News - 21.01.2025

Habib Batis: Enjeux et tensions autour de la notion de compétence et de l’APC

Habib Batis: Enjeux et tensions autour de la notion de compétence et de l’APC

La référence aux compétences est la marque des nouvelles politiques éducatives, soutenues par l’UNESCO, l’OCDE et les états engagés dans le processus de Bologne, visant à faire de la diffusion du savoir un moteur de développement économique et social. En Tunisie, cette référence pour l’organisation des enseignements à l’école de base s’est généralisée à l’université via l’instauration du système LMD. Cette diffusion d’ampleur est à mettre en relation avec le constat d’échec du système scolaire (redoublements, abandons…) et universitaire (chômage des diplômés).

Il a été montré dans le précédent article que le soutien des politiques publiques à l’approche par compétences (APC) dans l’éducation, et notamment dans l’enseignement supérieur, marque sans ambiguïté la volonté de mieux faire contribuer les institutions concernées au développement économique et social. Les responsables de l’éducation scolaire et universitaire estiment que l’APC est l’un des principaux leviers pour remédier aux échecs constatés et pour adapter les formations aux défis de la société moderne et de la vie professionnelle. Certains voient dans cette filiation un assujettissement de l’éducation aux intérêts économiques, au détriment de la culture et du développement des personnes, voire même de l’apprentissage. D’autres y voient la reconnaissance du rôle de l’éducation dans le développement économique. Ce n’est pas, loin s’en faut, le seul point de clivage entre les tenants et les détracteurs du recours à l’APC en éducation. Les uns mettent en perspective une meilleure mobilisation des savoirs et une meilleure lisibilité des qualifications, les autres y voient au contraire une négation des savoirs, une baisse des maîtrises des qualifications et un flou dans les évaluations certificatives. Si des positions aussi fortes s’expriment, c’est parce que les pratiques et les modèles qui les soutiennent sont très divers. Il est toujours possible de trouver des arguments en faveur de l’une ou l’autre position.
Au regard de ce qui précède, on saisit bien tout l’intérêt que les responsables du système scolaire et universitaire accordent à la notion de compétence. Toutefois, on ne peut s’en tenir à évoquer cette notion sans, d’une part, caractériser la manière dont on formalise précisément les compétences visées par la ou les formations dispensées et sans, d’autre part, spécifier encore plus fondamentalement ce qu’on entend par compétence.

Ce qu’on entend par compétence et ce qu’on peut en inférer

La notion de compétence, telle qu’on la définit aujourd’hui, trouve son origine dans le monde du travail et de l’entreprise. Son caractère polysémique conduit le plus souvent les auteurs à en donner leur propre définition. En parcourant la littérature, l’ensemble des définitions marque deux dimensions primordiales: les aptitudes à prendre en considération et l’évocation d’une «combinaison dynamique» de ces aptitudes. La compétence implique des aptitudes cognitives, affectives, relationnelles, sensori-motrices, procédurales…qu’un sujet compétent doit être capable de mobiliser au sein d’une «famille de situations» d’exécution. Cette dimension témoigne de son caractère complexe et singulier. Elle n’est pas observable en tant que telle, mais inférée à partir de sa manifestation dans des «situations» particulières de la même famille. Elle vise donc l’efficacité d’une action et sa transférabilité d’une «situation» à l’autre.

Ceci nous amène alors à nous poser légitimement la question si cette notion de compétence telle qu’elle est définie puisse offrir quelques pistes de travail pour inspirer des formations l’utilisant. Les travaux théoriques de chercheurs anglo-saxons relatifs à la «competency based education» remontent pour la plupart au début des années 70 [Houston, W.R. &Howsam, R.B., 1972. Competency-based teacher education: progress, problems, and prospects, Science Research Associates].Ces travaux concernent essentiellement la formation professionnelle. Les cursus dispensés pour ces formations intègrent des pratiques pédagogiques qui vont dans le sens de la première dimension qui caractérise la compétence. Néanmoins, si l’abondante littérature sur la notion de compétence évoque la «combinaison dynamique» de l’ensemble des éléments, elle ne précise pas la nature des processus en jeu dans l’activité que cette dimension est censée générer. Le risque est tellement grand, qu’en énumérant ces éléments, on est tenté de les traiter pour eux-mêmes, en dépit de toutes les vertus attribuées à leur «combinaison dynamique», dont les modes de réalisation restent un mystère. Cette difficulté est de taille si cette orientation pédagogique qui a fait son entrée via l’enseignement professionnel, cherche à s’étendre à tous les niveaux d’enseignement.

