Ridha Bergaoui : Le poulpe, un animal fantastique qui se fait de plus en plus rare

Le poulpe ou pieuvre ou octopus est un mollusque (animal à corps mou qui ne possède pas de squelette) qui appartient à la famille des octopodes (qui possède 8 bras), classe des céphalopodes (dont la tête est accolée aux bras). Cette classe comprend plusieurs espèces dont les poulpes, les calmars et les seiches. Le terme poulpe vient du grec «polypous» qui signifie plusieurs pieds.
Le poulpe est un animal fascinant aux caractéristiques étonnantes. Il est connu pour son intelligence et son pouvoir de camouflage et de chasse. Il est également fort apprécié pour ses qualités gustatives et culinaires. La chair de poulpe contient très peu de graisse, elle est riche en minéraux et vitamines avec de nombreux micronutriments qui font du bien à l’organisme et préserve sa santé.
Le poulpe est consommé depuis l’antiquité
Le poulpe est connu et consommé, surtout dans le pourtour méditerranéen, depuis très longtemps. Présent souvent dans les eaux peu profondes, le poulpe est facile à capturer et représente pour le consommateur une viande de qualité et pour les pêcheurs un complément de revenu. Des techniques traditionnelles de chasse, particulièrement l’utilisation de petites jarres en poterie, remontent à très loin et sont partout répandues.
Sa viande peut être préparée de différentes façons. En Corée, il est souvent consommé cru. Si non il est préparé en ragout, au four, frit à l’huile après une précuisson et souvent très apprécié en salade. En Tunisie on le prépare en couscous, pâtes, en ragout, kamounia et également en salade.
L’une des difficultés de préparation du poulpe est la texture un peu dure de la viande. Pour la surmonter, il était nécessaire de battre l’animal énergiquement longtemps pour attendrir la viande.De nos jours, il suffit de faire passer le poulpe quelques heures au congélateur pour avoir le même effet. Le poulpe vendu de nos jours chez les poissonniers ne nécessite généralement plus de battage et peut être nettoyé et cuisiné directement. Par ailleurs, certains ne savent pas préparer le poulpe surtout avec la présence de la poche à encre qui risque de se déchirer et de salir toute la cuisine. En réalité la préparation du poulpe est facile. Il suffit de le couper en deux au niveau des yeux, d’un côté les bras et de l’autre le manteau qu’on peut ouvrir et sortir tous les organes à jeter. Il suffit d’ôter les yeux d’un côté et le bec de l’autre, d’arracher la peau, qui s’enlève facilement, et le poulpe est prêt pour être cuisiné. Pour avoir de la viande tendre, il est préférable de passer par une précuisson dans l’eau jusqu’à ce que la viande soit moelleuse (la pointe d’un couteau ou d’une fourchette doit pénétrer aisément) et passer à la préparation de la recette envisagée tout en utilisant le court-bouillon.
L’encre de poulpe est utilisée par les grands chefs en cuisine (surtout espagnole et italienne) pour colorer certains plats sucrés et salés. Elle apporte une touche originale aussi bien sur le plan couleur que saveur iodée particulière. Elle convient surtout avec les pâtes et le riz aux fruits de mer ainsi qu’à certains gâteaux comme les cakes ou les macarons.
Quelques généralités sur le poulpe
Le poulpe possède un corps appelé manteau qui abrite les différents organes vitaux et 8 tentacules, placées autour de la bouche, qui lui servent aux déplacements, la fixation à un support et la préhension des aliments et des proies. Ces tentacules, (appelées aussi bras ou pieds) sont assez longs (peuvent atteindre 1m) et peuvent se régénérer en cas de blessure et perte. Ils sont munis de ventouses très puissantes qui servent à l’animal pour se fixer à un support mais également pour découvrir (grâce à des capteurs chimiques) le milieu environnant et même pour gouter la nourriture. Le poulpe possède deux yeux très puissants (mais ne différencie pas les couleurs) et un bec très dur capable de couper et déchiqueter les proies. Il possède également une poche à encre qu’il projette pour échapper à ses prédateurs. Un tube ou siphon permet la sortie de l’eau pour la respiration. Il peut servir également pour expulser l’eau sous pression pour propulser l’animal à très grande vitesse. Le poulpe possède trois cœurs, un cœur principal ou systémique et deux cœurs secondaires qui pompent le sang oxygéné des branchies. Le sang est de couleur bleu. Il ne contient pas de l’hémoglobine mais de l’hémocyanine. Le sang des céphalopodes contient du cuivre bleu et non du fer pour le transport de l’oxygène.
