par la maladie en 2014.

Je ne vois pas d’hommage plus véritable que de dire qu’ils étaient singulièrement attentifs à certaines valeurs qu’ils partageaient et plaçaient au-dessus de tout:  la conquête spirituelle et l’obligation de l’effort de l’esprit.  

Le soufisme est leur point d’appui le plus manifeste et le plus constant.

L’islam vernaculaire et le soufisme populaire, complétés par la grande tradition théologique écrite, vont inspirer durablement l’œuvre de l’un comme de l’autre. Nous pouvons, avec eux,  découvrir sans peine un art complexe, qui part de cette structure double de l’islam et la dépasse. Toute la tradition orale de la théâtralité sera articulée avec  le dionysiaque et redéployée puis  nourrie de la  référence des avant-gardes (Bataille/ Artaud, etc.)

Meddeb   participe de ces deux voies de l’islam, avec Talismano, il joue l’islam maghrébin et tunisien, celui du soufisme populaire non reconnu par les modernistes, puis c’est le retour à la grande tradition érudite, avec le Tombeau d’Ibn Arabi, l’Exil occidental de Sohra Wardi et les Dits de Bistami, mais loin de s’enfermer dans le corpus de sa tradition, il fait siens les échos des autres cultures.

Jaziri est marqué par son attachement à un sol, à une langue. Visionnaire, il invente un objet nouveau, un art complexe qui emprunte au génie du peuple et aux avant-gardes (citons Nouba et Hadhra, deux spectacles musicaux faits de paroles anciennes dans une forme résolument moderne). Avec des écarts savamment calculés qui transforment l’hétérogène en richesse, il atteint souvent le virtuose. Au fil de ses créations, la modernité, l’innovation  font  leur entrée dans la tradition sans l’effacer.

On pourrait évoquer leur dessein en paraphrasant Malraux qui définit l’art comme la tentative de donner conscience à  des hommes de la grandeur qu’ils ignorent en eux.

Pour illustrer leurs affinités, je vous propose de relire des extraits  de la critique du film Thalatûn que A. Meddeb publia en 2010 dans le revue Esprit (juin 2010), (film de fiction élaboré à partir de matériaux historiques puisés dans le Tunis des années 1920-1930, d’où le titre Thalathûn/Trente.)

Ce texte est un bel hommage au talent et à l’audace de Fadhel Jaziri et confirme bien qu’ils regardaient dans la même direction.

Amina Meddeb