«Les communistes de Tunisie» par Habib Kazdaghli
Par Khémaies Gharbi, Traducteur et écrivain - Les hasards de la vie ont parfois une manière étrange de nous reconnecter à notre passé.
En 1963, j’avais 18 ans, plein d’idéaux et de curiosité intellectuelle. J’avais écrit un article sur le Moyen-Orient intitulé «Où va cet Orient?». Le seul journal qui avait accepté de le publier était Ettaliaa (L’Avant-garde), organe officiel du Parti communiste tunisien. Ironiquement – ou peut-être de façon révélatrice de l’époque – peu de temps après la publication, ce journal fut suspendu pour plusieurs années, bien que mon article, somme toute assez insipide, n’y fût pour rien.
Cet épisode, à la fois anecdotique et symbolique, m’a marqué. Il illustre non seulement l’engagement du Parti communiste tunisien dans l’histoire intellectuelle et politique du pays, mais aussi les nombreux obstacles qu’il a dû affronter dans un environnement souvent hostile.
La providence a voulu que, six décennies plus tard, mon ami Si Lahbib Kazdaghli me demande de commenter son ouvrage consacré à l’histoire de ce même parti, publié récemment à Tunis, chez Nirvana au sein de la collection «MountadaEttajdid». Un témoignage d’amitié, sans doute, car il sait bien que je n’ai jamais été membre d’aucun parti politique. Émigré à l’étranger dès l’âge de 20 ans, je n’ai jamais adhéré à aucune organisation, politique ou syndicale. Un homme libre, en somme. Je suppose que Si Lahbib a vu en moi une plume capable d’honorer son travail avec honnêteté et rigueur intellectuelle, des qualités que notre amitié a su renforcer au fil des années.
Son livre retrace avec minutie l’histoire du Parti communiste tunisien entre 1920 et 1956, une période clé marquée par la lutte anticoloniale et les bouleversements idéologiques. À travers une analyse rigoureuse et documentée, il éclaire les méandres d’un mouvement politique qui, bien que minoritaire, a joué un rôle essentiel dans les luttes sociales et intellectuelles de la Tunisie.
Une approche chronologique
Ce qui rend la lecture de cet ouvrage particulièrement captivante, c’est que l’auteur a opté pour une approche chronologique. Plutôt que de suivre un découpage thématique ou de s’appuyer exclusivement sur les sources publiées, il déroule les événements tels qu’ils se sont produits, créant ainsi un récit fluide et accessible. Cette structure permet au lecteur de comprendre clairement les différentes étapes qu’a traversées le Parti communiste tunisien, depuis sa genèse à la suite du Congrès de Tours, en décembre 1920, jusqu’à l’indépendance du pays en mars 1956.
Parmi les dates clés que le lecteur retiendra, celle du 27 mars 1921 marque la fondation officielle du Parti communiste tunisien. Ce dernier s’inscrit dans un contexte historique où la montée de la « ferveur révolutionnaire » déclenchée par le succès de la Révolution d’Octobre en Russie suscitait un engouement international. Dès fin 1919, un courant révolutionnaire émerge au sein de la Fédération socialiste, se consolidant progressivement pour devenir une véritable «aile révolutionnaire». Ces influences se manifestent en Tunisie, où la dynamique du communisme trouve un écho parmi certaines élites et une partie de la population.
L’ouvrage met également en lumière l’évolution des positions politiques des communistes tunisiens. S’ils soutenaient initialement le projet d’«union française» proposé par le gouvernement français aux colonies, ils finirent par adhérer pleinement à la revendication d’indépendance totale du pays. Cependant, malgré cette prise de position claire, les communistes rencontrèrent des résistances. Les nationalistes et les syndicalistes affiliés à l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) refusèrent leurs offres de coopération, par crainte d’être accusés de «collusion avec les communistes». Cette division, bien que regrettable, n’empêcha pas les communistes tunisiens d’apporter leur contribution aux luttes pour l’indépendance.
Comme leurs homologues destouriens, ils subirent les aléas de l’internement dans le Sud tunisien et participèrent activement à la mise en échec, en 1954, des réformes dites «Voizard-Mzali». Cet épisode marqua un tournant, conduisant à la phase de négociation qui aboutit, en juin 1955, au retour triomphal de Habib Bourguiba et, par la suite, à l’indépendance du pays.
Des militants intègres et dévoués
Mais cet ouvrage ne se limite pas à relater des faits historiques. Il rend hommage aux hommes et aux femmes qui ont incarné ce mouvement: des militants intègres et dévoués, qui ont consenti de nombreux sacrifices, parfois au prix de leur liberté ou de leur vie. L’auteur rappelle que derrière les grandes idéologies, il y a des luttes humaines, des réunions clandestines, des familles brisées, mais aussi des rêves d’un avenir meilleur. Ce contexte, marqué par les tensions idéologiques mondiales et l’héritage des théories de Marx, Engels et Lénine, a forgé un courant politique résolument engagé dans la défense des droits sociaux et des idées progressistes.
Si l’histoire du Parti communiste tunisien demeure méconnue pour beaucoup, ce livre prouve que la Tunisie, loin d’être isolée, a été un terrain d’échanges intellectuels intenses. L’ouverture à la langue française et l’interaction avec le Parti communiste français témoignent de cet enracinement dans une pensée universelle, nourrie par les idéaux humanistes et les luttes pour l’émancipation.
Une œuvre de mémoire
Cet ouvrage est bien plus qu’une simple reconstitution historique. Il est une œuvre de mémoire, une contribution précieuse à la compréhension de l’histoire politique de la Tunisie. Pour quiconque souhaite approfondir ses connaissances sur le rôle des idées, des engagements et des luttes qui ont façonné la Tunisie moderne, ce livre est une référence incontournable. Il nous invite à ne jamais oublier que derrière les idéologies et les mouvements, il y a des parcours humains, des aspirations collectives et des sacrifices individuels qui méritent d’être honorés.
Enfin, on découvre avec émotion que les communistes tunisiens, loin de renier Bourguiba dans les dernières années de sa vie, lui témoignèrent un soutien empreint d’humanité. Georges Adda, figure éminente du Parti communiste, adressa le 4 novembre 1997 une lettre au président Ben Ali pour demander la fin de la résidence surveillée imposée à Bourguiba à Monastir. Il plaidait pour qu’il soit rendu à sa famille à Tunis et autorisé à recevoir les visiteurs étrangers soucieux de son état de santé. Ce geste, empreint de respect et d’affection, symbolise la fidélité des communistes tunisiens à une figure majeure de l’histoire nationale, une admiration née dans les années 1930 et qui ne s’éteignit qu’avec sa disparition.
Khemais Gharbi
Bruxelles, 18 décembre 2024