Le poulpe est carnivore. il se nourrit de coquillages, crabes, crustacées et de petits poissons. C’est un redoutable chasseur. Animal plutôt nocturne, il chasse généralement à la fin de la journée. Il attrape sa proie avec ses bras, lui injecte une neurotoxine, contenue dans sa salive, pour l’immobiliser, la traine dans son terrier et se met à la déchiqueter et l’ingérer. La reproduction se déroule au printemps. Lors de l’accouplement, le mâle dépose ses spermatozoïdes, grâce à un de ses doigts spécialisé pour l’usage, dans l’oviducte de la femelle se trouvant dans le manteau. La femelle pond des milliers de petits œufs (2 à 3 mm de diamètre) agglomérés en grappes qu’elle accroche à une surface rocheuse. Durant 4 à 6 semaines, elle surveille, protège et ventile ses œufs sans manger. Elle meurt à l’éclosion, deux semaines après la ponte, d’épuisement et de dénutrition. L’espérance de vie du poulpe est seulement d’une année pour les femelles et de deux années pour les mâles.
Le poulpe est généralement de couleur brune à rougeâtre. Cependant il peut changer de couleur en fonction de l’environnement et de son humeur (par exemple blanc lorsqu’il a peur et rouge lorsqu’il est en colère, marron orangé lorsqu’il est en activité ou joue, tacheté lorsqu’il est curieux et intéressé).
Le cerveau du poulpe est complexe et comporte 9 cerveaux, un central et un dans chaque doigt. Cette organisation permet à l’animal un contrôle précis de chaque bras et ses multiples ventouses dans une parfaite coordination.
Le poulpe préfère les eaux tièdes, dont la température est inférieure à 30°C. Il vit, à des profondeurs allant jusqu’à 200 m, entre les rochers, dans les herbiers de posidonies, les fonds sableux et souvent dans tout contenant qu’il trouve à sa disposition. Le poulpe est un animal solitaire qui ne tolère la présence d’un congénère que lors de la saison sexuelle. La distance entre les individus est estimée à une trentaine de mètres. Maitre de son territoire, le poulpe chasse et se déplace sur les fonds marins. Le poids du poulpe peut aller jusqu’à 3 à 10 kilogrammes et sa taille jusqu’à 1,30 à 3 m.
Le poulpe, un animal intelligent
Le poulpe est un animal inoffensif, sympathique même. Animal très curieux, il est considéré l’invertébré le plus intelligent, capable de mémorisation et d’apprentissage. L’expérience de l’ouverture des pots illustre bien sa capacité exceptionnelle et son agilité. Le poulpe peut reconnaitre les personnes, utiliser des outils simples. Il aime jouer et se camoufler d’une façon parfaite. Il est capable de sensibilités émotionnelles diverses comme ressentir le plaisir, la joie, l’excitation, la douleur et la détresse.
Dépourvu de squelette, le poulpe peut s’introduire par le moindre petit trou. Il est également très doué pour le camouflage en modifiant, en fonction de l’environnement, instantanément sa couleur et la texture de sa peau (grâce à des pigments et de petits muscles couvrant toute la peau) pour se fondre complètement dans l’environnement et passer inaperçu soit pour chasser soit pour fuir un prédateur.
Grace à son intelligence, à son pouvoir de camouflage et sa vision très nette, le poulpe est un excellent chasseur. Cependant il a une vie très courte et ne peut pas transmettre ses connaissances à la génération suivante et a, pour cette raison, peu évolué.
Le poulpe se raréfie
Plusieurs techniques de chasse existent. La chasse traditionnelle à la gargoulette est pratiquée en Tunisie dans le golfe de Gabes, particulièrement par les pêcheurs de Kerkennah. Elle consiste à jeter en mer des gargoulettes en argile où le poulpe peut venir se protéger. Ces gargoulettes sont retirées, quelque temps plus tard, pour récupérer les poulpes qui se trouvent à l’intérieur. On le pêche également au chalut.
Le poulpe commun (Octopus vulgaris) se raréfie depuis quelques années dans tout le bassin méditerranéen. La demande ne cesse de croitre et les prises aussi. On estime à 350 000 tonnes de poulpe péchés chaque année. La surpêche et la pêche illicite semblent être les raisons principales. La hausse des eaux marines peut être également une cause, le poulpe migre vers des zones plus profondes.
