Et si l’enjeu véritable n’était pas de voiler les cheveux, mais le cerveau?

Par Khadija Taoufik Moalla - Réflexions citoyennes sur l’intelligence, l’émancipation et le contrôle idéologique - Sept mois après la promulgation du Code du Statut Personnel (13 Aout 1956), le président Habib Bourguiba a symboliquement enlevé le voile à une femme Tunisienne, le 8 Mars 1957, lors d’une cérémonie publique à Tunis(1). Le geste de Bourguiba fut à la fois audacieux, controversé et fondateur. Il symbolise l’un des rares cas où un leader postcolonial a placé la libération des femmes au cœur de la construction nationale. Cet acte fort visait à rompre avec les traditions patriarcales, ainsi qu’à promouvoir l’éducation des filles. Certes, il n’avait pas force de loi, mais c’était un acte politique d’une grande portée. Pour le Zaïm, l’émancipation des femmes passait aussi bien par la libération du corps que celle de l’esprit. Pour lui, le retrait du voile s’inscrit dans une vision républicaine et nationaliste de l'État, dans laquelle les femmes sont vues comme la clef vers la modernité.
Pour ma part, la question du voile dit "islamique" m’a toujours interpellée. J’ai déjà pris la plume à ce sujet(2), mais depuis quelques temps, une nouvelle interrogation me hante: Et si en réalité, ce n’étaient pas les cheveux des femmes que l’on cherchait à cacher… mais bien leur cerveau?
Cette hypothèse, provocatrice à première vue, mérite pourtant qu’on s’y attarde. Il ne s’agit pas ici de nier le choix individuel de certaines femmes, ni d’ignorer la complexité de certaines pratiques religieuses et culturelles. Cependant, une lecture historique, sociologique et anthropologique du phénomène du voile révèle des dynamiques profondes, souvent instrumentalisées à des fins politiques. En effet, dans de nombreuses sociétés, le port du voile est devenu une norme sociale difficile à questionner. Pourtant, l’histoire montre que cette pratique est récente, souvent imposée à travers des logiques politiques et idéologiques plus que religieuses. D’où la question fondamentale: Que cache réellement cette obsession de vouloir voiler la très grande majorité des femmes des pays Arabo-musulmans?
Cet article vise à explorer les mécanismes de domination idéologique à travers l’instrumentalisation du voile allant de l’histoire aux enjeux contemporains. Il cherche aussi à analyser le voile comme outil de pouvoir, et sa relation avec la neutralisation de la pensée critique et de l’intelligence émotionnelle de la majorité des femmes qui choisissent de le porter.
Une question d’époque, pas de foi? Regardons en arrière. Des années 1930 à 1970, le voile était quasi inexistant dans l’espace public de nombreux pays. En Égypte, par exemple, les concerts de la diva légendaire Oum Kalthoum, montrent des salles entières de spectatrices non voilées, joyeuses, et élégamment vêtues. Cela démontre que le voile n’était pas perçu comme une obligation religieuse, et encore moins, un repère identitaire incontournable. Je garde précieusement une photo prise en Mai 1968, de mes parents avec quelques cousines allant à un concert donné par Om Kalthoum en Tunisie, toutes vêtues de jolies robes colorées, radieuses et les cheveux soigneusement coiffés.
Autre témoignage visuel surprenant: les photos d’albums scolaires ou universitaires des années 1940 à 1970 dans plusieurs pays Arabes, Maghrébins ou Moyen-orientaux. On y voit des jeunes filles souriantes, engagées dans leur éducation et leur avenir, libres dans leur tenue et leur esprit. Ces images contrastent fortement avec l’uniformisation actuelle, où le noir s’est abattu comme une chappe de plomb. Peut-on alors honnêtement croire que toutes ces femmes, non-voilées, étaient moins croyantes? Il serait naïf d’y voir l’image d’une exception marginale ou d’une foi vacillante: la plupart de ces femmes n’avaient pas l’impression de trahir leur religion en laissant voir leur chevelure. Le voile n’avait pas, alors, le statut d’obligation ni de frontière identitaire infranchissable.
Il faudrait plutôt admettre que l’explosion du port du voile, depuis les années 1980, est d’abord le fruit d’une dynamique politique bien orchestrée au nom de la religion? En effet, certains hommes, désireux de justifier leurs idées par des références religieuses, ont compris que le corps des femmes, — et plus encore leur autonomie intellectuelle et indépendance d’esprit— était un terrain de contrôle stratégique à conquérir. En imposant des normes vestimentaires strictes, ils ont cherché à limiter leur visibilité, leur puissance, leur voix… Le voile est devenu un outil symbolique de domination — une sorte de camisole de force idéologique.
