News - 12.04.2025

Mohamed Ennaceur Ammar - La formation d’ingénieurs à l’épreuve du XXIe siècle: Un modèle à réinventer pour une compétitivité internationale

Mohamed Ennaceur Ammar - La formation d’ingénieurs à l’épreuve du XXIe siècle: Un modèle à réinventer pour une compétitivité internationale

Par Mohamed Ennaceur Ammar - Dans un monde en perpétuelle mutation, la formation des ingénieurs se trouve à la croisée des chemins. Face aux défis technologiques, industriels et environnementaux, la Tunisie doit repenser son système de formation d’ingénieurs (SFI). C’est l’ambition du Livre blanc sur la formation des ingénieurs en Tunisie, un document stratégique qui dresse un état des lieux sans concession et propose des solutions inspirées des meilleures pratiques internationales.

Ce Livre blanc est le fruit des travaux d’un comité de réflexion stratégique réunissant plusieurs acteurs du monde académique et socioéconomique. Ce comité a été mis en place en 2021 au sein du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, et a bénéficié de l’appui de l’Agence française de développement.

La question n’est plus de savoir si une réforme est nécessaire, mais comment l’opérer au plus vite. Entre rigidité académique, inadéquation au marché du travail et faible internationalisation, le SFI tunisien doit se moderniser pour garantir l’employabilité et la compétitivité de ses diplômés.

Un modèle en expansion, mais en perte de vitesse

Depuis la création de l’École nationale d’ingénieurs de Tunis (Enit) en 1968, la Tunisie a progressivement bâti un système de formation d’ingénieurs solide, mais désormais un peu dépassé par les évolutions globales. Avec 88 établissements (55 publics et 28 privés), le pays produit chaque année plus de 7 000 ingénieurs. Mais si le système s’est étendu, sa structuration présente plusieurs faiblesses. Redondance des formations, absence de gouvernance centralisée, manque de reconnaissance internationale, les défis sont nombreux.

La principale critique vient du monde économique: les formations restent trop théoriques et insuffisamment connectées aux réalités industrielles. «Les jeunes ingénieurs arrivent avec un bagage académique solide, mais sans réelle expérience terrain ni compréhension des exigences du marché», confie un responsable d’une entreprise technologique.

Les diplômés tunisiens sont très sollicités à l’international, notamment dans les domaines de l’ingénierie numérique et industrielle. Toutefois, en l'absence d’une accréditation reconnue et de formations alignées sur les standards mondiaux, leur intégration sur le marché global demeure un défi majeur. Malgré ces obstacles, de nombreux ingénieurs tunisiens choisissent l’expatriation en Europe ou en Amérique du Nord, témoignant ainsi de la qualité de leur formation. Cet exode des compétences soulève la question de la rétention des ingénieurs tunisiens, essentielle au développement économique et social du pays. Le défi est d’autant plus important que le système de formation des ingénieurs peine à attirer des étudiants étrangers, notamment d’Afrique subsaharienne, et que ceux qui étudient en Tunisie rencontrent des difficultés pour obtenir un permis de travail sur place.

Le modèle actuel révèle plusieurs autres failles

1. Une gouvernance morcelée et inefficace

L’absence de coordination centralisée empêche une gestion efficace du SFI. Résultat : redondance des formations, manque d’harmonisation entre les établissements et absence de stratégie claire pour l’ouverture de nouvelles filières.

2. Une formation en décalage avec le marché du travail

Approche trop académique, avec peu d’intégration des compétences pratiques et professionnelles.
Absence de cursus en alternance, alors que ce modèle a fait ses preuves dans de nombreux pays développés.
Manque de spécialisation dans des secteurs émergents comme l’intelligence artificielle, l’IoT, la cybersécurité ou l’ingénierie verte.

3. Une reconnaissance internationale insuffisante

Seuls 80 programmes sur 277 sont accrédités par des instances reconnues comme la CTI (EUR-ACE) en Europe ou ABET aux États-Unis. Cette situation limite la mobilité des diplômés et leur employabilité à l’international.

4. Un accès aux études diversifié mais non régulé

Le système tunisien de formation en ingénierie repose sur plusieurs parcours types:

Un concours national accessible après les classes préparatoires, permettant d’intégrer des écoles d’élite telles que l’École polytechnique de Tunisie, l’Enit, Sup’Com, l’Ensi, etc.
Des écoles proposant des formations avec prépas intégrées, comme l’Insat.
Des instituts adoptant un modèle en deux cycles (3+3), à l’image de l’ISI.

Cette diversité contribue à la formation de profils variés, mais l’absence de régulation en amont nuit à un développement harmonieux des établissements de formation d’ingénieurs. Ce déséquilibre est aggravé par la prédominance des filières liées au numérique, souvent au détriment des autres spécialités en ingénierie. Cette tendance profite particulièrement aux établissements privés, qui attirent un nombre d’étudiants supérieur à celui des institutions publiques.L’accès aux cursus d’ingénierie est également confronté à des défis liés à la qualité du vivier des bacheliers. En 2023, seuls 53 % des bacheliers étaient issus de filières scientifiques et techniques, tandis que le taux global de réussite au baccalauréat, limité à 50 %, restreint l’apport de nouveaux étudiants au système de formation d’ingénieurs.

