Riadh Zghal: L’apport de la recherche sociologique tunisienne en question
«On s’attarde souvent sur ce qui nous abîme au lieu de se concentrer sur ce qui nous aide à nous reconstruire», écrit Yasmina Khadra dans son roman Le Vertueux.
Comment reconnaître, ne pas se tromper sur «ce qui nous aide à nous reconstruire» ? Quel secours peut apporter la sociologie pour corriger les choix politiques, économiques et sociaux erronés, voire désastreux. Mais y a-t-il un besoin de sociologie pour diriger le pays ?
Les 11 et 12 octobre, six institutions et associations de la société civile ont réuni leurs efforts pour organiser avec succès un colloque de sociologie centré sur une rétrospective de l’enseignement et de la recherche sociologique en Tunisie, depuis la seconde moitié du siècle dernier. C’était à la fois une occasion d’honorer la mémoire des fondateurs et d’écouter la vision de la trentaine de conférenciers quant au chemin parcouru par la recherche sociologique dans notre pays.
Si les tout premiers enseignants-chercheurs en sociologie sont venus d’autres disciplines – philosophie, psychosociologie– les générations suivantes sont passées par une formation en méthodologie de recherche. C’est munis de concepts théoriques et de techniques d’investigation appropriées qu’ils ont exploré le vaste champ des domaines qui structurent la société et forgent sa dynamique. Les présentations des travaux des fondateurs se sont étalées sur une large palette de sujets: les difficultés d’institutionnalisation de sociologie en tant que discipline universitaire à part entière, la colonisation/décolonisation, le syndicalisme, les femmes en tant que sujet et objet de recherche, la relation Etat-société, la culture et les valeurs entre ruptures et mutations, l’évolution de la société à travers l’histoire, la formation dans les méthodes et les techniques de recherche, les transformations rurales, l’hyperurbanisation, la sociologie du quotidien, la sociologie de l’art, la sociologie du sport, la production scientifique…
Malgré la diversité du corpus sociologique et sa richesse, et bien que de nombreux sociologues fondateurs ou non aient réalisé des études commandées par les gouvernements successifs ou par des organismes internationaux, on reste dubitatifs quant à l’impact des éclairages sociologiques sur les décisions politiques. Cependant, au fil des interventions, s’est profilée une image des dysfonctionnements qui ont marqué aussi bien le chemin truffé d’obstacles parcouru par certains sociologues que le processus cahotant du développement souhaité. On a entendu durant ce colloque des expressions récurrentes : ruptures versus accumulation, oppositions, disparition d’institutions de recherche, développement anarchique, illusion trompeuse d’un Etat croyant dominer la situation mais dépassé par une dynamique sociale qui lui échappe, une puissance sociale qui défie la verticalité du pouvoir.
Ainsi, grâce aux travaux des sociologues, on saisit la persistance des formes héritées de l’organisation sociale, que ni la dictature, ni la parodie démocratique n’ont pu avoir raison des forces sociales qui s’imposent sporadiquement avec plus ou moins de violence ou de retrait. Le retrait se matérialise par la fuite des compétences, l’émigration clandestine, la déviance sous différentes formes, l’économie informelle, l’abstention électorale, la fuite des capitaux, la défiance vis-à-vis des pouvoirs en place…Si ce n’est par la violence, la société renforce les germes de sa déstructuration et se vide de ses richesses humaines et immatérielles dont les valeurs sociales partagées qui font son liant.
En revenant à la question des fondateurs de la sociologie tunisienne, peut-on affirmer, comme le fait l’historien Hichem Skik à propos de fondateurs de sa discipline qui ont réussi à bâtir «une école tunisienne de l’Histoire(1)», en appliquant une méthode scientifique rigoureuse de réécriture loin des idéologies et de la manipulation politique ? Dans quelle mesure la sociologie tunisienne qui a débuté avec la période coloniale et a subi une influence française décisive s’est-elle décolonialisée ? Cette question en appelle bien d’autres: Quel a été et que sera l’impact des premiers sociologues en matière d’enseignement et de recherche sur les générations successives ? et sur la demande sociale pour la sociologie ?
Répondre à de telles questions nécessite une revue de la littérature du domaine et des sujets de recherche investigués par les générations successives depuis près de soixante-dix ans maintenant. C’est alors qu’on pourra reconnaître les prolongements ou les ruptures d’approche et l’existence ou non d’un socle commun soutenant la production scientifique, sa pertinence et ses biais. On aurait pu révéler une tendance ne serait-ce qu’approximative si ce colloque avait inclus un atelier doctoral où de jeunes chercheurs présenteraient leurs projets de thèse ou de mémoire de master, en dévoilant leurs références théoriques et les auteurs sur lesquels ils s’appuient le plus, la fréquence de citation des fondateurs nationaux dans leurs travaux, leurs choix de techniques d’investigation et, en conséquence, dans quelle mesure tout cela s’inscrit-il dans la ligne de leurs prédécesseurs ou s’en détachent ?
Parler d’une école tunisienne, c’est aussi appréhender sa place à l’international : dans quelle mesure des noms de sociologues tunisiens apparaissent lorsqu’on interroge des moteurs de recherche scientifique et des sites de documentation payants ou gratuits ? Que représente le volume des citations de leurs travaux ? Ce sont de telles informations qui pourraient fournir une idée sur l’existence d’une pierre, si réduite soit-elle, que la sociologie tunisienne aurait apportée à l’édifice humain de cette science.
Il reste que le développement d’une science est tributaire d’une demande sociale et du lieu où se forme cette demande. Les signaux de cette demande peuvent être détectés à deux niveaux au moins. Celui de l’emploi des diplômés de sociologie : qui les recrute et dans quel emploi ? Si certains sont recrutés par l’éducation nationale, on ne peut en déduire un apport de la discipline dans la formation des élèves sans considérer le contenu des matières qu’ils enseignent. S’ils sont recrutés dans l’administration ou les entreprises publiques ou privées, à quels postes sont-ils affectés et pour quelle mission en rapport avec la sociologie ? Une réponse à de telles questions renseignerait sur l’existence/absence d’une réelle demande pour la sociologie.
Le second niveau qui renseigne sur la demande sociale pour la sociologie réside dans l’appel à des sociologues pour constituer des équipes de conduite de projets d’études commandés par les institutions gouvernementales, les organismes internationaux ou les associations. De tels projets aboutissent généralement à des propositions d’action. Seulement si l’apport des sociologues est négligé, qu’il est dissous dans les propositions formulées par d’autres spécialistes, si elles ne reçoivent pas d’audience parmi les décideurs, alors on peut conclure de l’absence d’une véritable demande socio-institutionnelle pour la sociologie.
Puisse ce colloque qui a servi d’espace pour de riches débats sur la production sociologique tunisienne être suivi d’autres et surtout stimuler une demande sociale qui fera progresser cette science pour l’intérêt général. Si une meilleure connaissance de la dynamique à la base des changements sociaux est prise en compte par les décideurs, elle aura un impact sur la pertinence des décisions stratégiques et sur l’efficacité d’une gouvernance visant l’amélioration de la qualité de vie des citoyens. Car comme l’écrivait Abou Hayan Attawhidi: «La science est destinée à l'action et l'action est destinée à la survie, et si l'action demeure en deçà de l’apport de la science, alors la connaissance devient un poids pour le scientifique.»
Riadh Zghal
(1) هشام سكيك، تقديم كتاب حبيب القزدغلي تونس المناضلة، منشورات نيرفانا، تونس 2024
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