Le voile, un outil ancien de contrôle religieux: Il serait injuste de faire du voile un attribut exclusif de l’islam, ou une particularité arabo-musulmane. Dans le judaïsme orthodoxe, le foulard ou la perruque des femmes mariées signale la pudeur et l’assignation au foyer. Dans le christianisme catholique et orthodoxe, le voile a longtemps été de rigueur à l’église, et il reste la tenue obligée des religieuses. Les traditions pré-monothéistes imposaient aussi à certaines femmes d’office un voile marquant une séparation sociale et symbolique. Ce qui frappe, dans tous ces cas, c’est la similarité des mécaniques de pouvoir: le voile y devient le marqueur visible d’une domination masculine, un outil pour hiérarchiser les femmes – entre celles qui ‘méritent’ l’espace social, et celles à tenir à l’écart.
Dans tous ces cas, le voile a été moins un signe spirituel personnel qu’un marqueur social imposé, une frontière visible entre les sexes, entre les soumises et les insoumises, entre celles considérées "respectables" et celles qui "le sont moins". Derrière l’argument de la modestie se cache souvent une volonté d’effacement, de mise à l’écart, en fait de contrôle: contrôle du corps, de l’image, de la parole et, in fine, de la liberté. Cette frontière symbolique a souvent été manipulée par des institutions religieuses ou politiques, dans le but de contrôler le corps féminin, de l’invisibiliser, voire de le faire taire.
Le piège du "choix": Certes, certaines femmes affirment avoir choisi librement de se voiler. Mais ce "choix" est-il toujours un acte libre? Lorsqu’un système social, familial, médiatique et religieux martèle depuis l’enfance que dévoiler ses cheveux est un péché, un affront à Dieu ou à l’honneur familial, peut-on encore parler de consentement libre et éclairé… d’exercice de la liberté de croyance et de conscience? Quand une idée est sacralisée par le discours religieux, associée à la peur de l’enfer, du rejet social ou familial… la remise en cause devient presque impossible. On intègre la norme, on la défend, on l’enseigne, et ainsi, le contrôle se perpétue, transmis de mère en fille, de maîtresse d’école à élève, de croyante à convertie.
Ceci explique pourquoi certaines femmes ont fini par intérioriser et s’approprier inconsciemment cette contrainte au point de la défendre corps et âme. Vu sous le prisme du Syndrome de Stockholm, ce mécanisme devient plus clair: s’identifier à l’oppresseur pour survivre, pour ne pas sombrer, pour trouver un sens à ce qui n’en a pas. Elles croient choisir alors qu’elles reproduisent une soumission. La charte de Bidermann pourrait utilement servir de grille d’analyse pour comprendre comment certaines idéologies ont réussi à imposer un voile… non pas que sur les têtes, mais bien sur les esprits. Comme le dirait Chomsky: «Les gens ne savent pas qu’ils ne savent pas». Et dans ce cas précis, nombreuses sont celles qui ne savent même plus ce qu’on leur a volé: leur capacité à penser autrement, à réfléchir par elles-mêmes, afin de pouvoir défendre leur position et leur choix. Ainsi, la vraie question n’est pas: "Une femme a-t-elle le droit de se voiler? ", mais plutôt: "Pourquoi a-t-elle été convaincue que c’était son devoir?".
L’impact psychologique d’une invisibilisation: Peut-on imaginer ce que ressent un enfant dont la mère est entièrement voilée, dont le visage est masqué au quotidien? Que voit cet enfant? Que comprend-il des émotions, des expressions, du lien humain? Que se passe-t-il dans une salle de classe où l’enseignante est réduite à une paire d’yeux derrière une barrière textile? Que se passe-t-il dans l’imaginaire d’une petite fille à qui l’on répète que son corps est source de tentation qu’il faut cacher, justifiant, dans certains cas, de la voiler à partir de l’âge de 7 ou 8 ans?
Un bilan à faire en toute intégrité: Alors, posons la question fondamentale: Qu’ont gagné les pays et les sociétés où le voile est devenu quasi obligatoire, sinon socialement inévitable? Ont-ils connu un essor scientifique, culturel ou économique spectaculaire? Ont-ils éradiqué la pauvreté, les guerres, les violences domestiques, les inégalités sociales, la corruption ou le chômage? Ont-ils fait face efficacement aux défis climatiques, sanitaires ou éducatifs? Ont-ils connu un bond dans la production scientifique, la créativité ou l’innovation? Le port massif du voile a-t-il contribué à un meilleur vivre-ensemble? Rien ne semble l’indiquer. Au contraire, des études comparatives, comme les indices de développement humain ou de Doing Business, ne montrent aucun ‘miracle’ socio-économique dans les pays où la contrainte vestimentaire s’est renforcée. En réalité, la surpolitisation du voile y a accompagné soit un repli autoritaire, soit une instrumentalisation des divisions sociales, sans effet positif mesurable sur la liberté, la paix sociale ou le progrès des femmes. Des enquêtes comme celle d’Oxfam sur la scolarisation des filles au Sahel signalent que les codes vestimentaires restrictifs contribuent, dans certains contextes, à l’abandon scolaire et à l’invisibilisation intellectuelle des femmes —sans jamais en être, il est vrai, l’unique cause structurelle.
