Décès de Mahmoud Ben Jemâa: un philosophe et un poète engagé
Par Arselène Ben Farhat - La ville de Sfax s’est réveillée le lundi 7 décembre 2024 sous le choc de la triste nouvelle du décès de Mahmoud Ben Jemâa, Allah yarhamou.
Il était un homme exceptionnel, un grand militant, un homme de conviction, généreux et actif à l’échelle régionale et nationale. Il a rempli, tout au long de sa vie, différentes fonctions:
• Professeur de philosophie: Mahmoud Ben Jemâa a enseigné dans les lycées et à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sfax;
• Inspecteur principal, puis inspecteur général de l’éducation en philosophie: Mahmoud Ben Jemâa a encadré et a aidé les nouveaux enseignants de philosophie dans tous les lycées du sud tunisien (Direction Régionale d’Enseignement de Sfax, de Gabès, de Kébili, de Médenine, de Sidi Bouzid, de Gafsa et de Tozeur) et a participé activement au renouvellement des contenus des programmes et des méthodes d’enseignement de cette discipline. Chaque semaine, il se déplaçait dans diverses régions pour des visites d’inspection et d’assistance pédagogique. Il organisait également des séances de stage pour les enseignants débutants et des journées de formation continue pour tous les professeurs de philosophie.
• Traducteur rigoureux et fidèle aux textes d’origine depuis les années 1970: Mahmoud Ben Jemâa a traduit une quinzaine de livres en arabe comme les œuvres de Jean-Jacques Rousseau, de Robert Blanché, de Julia Kristeva, de Luc Ferry, etc. Je cite comme exemple «La Plus belle histoire de la philosophie» de Luc Ferry (Beyrouth, Tunis, Le Caire, Dar Tanwir, 2015) et «Histoires d’amour» de Julia Kristeva (Beyrouth, Tunis, Dar Tanwir, 2017). Il a aussi traduit en français les poèmes de Abou Kâcem Chebbi, de Nizar Kâbbâni, etc.Le 3 avril 2019, «l’Institut de Traduction de Tunisie» l’a invité dans le cadre de son programme «Un traducteur raconte son expérience de traduction». Il a signalé qu’il pratiquait la traduction «avec défi et plaisir»: «Pour moi, la traduction est une grande passion».
Ses efforts étaient récompensés par «le Prix de traduction arabe» en 2018 pour sa traduction de «Histoires d’amour» de Julia Kristeva.
• Essayiste et écrivain: Mahmoud Ben Jemâa a présenté, annoté et commenté en arabe une sélection de textes du «Mouqaddimâ» d’Ibn Khaldoun en 2006 et a publié des essais philosophiques et didactiques en arabe et des recueils de poésie en français comme «Émotions» (113 poèmes, 230 pages, Éditions Arabesques, 2018), «Reflets du cœur» (103 poèmes, 227 pages, Éditions Arabesques, 2019) et «Miroirs, ombres et lumières» (107 poèmes, 203 pages, Éditions Arabesques, 2021).
La prestigieuse Fondation Guido Gozzano a décerné à Mahmoud Ben Jemâa «une Attestation de mérite» en 2014 pour «la richesse de ses œuvres poétiques».
Le trait commun entre ces diverses facettes de Mahmoud Ben Jémâa (le professeur, l’inspecteur, le traducteur, l’essayiste et le poète), c’est son engagement patriotique: il était un défenseur acharné des droits de l’homme et des causes politiques et syndicales justes.Un événement qui m’a beaucoup marqué, c’est quand Mahmoud Ben Jemâa a été invité, le 4 mars 2019, par notre laboratoire Le LARIDIAME, à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sfax, après la publication de son recueil de poésie « Émotions ». Il était très ému, presque en larmes. C’est que le Doyen, Monsieur Mohamed Ben Ayed, plusieurs professeurs et des chefs de départements étaient venus assister à cette rencontre et lui ont rendu un vif hommage. Le Directeur du LARIDIAME, le Professeur Mustapha Trabelsi a présenté Mahmoud Ben Jemâa, le penseur et l’écrivain alors que Madame Raoudha Allouch a analysé les caractéristiques thématiques, stylistiques et rhétoriques de son recueil «Émotions».De jeunes étudiants étaient heureux de rencontrer les textes et l’écrivain, Mahmoud Ben Jemâa. Ils ont d’une part déclamé certains poèmes de son recueil « Émotions» en les mettant en scène par le rythme, le volume et la tonalité de leur voix. Ils n’ont pas d’autre part hésité à lui poser de nombreuses questions non seulement sur sa poésie, mais également sur son parcours de penseur, de philosophe et d’homme politique engagé.
Spontanément, Mahmoud Ben Jemâa a expliqué les raisons qui l’ont poussé à choisir la poésie comme moyen d’expression fondamental. La philosophie et la traduction impliquent un effacement du moi et un refoulement de la subjectivité alors qu’il a toujours besoin d’exprimer ses sentiments et ses émotions. La poésie assure le jaillissement d’une parole libre. Il a également parlé de ses multiples combats, de ses sacrifices et des sacrifices des intellectuels progressistes de sa génération et a esquissé l’image de la Tunisie dont il a toujours rêvé depuis son jeune âge: une Tunisie libre, démocratique, prospère fondée sur la justice et l’égalité. A la fin de la rencontre, il a lu plusieurs poèmes qu’il a écrits ou qu’il a traduits. Je cite comme exemple «Martyr» tiré du recueil «Émotions»:
«Martyr»
Morose est le ciel
Quelques rayons de soleil
qui vite s’enfuient
Quelle nostalgie
des jours où il faisait beau
sans peur dans les cœurs!
C’était l’euphorie
d’une liberté conquise
par un peuple uni
On pleure aujourd’hui
le sang d’un martyr
mort pour sa patrie
Qui l’aurait tué?
La haine au nom du sacré
tira sur Chokri
«Non à la violence!»:
c’était le dernier message
d’un glorieux martyr
Tous crient indignés:
A bas ceux qui ont armé
la main du tueur!
«On pleure aujourd’hui», comme le dit Mahmoud Ben Jemâa, la mort d’un ami, d’un frère très cher, on pleure la disparition de Mahmoud Ben Jemâa. Je présente mes sincères condoléances à tous les membres de sa famille, en particulier à ses enfants, Salma, Rached et Slim, à ses collègues et à ses amis qui ont milité avec lui et qui ont partagé les mêmes valeurs patriotiques et le même amour de la Tunisie.
Arselène Ben Farhat