De nombreux pays interdisent la pêche du poulpe durant la période de ponte pour permettre la multiplication de l’espèce et le renouvellement des stocks. Lors de cette période, les femelles restent à côté des œufs dans des profondeurs faibles et deviennent vulnérables. La pêche en cette période est non seulement tragique pour le poulpe mais également pour les œufs qui risquent de ne jamais éclore.
Selon le Groupement Interprofessionnel des Produits de la Pêche (GIPP), la production nationale de poulpe a atteint 3,385 milles tonnes en 2018. C’est un produit destiné essentiellement à l’exportation. La Tunisie a exporté 1,9 mille tonnes en 2017 et seulement 1,1 mille en 2020 suite à la raréfaction du poulpe. Le poulpe est exporté surtout vers l’Italie (60%), l’Espagne (17%) et la Grèce (13%). Au total une quarantaine d’unités spécialisés opèrent dans le conditionnement et l’exportation du poulpe. Les poulpes sont congelés et conditionnés en barquettes individuelles ou en blocs dans des cartons.
En Tunisie, un arrêté du ministère de l’agriculture, des ressources hydrauliques et de la pêche fixe la campagne de pêche du poulpe, après avis d’une commission consultative. Il est strictement interdit de pêcher le poulpe en été de mi-mai à mi-octobre. Cette période peut être allongée pour aller de fin mars au 15 novembre si nécessaire. Par ailleurs, la pêche traditionnelle au moyen des gargoulettes, dans les iles Kerkennah, est interdite dans les fonds inférieurs à 5 mètres. Il est également interdit de pêcher des poulpes dont le poids unitaire est inférieur à un kilogramme.
Elevage intensif du poulpe
Pour remédier à la raréfaction du poulpe et face à une demande de plus en plus importante, certains avaient préconisé l’élevage du poulpe en aquaculture au même titre que les poissons d’élevage (loup, daurade, saumon…).
Quoique cette solution soit difficile (les larves ne mangent que des aliments vivants et ont besoin de conditions environnementales précises), elle est tout à fait réalisable et de nombreuses fermes de production intensive de poulpes ont vu le jour en Espagne et ailleurs. Cette solution est toutefois très contestée surtout par les défenseurs du bien-être animal et de l’environnement. Le poulpe étant un animal solitaire, intelligent et sensible et ne peut supporter les conditions des élevages intensifs. Par ailleurs le poulpe a une croissance très lente, a besoin de quantités importante de nourriture (mollusques, crustacées, crabes et petits poissons) et produit beaucoup de déchets. Son élevage intensif risque de nuire à l’environnement et représente une pratique non durable, fortement déconseillée.
Poulpe et pieuvre musquée
On confond souvent le poulpe commun (Octopus vulgaris) avec la pieuvre musquée (Eledone moschata) appelée en Tunisie Boumesk ou meski probablement en raison de l’odeur de musc qu’elle dégage.
Quoique tout ce qui a été dit précédemment sur le poulpe commun soit valable pour l’Eledone, ce dernier est cependant beaucoup plus petit, ne dépasse pas 75 cm de long et dont le poids à l’âge adulte est toujours inférieur à un kilogramme (souvent 650 grammes). Boumesk n’a qu’une seule série de ventouses sur les doigts. L’interdiction de pêche rapportée précédemment pour le poulpe n’est pas appliquée au Boumesk qui peut être péché toute l’année et au chalut également.
Conclusion
Délaissé il y a quelques années, le poulpe est de nouveau tendance et la demande est en forte croissance. Malheureusement les réserves s’épuisent et le poulpe se fait de plus en plus rare. Spécialistes, pêcheurs et associations tirent la sonnette d’alarme et demandent d’agir pour la préservation de cette espèce qui joue un rôle écologique très important, représente une source de revenus pour de nombreuses familles, une importante entrée de devises pour le pays et un aliment délicieux, nutritif et plein de bienfaits santé.
Il est nécessaire de préserver cette ressource, aider au renouvellement des stocks et protéger le poulpe en interdisant la chasse en été, la chasse des poulpes dont le poids est inférieur à 1 kg et appliquer la réglementation en vigueur. Il est nécessaire d’agir énergiquement afin de permettre aux générations futures de s’émerveiller face à cet animal fantastique et de profiter de sa délicate chair aux multiples bienfaits santé.
Ridha Bergaoui