De plus, dans la logique de construction de formations sur la compétence, un rôle déterminant est attribué à la notion de «situation» pour élaborer ce qui est appelé «référentiel de compétences». Dans le monde du travail et de la formation, la démarche de construction d’un «référentiel de compétences» consiste à regrouper en famille des «situations» emblématiques d’un poste de travail ou d’un métier. On infère alors que c’est une même compétence qui s’applique à la même famille de «situations» et qui est à inscrire dans le même «référentiel». Plus précisément c’est la «famille de situations» qui définit la compétence et non l’inverse. Dès lors, il est essentiel de se poser la question de l’objectivité du regroupement des «situations» en famille. De la réponse à cette question dépend aussi celle relative à la validité scientifique des compétences qui en sont inférées. A ce sujet Perrenoud (2010) est explicite: «dire qu’une compétence se réfère toujours, explicitement ou implicitement, à une «famille» de tâches ou plus globalement de «situations» de même structure, ce n’est pas encore dire comment on constitue ces familles. Or, sans réponse claire et stable à cette question, on ne peut construire un référentiel de compétence satisfaisant ». C’est dire que la formulation et le degré de généralité d’une compétence mentionnée dans un référentiel sont inéluctablement dépendants des jugements portés par leurs concepteurs quant à la similarité des «situations» prise en compte pour inférer ces compétences.

Ainsi, vouloir professionnaliser des formations scolaire et universitaire amène à une profonde réflexion sur la notion de compétence en tant que support pour éviter les travers susceptibles de résulter de sa mise en pratique. Toutefois, indépendamment de son caractère scientifique ou non, la notion de compétence soulève de bonnes questions. Elle a l’intérêt de mettre en lumière une dimension de l’apprentissage peut-être trop souvent négligée : la mobilisation des savoirs en situations complexes ou, pour reprendre une ancienne terminologie, l’exploitation d’acquis. De plus,    il reste à expliciter comment, partant de cette notion dont le contour reste à clarifier, il est possible de rendre intelligible l’innovation pédagogique illustrée par l’APC.

L’APC en tant que choix pédagogique : quel fondement théorique?

Selon les concepteurs des réformes sur la base de l’APC, ce qui caractérise celle-ci est que les objectifs d’enseignement ne sont plus de l’ordre de contenus à transférer mais plutôt d’une capacité d’action à atteindre par l’apprenant. La volonté affichée est donc d’aller au-delà d’un processus d’apprentissage qui atteste de l’acquisition de comportements. Ce qui est plutôt visé est l’utilisation fonctionnelle des acquis de l’apprentissage pour résoudre des problèmes. Pour défendre ce point de vue, ils affirment même que l’APC puiserait ses racines dans l’école pédagogique du constructivisme. Une affirmation qui mérite d’être documentée car ce ne sont pas les chercheurs de ce domaine qui sont à l’origine de la notion de compétence mais bien le monde professionnel.

La différence entre l’APC et les pédagogies constructivistes est que dans la première, le savoir n’est qu’un outil, un accessoire dont on peut occasionnellement avoir l’usage dans la réalisation d’une tâche. Au contraire, dans une démarche constructiviste, le savoir constitue le but même de l’apprentissage. Dans l’APC, le progrès dans la maitrise du savoir n’est pas un objectif en soi. Seul compte le résultat final et son efficacité. L’usage que l’on fait du savoir est plus important que le savoir lui-même. En pédagogie constructiviste, la résolution d’une tâche, d’une situation problème est un moyen. C’est un cadre dans lequel l’apprenant, seul ou en groupe, est amené à découvrir la nécessité de concepts nouveaux pour cette résolution. De plus, contrairement à ce qui est souvent affirmé par les adeptes de l’APC, celle-ci et la pédagogie constructiviste ont un rapport différent quant à l’activité des apprenants en situation d’apprentissage. Pour les constructivistes, cette activité sur des «situations-problèmes» est une des manières, mais pas du tout la seule, de donner du sens et de faire participer l’apprenant à la construction de savoirs. Cette pédagogie n’affirme pas que tous les savoirs puissent être construits par ou avec l’apprenant. Elle n’exclut pas la transmission directe de savoirs lorsque celle-ci s’avère nécessaire. Au contraire, dans l’APC il n’y a ni construction ni transmission de savoirs. Il n’y a que développement de compétences. Et puisque cette notion de compétence est un «fourre-tout», il apparait impossible de transmettre une «compétence» ou de l’enseigner. Tout ce qu’on peut faire, c’est de s’exercer à la résolution d’une tâche et appeler cela «compétence».

