Habib Ben Salha - Aberrazzak Cheraït: L’homme – ville
T1
Aberrazzak Cheraït. Et Tozeur. Il faut croire que le Maître des nuances vous autorise à reproduire la musique des lettres réactives: E, E, T, T, R, R, Z, Z… Suivons ces miroitements. Le passeur a-t- il désiré faire de sa ville une oasis éclose, peut-être même a- t- il pensé qu’il pourrait donner un autre souffle aux roses indolentes ou transformer le nonchaloir en charmant vouloir? Nous sommes ici à la source d’un futur antérieur bien tunisien. Le chemin a besoin de dominos qui tiennent la ligne. Notre pays est plat comme un tapis infiniment simple, ni formes abruptes, ni gouffre obscur, ni abîme improbable, mais une terre encore humaine, sans accents trop graves, sans ombre très aiguë …Voici la suite.
T2
Quelle est la vraie couleur d’une ville? Nous allons partir de Bâab Lassâl (Ecoutez au lieu de traduire, laissez les sons naviguer à leur aise). Comment échapper à la tentation de Hammamet, éviter les filets de Kairouan, contourner la fulgurance de l’amphithéâtre de l’antique Thysdrus, côtoyer Chott el-Jérid avant d’atteindre la plus grande palmeraie du Grand Sud? Itinéraire ou itinérance, le jeune oasien est à la recherche d’un instant propice. Le flot lumineux n’est pas un instantané. A gauche, le cocher discute avec son cheval seul à seul. A droite, le marchand de dattes compte ses doigts. Au milieu, on promet un cinéma aux douze D. Fermez les yeux pendant quelques minutes au lieu de chercher à comprendre !
T3
Avez-vous vu cet ingénieur ambitieux en train de s’installer dans le silence de l’artisan-briquetier? Le paysan têtu brave-t-il le mauvais temps, l’architecte rêveur lui accorde la pointe finale. Tableau complet: le maçon ne s’entend plus, le plâtrier râle, le conducteur de travaux indiscret lâche un mot sudique, le voisin souvent jaloux recherche l’embarras; « Tout homme qui dirige, qui fait quelque chose a contre lui … ». On connaît la suite. Merci Jules Clarétie de changer d’avis. Vous êtes au pays de Magon et d’Ibn Chabbat. L’eau a une mémoire infaillible. Qui a transmis de génération en génération une si simple expression musicale? Penser le présent en offrant les saveurs du passé d’une maison familiale à un futur incertain, suivre le rêve de l’architecte de l’eau (-doucement, ne bousculez pas le calcul citoyen, vous aurez votre part dans quelques minutes). Tout se recompose sous les yeux d’un maire grand, exigeant, souriant et ébloui. Avez –vous jamais vu Abderrazak Cheraït en train de marcher ? Sûr comme un palmier dattier, certain comme un olivier immense, actif comme une vigne magnanime, autoritaire comme un arc- en- ciel qui passe.
T4
Où sommes-nous donc ? Cette ville à l’étincellement infini nous parle d’une manière particulière. On voit le bruissement: quel heurtoir? Le premier masculin semble pressé, le second désire être nommé, le troisième à hauteur de l’enfance est tout un langage. Le vert accepte le jaune, son voisin assagi. Quant au sable, prenez garde : quand il se fâche, il se multiplie. Des cercles dans des cercles aux ombres fidèles, aux dessins pleins de bouches, aux virgules à demi victorieuses et aux points morts à demi. Une ville chargée de mystères, aux coins et aux recoins, aux trappes et aux grappes, aux clefs immenses attendant l’accord des serrures paresseuses. – Midi ou Minuit, les horloges tombent souvent en panne. Le sablier laisse passer les grains de la vie. Sans limites- rempli de savoir étrange comme le silence du bois de palmier.
T5
Ainsi donc : une oasis. Une vie. Un point, ce n’est jamais tout. La ville va nous ouvrir ses portes. Le fond muré semble provisoire. La série des arcs tantôt la même, tantôt différente dessine des échos. Changez d’angle, Bilad Jerid nargue les compas. Les ombres engendrent des cercles en train de se faire et de se défaire. Cela donne des spirales en quête d’infini. Les décors muent: des arcades et des arcatures, des triangles, des losanges et des carrés. La postérité dira arabisance ou quelque chose comme ça. Tozeur, il n’est pas si facile de vous quitter…
T6
Abderrazak Cheraït n’a pas boudé sa ville. Il a laissé dire la brique, et mis les palmiers à la suite, nulle exclusion possible ? Il a cherché dans le commun les signes du singulier. N’a-t- il pas gratifié son sol natal d’une autre durée ? Il a chargé ses murs de gestes déliés en donnant de la valeur à tout ce qu’il touche, du sens à n’importe quelle résistance, du possible dans un monde plutôt retors. Du coup, chaque trait porte en lui la texture des lignes primitives. Chaque retrait retrace le déjà vu sous une autre posture. Avez-vous croisé la chèvre de Picasso ? Tozeur a emprunté quels secrets à la simplicité ! Serions-nous incapables de gérer la réussite? Et puis, admirez au cœur de la palmeraie, car chaque parcelle paraît différente, le calme de l’équilibre jéridien. L’ostentatoire n’a pas pu supplanter le sobre.
T7
Qui a donné une lune à chaque palmier ? Qui a rendu la parole au désert assoiffé de beautés, prié le soleil d’épargner la nuit ? Le poète Abou el Kacem Chebbi n’a pas habité les nuages, n’a pas piégé les ramures, n’a pas bu le ciel. Il a porté au plus beau le langage de la nature, peint la lumière qu’on ne peut pas éteindre, écrit la fragilité des ténèbres, décrit le théâtre et les émotions des peuples nés pour rester libres. Il est toujours à Tozeur et ailleurs. Voici de nouveau d’autres grands qui vont renaître. L’impossible ne devait pas être tunisien.
Reprenons la route. Où va-t-on ? Tounis al–jamila vous demande d’aller vers l’essentiel.
Habib Ben Salha
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