Que font les meilleurs? Leçons d’un benchmark international

Pour comprendre les modèles performants, le Livre blanc s’est appuyé sur une étude comparative des systèmes de formation en Allemagne, au Canada, en Corée du Sud, en Finlande et en France.

Objectif: identifier les pratiques les plus efficaces et les adapter au contexte tunisien.

Des modèles inspirants

• Allemagne: son modèle dual basé sur des universités techniques et des universités de sciences appliquées, associant apprentissage académique et alternance en entreprise, permet des interactions fortes avec l’industrie.
• Finlande: flexibilité et interdisciplinarité, avec une formation axée sur les compétences transversales et la créativité.
• Corée du Sud: excellence technique avec un investissement important dans la R&D, et forte implication des entreprises dans la formation.
• Canada: autonomie des universités, partenariats industriels forts et culture de l’innovation.
• France : intégration des grandes écoles et des universités au sein de pôles territoriaux, favorisant la mutualisation des ressources, des cursus innovants et une reconnaissance internationale accrue.

Leçons à retenir pour la Tunisie

Le rapport met en avant plusieurs leviers d’amélioration:

Aligner les formations sur les nouvelles réalités technologiques: intelligence artificielle, robotique, transition énergétique, transition environnementale, etc.
Favoriser l’apprentissage par compétences plutôt que par simple acquisition de connaissances, avec des programmes flexibles, adaptés aux besoins de l’industrie.
Créer des cursus en alternance et en apprentissage, intégrant plus d’expérience terrain pour une professionnalisation accrue.
Internationaliser les diplômes: favoriser les accréditations ABET, EUR-ACE, CTI pour faciliter la mobilité des diplômés.
Renforcer les liens entre écoles d’ingénieurs et entreprises.

Sept axes pour une transformation urgente

Le Livre blanc propose une feuille de route en sept axes stratégiques pour moderniser la formation d’ingénieurs en Tunisie. Parmi les recommandations phares:

1. Structurer et moderniser la gouvernance du SFI

Créer un organe central pour piloter la réforme et harmoniser l’offre de formation.
Planifier l’ouverture de filières en fonction des besoins du marché et des évolutions technologiques.

2. Réformer la pédagogie et intégrer les soft skills

Mettre l’accent sur les compétences transversales (gestion de projet, communication, éthique).
Multiplier les approches par projets, à l’image du syllabus CDIO (Conceive, Design, Implement, Operate) adopté par de nombreuses universités à l’international.

3. Généraliser l’alternance et l’apprentissage en entreprise

Mettre en place un statut "étudiant salarié", inspiré du modèle allemand.
Rendre obligatoire une période longue en entreprise pour chaque étudiant.

4. Accentuer la démarche qualité et accélérer l’internationalisation

Doubler le nombre de formations accréditées EUR-ACE et ABET en cinq ans.
Favoriser les doubles diplômes avec des institutions étrangères.

5. Miser sur le numérique et les technologies émergentes

Créer des spécialisations en intelligence artificielle, cybersécurité, industrie 4.0 et transition énergétique.
Utiliser les MOOCs et d’autres plateformes, pour favoriser un apprentissage personnalisé tout au long de la vie.

6. Encourager la formation continue et l’adaptabilité des parcours

Instaurer des formations certifiantes pour les ingénieurs en activité.
Adapter les cursus aux besoins changeants des industries.

7. Développer les compétences en ingénierie durable

Former des ingénieurs capables de répondre aux défis écologiques et énergétiques.
Intégrer l’économie circulaire et l’efficacité énergétique dans les programmes.

Un choix stratégique pour l’avenir

L’heure est à l’action. L’enjeu dépasse le simple cadre académique : c’est l’avenir de l’ingénierie tunisienne et son rayonnement international qui sont en jeu.

Si la Tunisie engage ces réformes avec ambition, elle pourra devenir un acteur clé de la formation d’ingénieurs en Afrique et en Méditerranée. À défaut, elle risque d’accuser un retard difficile à combler face à une concurrence mondiale toujours plus exigeante.

L’avenir du SFI tunisien repose désormais entre les mains des décideurs. S’en tiendra-t-il à ses structures traditionnelles ou relèvera-t-il le défi du XXIe siècle en adoptant une approche plus ouverte, inclusive, innovante et tournée vers l’entrepreneuriat ? Le choix est déterminant, et l’urgence est réelle.

Comme le souligne le Livre blanc, la Tunisie doit trancher entre modernisation et marginalisation. L’évolution de la formation des ingénieurs repose sur une volonté politique forte et une collaboration étroite entre l’État, les universités publiques et privées, ainsi que les entreprises.

Mohamed Ennaceur Ammar