Au final, les emprunts opérés à la théorie constructiviste pour légitimer le choix de l’APC ne sont pas pleinement convaincants. Mais il ne s’agit pas pour autant, de rejeter l’APC, il convient de la dépasser. Car, difficile de ne pas souscrire à l’idée des défenseurs de l’APC qui considèrent qu’il s’agit de favoriser une approche qui introduit les contenus à partir de questionnements issus de la vie réelle. Ce principe donne, en effet, sens aux apprentissages pour autant que ces questionnements ne soient pas compris de façon excessivement restrictive. Le mérite qu’on peut lui reconnaitre est celui d’avoir remis sur le devant de la scène pédagogique, la problématique de la mobilisation des ressources cognitives en situation de résolution de problèmes. Un vrai problème auquel la notion de compétence apporte une mauvaise réponse.

Par-delà les oppositions entre méthodes pédagogiques, savoirs académiques, savoir-faire technique

L’efficacité des grandes approches ou méthodes pédagogiques a été souvent appréhendée dans la littérature en opposant celles-ci. Les adeptes de l’APC n’ont pas échappé à cette règle en l’opposant à la pédagogie par objectifs dont le behaviourisme est le fondement théorique. Poser ainsi la question de l’efficacité en opposant un enseignement direct et explicite à un ensemble de pratiques pédagogiques centrées sur l’apprenant, n’est pas sans susciter un certain nombre de critiques. D’une part, elle gomme la diversité propre à chacune des approches. D’autre part, en s’enfermant de la sorte dans une opposition manichéenne entre activités spécifiques et activités complexes, on se prive d’une perspective autrement fructueuse qui consisterait dans une combinatoire de composantes relevant plutôt de l’une ou de l’autre approche.

A cet égard, il sera plus stimulant de dépasser les oppositions et de jeter des ponts entre les différents courants de recherche afin d’asseoir les piliers fondamentaux pour des formations de qualité. Pour cela, l’efficacité d’une formation serait tributaire d’une approche pédagogique éclectique. Car, dans tout processus d’enseignement, il existe un continuum d’activités plus ou moins spécifiques et plus ou moins complexes. Une approche qui reconnaît donc la pluralité de l’activité mentale de l’apprenant. C’est aussi celle qui entraine une recherche de cohérence ou, dit autrement, une quête de sens du savoir dispensé. C’est enfin, celle qui ouvre à une démarche impliquant un rapport critique aux savoirs antérieurs dont il importe de questionner la validité et, dans le cas d’une conclusion négative, de rechercher un dépassement. Plus concrètement, une approche qui articule la maîtrise des savoirs, l’exploitation des acquis en passant par la procéduralisation des connaissances (connaissances déclarativesconnaissances en acte) permet de dépasser les travers de l’APC et propose aux enseignants une évidente clarification des rapports entre savoirs et compétences. À ce propos, on ne peut s’empêcher de rapprocher l’exploitation des acquis de la notion de compétences en ce sens qu’il y est question de mobilisation des savoirs en situations complexes et inédites.

Signalons pour terminer qu’une telle approche éclectique permet de dépasser le caractère factice d’une opposition entre savoirs académiques destinés à alimenter les filières de recherche et des savoir-faire techniques supposés adaptés pour tenir tel ou tel emploi. Ainsi, il est possible de concevoir des parcours universitaires professionnalisants autrement que dans un rapport mécaniste entre formation et emploi. De telles formations ne peuvent être conçues que comme une forme intégrée de solides connaissances théoriques et de processus permettant leur mobilisation pour faire face à des problématiques professionnelles diverses. L’immersion dans le milieu professionnel ne peut pas se réduire à un «stage de terrain» classique destiné à développer un «savoir-faire» qui vient compléter un «savoir académique». Ce «stage» a à voir plutôt avec une pratique professionnelle susceptible de constituer une valeur ajoutée pour les professionnels eux-mêmes et donc une plus-value pour les étudiants en termes d’accès à l’emploi.

Habib Batis

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