Et pourtant, rares sont les voix qui osent soumettre cette réalité à une analyse sereine, de peur d’être accusées d’islamophobie, d’occidentalisme, de colonialisme ou de trahison. Mais peut-on encore se voiler la face alors que l’histoire présente offre assez de matière pour dresser un bilan sérieux — ni idéologique, ni haineux — mais simplement lucide, vigilent… salutaire?
Il est temps de reconnaitre que le voile divise profondément les sociétés. Il creuse des fossés entre femmes, familles, collègues, générations, nationalités… Il suscite tensions, incompréhensions, replis identitaires. Mais surtout, il éteint, chez beaucoup de femmes, la possibilité de penser autrement et de remettre en question ce qui leur a été imposé comme vérité divine. Grâce à cela, elles auront peut-être la chance de sortir du cercle vicieux de la peur couplée à la culpabilité, presque d’être née "femme"! Comme disent certaines femmes qui, tout en s’affirmant croyantes, témoignent de la lente conscientisation d’une injonction mêlant foi, peur et identité: «On m’a appris que dévoiler mes cheveux était une honte, un péché. Mais jamais on ne m’a expliqué pourquoi Dieu s’offenserait d’une mèche désobéissante»(3). Ou l’activiste iranienne Masih Alinejad, fondatrice du mouvement My Stealthy Freedom, qui nous dit: «J’ai cru choisir le hijab… puis j’ai compris qu’une femme qui le retire va en prison. Ce choix-là n’existe pas».
À l’inverse, certaines femmes défendent le voile comme une protection volontaire contre la marchandisation des corps ou la société de consommation. Cette pluralité impose une obligation: ne jamais réduire les femmes voilées ni à des victimes, ni à des ‘cerveaux éteints’.
Une urgence: sortir de l’aveuglement. Il est temps d’arrêter de prétendre que tout est normal. Non, ce n’est pas normal qu’un tissu soit devenu l'étalon de la foi, l'armure de la respectabilité féminine, la frontière entre les "bonnes" et les "mauvaises" croyantes. Non, ce n’est pas normal que des millions de femmes dans le monde se voient imposer une tenue censée les "protéger", mais qui sert surtout à les enchaîner. Non, ce n’est pas normal qu’elles soient jugées, surveillées, assignées à des codes vestimentaires rigides qui n’ont été rédigés dans aucun texte sacré. Ce n’est pas normal de continuer à détourner les yeux alors que des cerveaux brillants sont mis sous silence, sous examen, sous contrôle.
Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas une question de religion, mais de pouvoir et de liberté confisquée. Ce qui est véritablement en jeu, c’est l’avenir intellectuel, émotionnel, politique et socio-culturel de près de 500 millions de femmes(5). Il est urgent de libérer la parole, la pensée, et de retrouver le courage de poser les vraies questions, d’ouvrir les vrais débats, sans tabou, sans peur, et surtout sans complaisance. Il est temps aussi que les hommes progressistes rejoignent la lutte pour la liberté de choix authentique, en dépassant la simple solidarité déclarative.
À l’heure où les sociétés arabes et musulmanes, mais aussi tant d’autres pays, voient resurgir le spectre du vêtement identitaire comme champ de bataille politique, la question n’est plus de savoir si le voile est compatible avec la modernité, la foi ou la liberté. La question, plus vitale, est celle de savoir: à quelles conditions la jeune femme d’aujourd’hui pourra, demain, choisir vraiment — et ôter, si tel est son désir, voile ou idées reçues, sans jamais voir son cerveau masqué et encore moins confisqué.
Plus que jamais, il s’agit pour les femmes d’exercer leur droit d’exister pleinement, de retrouver leur joie de vivre, cheveux au vent, tête haute, dignes, libres et cerveau en alerte.
Khadija Taoufik Moalla
1) Commémoration de la Journée internationale des droits des femmes.
2) https://www.leaders.com.tn/article/18762-le-voile-parlons-en
3) Extrait collecté sur un forum anonyme de jeunes Égyptiennes.
4) Ce chiffre inclut toutes les formes de voile (du hijab léger au voile intégral), tout en tenant compte des variations entre pays, générations et milieux sociaux. Il s’agit néanmoins d’un ordre de grandeur, basé sur les tendances observées dans les grandes enquêtes et recensements nationaux car il n’existe pas de source officielle confirmant exactement ce chiffre.