La grande problématique de la pauvreté et les réponses de Riadh Zghal, dans son livre à Al Kitab (Album photos)
Pas facile de mettre en débat un livre comme celui de la professeure Riadh Zghal intitulé «Lutte contre la pauvreté et développement régional durable», publié aux Editions Leaders. La séance de présentation et de signature, tenue mercredi 20 novembre 2024 à Al Kitab Mutuelleville aura été, heureusement, un agréable moment d’échanges féconds. Les théories innovantes abouties en concepts opérationnels, énoncés par l’auteure invitent en effet à des analyses plurielles.
L’introduction, synthétique et brillante, par le Doyen Maher Gassab sera très utile pour comprendre les problématiques et inciter à la lecture de l’ouvrage. La professeure Zghal y ajoutera une note instructive pour évoquer, au-delà du pourquoi de ce livre, toute la démarche personnelle qui a fondé son avancée de recherche académique nourrie par le pragmatisme de l’enquête sur le terrain.
L’interaction avec les présents sera animée. Hafidha Chekir, en juriste qui cherche à comprendre l’approche sociologique et gestionnaire d’une problématique aussi ardue que l’éradication de la pauvreté, suscite une véritable interrogation. Souad Triki, Ali Chelbi, Aziza Dargouth, Mohamed Khemiri, Rym Ben Zid, Abdelhamid Hénia, Hédia Abdelkefi, Mohamed Dhraief, Assia Atrous, Ali Hamrit et autres connaisseurs se relaieront pour saluer la qualité du livre, mais aussi interpeller l’autrice sur des aspects qui restent en quête de réponse. Assia Atrous se demandera pourquoi dès qu’une question cruciale comme la pauvreté est mise en exergue par les décisionnaires, son impact s’aggrave au lieu de s’étioler. La réponse dans le livre…
Lutte contre la pauvreté et développement régional durable
De Riadh Zghal
Editions Leaders, octobre 2024,
200 pages, 32 DT
En librairie et sur www.leadersbooks.com.tn
Préface
Par Maher Gassab
L’indépendance de la majorité des pays en développement dans les années 1950 et 1960 n’a pas permis aux peuples de ces pays d’éradiquer la pauvreté et d’atteindre la prospérité promise durant les trente glorieuses et pendant la vague néolibérale amorcée au début des années 1980. Au contraire, à mesure que ces pays s’enrichissaient, ils tombaient généralement dans «la trappe des pays à revenu intermédiaire». Depuis 1990, 108 pays sont restés piégés dans cette catégorie. Une situation qui concerne 75% de la population mondiale . Les rares pays qui ont réussi à se hisser au niveau des pays à revenu élevé sont généralement ceux qui ont pu intégrer l’Union européenne, ou les chanceux qui ont pu profiter de la découverte de nouveaux gisements pétroliers, gaziers et autres ressources naturelles sur leurs territoires.
Les organisations internationales n’hésitent plus à reconnaître que les stratégies de développement imposées à ces pays pendant plus d’un demi-siècle ont montré leurs limites. Néanmoins, elles se focalisent essentiellement sur les aspects techniques de telles stratégies, pour expliquer leur échec, en insistant notamment sur les erreurs de séquentialité des politiques mises en œuvre. C’est une approche où la dimension purement économique demeure dominante, ne permettant pas d’examiner les vraies causes de l’échec des stratégies de développement des pays décolonisés depuis plusieurs décennies.
De même, les politiques économiques libérales couplées à la démocratie représentative sont autant de recettes qui se sont révélées inadaptées aux conditions sociopolitiques de la majorité des pays en développement. De fait, elles n’ont pas réussi à conduire ces pays vers un développement économique inclusif.
Il s’ensuit que des analyses extra-économiques des raisons profondes des échecs des stratégies de développement sont plus que nécessaires pour révéler et mettre l’accent plutôt sur les causes que sur les symptômes d’un tel échec. Dans ce sens, le présent ouvrage de Professeure Riadh Zghal nous présente une excellente analyse sociopolitique de certains déterminants de la persistance de la pauvreté dans les pays en développement et particulièrement en Tunisie. Il met également en exergue les leviers d’une nouvelle stratégie de développement en vue d’une lutte efficace contre la pauvreté.
Après une analyse systémique et fine des principaux facteurs de la pauvreté en Tunisie, Professeure Zghal aboutit, dans le premier chapitre, au constat que l’agriculture, l’artisanat et le commerce informel restent les principales activités dans les régions défavorisées et pauvres de la Tunisie. Des activités accessibles mais à faible valeur ajoutée. La pauvreté ne peut pas être réduite à un simple chiffre, calculé sur la base des dépenses quotidiennes des ménages. En effet, elle est la manifestation d’un gaspillage des ressources humaines dès l’enfance, en raison de l’inefficacité des systèmes éducatifs, la fuite des compétences, la négligence de la culture en tant que ressource, et la discrimination à l’égard des femmes. Une nouvelle gouvernance qui tienne compte d’un tel gaspillage multidimensionnel des ressources est la seule à même de réduire la pauvreté dans le pays et dans ces régions. Durant les dernières décennies, les organisations de Bretton Woods sont certes devenues de plus en plus sensibles à cette approche multidimensionnelle de la pauvreté, en instituant des indicateurs comme l’Indice du développement durable (IDH) et les Objectifs du développement durable (ODD). Toutefois, les résultats des politiques adoptées en la matière sont décevants. De telles politiques demeurent déconnectées des conditions sociales, politiques, économiques, religieuses, institutionnelles et aussi géopolitiques des pays et de leurs régions.
Dans le second chapitre, Professeure Zghal montre que la pauvreté n’est pas uniquement la conséquence d’un gaspillage multidimensionnel des ressources humaines, mais probablement le résultat d’un facteur plus profond et très peu étudié : “la colonialité”. Selon Zghal, la colonisation ne s’arrête pas à l’occupation d’un territoire, ayant atteint le mental, elle se perpétue bien après les indépendances ; c’est le phénomène de “colonialité”, selon la terminologie de Quijano (2007). Un phénomène qui conduit à un “meurtre culturel”, selon les termes de Cheikh Anta Diop. Ainsi, la décolonisation ne suffit pas pour faire disparaître dans les esprits certaines représentations comme la dévalorisation de l’indigène, le mépris de sa culture, la supériorité culturelle des anciens colonisateurs. Il s’ensuit que la pauvreté peut être expliquée par l’enracinement de la “colinialité” chez les citoyens et les gouvernants des pays en développement, amplifiant ainsi un complexe d’infériorité et inhibant les capacités productives reposant sur les savoirs et le savoir-faire locaux. Un cercle vicieux s’installe progressivement, entretient la pauvreté et la renforce. Somme toute, Professeure Zghal dévoile magistralement dans ce chapitre plusieurs aspects d’une “nouvelle théorie de la colonialité” et ses implications sur le développement et la lutte contre la pauvreté.
Dans le troisième chapitre, Professeure Zghal énumère les mérites de la décolonialité. Cette politique devrait débuter par la libération des énergies créatives, fondée sur la croyance en les capacités endogènes de production des savoirs. Le courant de la décolonialité met en valeur les connaissances produites par des populations hors de ce qu’il est convenu de qualifier de science. Les leviers de développement doivent reposer sur les savoirs et les traditions des populations locales, souvent qualifiés de “folklore” et ne relevant pas du savoir scientifique. Ce nouveau paradigme permet de remettre en question l’hégémonie culturelle et scientifique exercée à des fins principalement économiques par les pays développés. Le salut ne viendra pas des pays dominants, mais d’une dynamique créative favorisant la diversité culturelle et la prospérité. La décolonialité est loin d’être une idéologie, car les cultures ne s’opposent pas, mais s’enrichissent mutuellement dans un système culturel en perpétuel mouvement.
Après l’effort conceptuel original sur les questions de colonialité et son corollaire, la décolonialité, le quatrième chapitre de l’ouvrage revient sur le problème de la pauvreté examiné auparavant. Le chapitre se penche en particulier sur les “nouvelles” voies de lutte contre ce fléau. Tout d’abord, Professeure Zghal insiste sur la nécessité de transformer le système éducatif en ne se contentant pas de le réformer. Cela passe par un changement de paradigme au niveau pédagogique et dans la gestion des ressources humaines. La pédagogie doit se transformer pour être au diapason du monde actuel et préparer les générations futures à l’économie de la connaissance et aux technologies de rupture, tout en préservant le rôle stratégique des enseignants qui demeure crucial dans le système éducatif. Sur un autre registre, l’autonomisation des agents se révèle être, aussi, un levier incontournable pour la lutte contre la pauvreté. Elle concerne les ruraux, les jeunes sans emploi et les femmes, souvent marginalisés. Leur autonomisation se traduit par un changement d’attitudes de la société envers eux et de leurs propres attitudes à l’égard d’eux-mêmes, conduisant à un changement culturel et affectant les relations sociales et les valeurs : vecteurs de la dynamique économique, favorisant notamment la formation des clusters.
Le cinquième chapitre clôture l’ouvrage, en présentant une feuille de route pour un développement régional inclusif. Ce plan d’action repose sur trois piliers : la décentralisation, la démocratie délibérative et la bonne gouvernance. Ces trois forces conjointes se renforcent mutuellement et génèrent une dynamique de développement durable. Un plan d’action qui devient de plus en plus urgent pour faire face au flou organisationnel qui caractérise l’économie tunisienne, où l’organisation bureaucratique est tiraillée entre une rationalité formelle et une logique sociale. Une organisation bureaucratique qui a été bercée par un patrimonialisme exacerbé, en jouant, de tout temps, sur deux tableaux, celui de la tradition patrimoniale et celui de l’autorité rationnelle et légale.
Cet ouvrage est une véritable découverte et une invitation à revoir les questions du développement et de la pauvreté dans les pays en développement en dehors des sentiers battus. Un nouveau regard à la fois ambitieux et optimiste. En adoptant une analyse systémique profonde, le livre donne la preuve que l’étude des questions comme la pauvreté et le développement régional ne peut pas se limiter aux théories purement économiques. Les dimensions sociales, politiques et culturelles sont d’un apport central pour élucider et bien comprendre ces problèmes de développement. Cet ouvrage est un concentré d’apports théoriques importants issus des multiples publications antérieures de Professeure Riadh Zghal. A cela s’ajoute l’effort de conceptualisation important qui fait de ce livre une référence sur les problématiques de développement. Une référence certes pour les chercheurs en sciences sociales, mais aussi un document riche et utile pour les décideurs afin qu’ils s’imprègnent des analyses systémiques lors de la conception et la mise en œuvre des politiques de développement. Un ouvrage qui contribue sans aucun doute à la réflexion et à une meilleure approche dans la recherche et l’établissement des stratégies adéquates dans les pays en développement, pour sortir de la malédiction de l’appartenance au groupe des pays à revenu intermédiaire.
Maher Gassab
Professeur de sciences économiques
Directeur de publication de l’ouvrage :
L’économie tunisienne 2024. Quel avenir
pour la résilience économique ?
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