Hédia Khadhar - Flaubert et la Tunisie précoloniale: Le voyage à Carthage (II)
Des Notes au roman
1- Réécriture romanesque des Notes
La critique s’intéresse généralement à Salammbô en cherchant à rapprocher le roman du texte qui l’a inspiré, le récit de Polybe. La description des faits tient en une ligne dans l’Histoire générale de Polybe, nulle couleur, nul relief, nulle image, le fait est consigné sans émotion et sans art. Dans Salammbô, le fait est repris, Flaubert lui donne vie, l’anime, en fait sortir un monde concret et vivant qui exige une puissance d’évocation, une richesse de coloris et une science des valeurs presque infinies.
S’agissant des Notes, maintes remarques du Carnet n°10 reparaîtront presque intactes dans Salammbô. C’est ainsi que la plaine de Medjez-el-Bab apparaît dans les Notes: «Quand on la découvre, elle semble devoir vous boucher la route, puis elles se placent à gauche comme si elles glissaient invisiblement. Les montagnes sont tantôt à droite, tantôt à gauche: on dirait qu’elles se déplacent». Et, dans Salammbô sur la route de Sicca: «La route s’allongeait sans jamais finir. A l’extrémité d’une plaine, toujours on arrivait sur un plateau de forme ronde ; puis on redescendait dans une vallée, et les montagnes qui semblaient boucher l’horizon, à mesure que l’on approchait d’elles, se déplaçaient comme en glissant » ? Ailleurs il écrit : «La terre se fend, si régulièrement, en forme de dalles...», ce qui devient dans le roman: la terre était toute fendillée par des crevasses qui faisaient, en la divisant comme des dalles monstrueuses.
2- Les personnes rencontrées
Les personnes qu’il rencontre l’inspirent au moment de créer ses personnages romanesques. C’est ainsi que la petite bédouine rencontrée par hasard: «Sur ma route, à droite, je rencontre une petite bédouine, le coude dans la main et la joue dans les trois doigts !» devient dans Salammbô: «(d’autres prêtresses de Tanit, à Sicca) restaient accoudées, le menton dans la main, et plus immobiles que les sphinx...» Mlle Rosemberg, dame de compagnie de la famille Davis «pur type zingaro, longs cils, lèvres charnues, courtes et développées, un peu de moustache, des cils comme des éventails, des yeux plus que noirs et extrêmement brillants, quoique langoureux, pommettes colorées, peau jaune, prunelles splendides et noyées…» Ce portrait a sans doute inspiré Flaubert quand il décrit la fille d’Hamilcar: «As-tu vu ces grands yeux sous ses grands sourcils», «ses longs cils recourbés faisaient des ombres sur ses joues». Enfin, le Bey de Tunis offre le prototype qui réapparaît sous le portrait du suffète Hanon. Dans les Notes: «Le Bey paraît et s’assoit sur sa chaise en os de poisson; un sabre et des pistolets sont derrière lui, avec sa tabatière et son mouchoir. Figure fatiguée, bête, grisonnant, grosses paupières, œil enivré, il disparaît sous les dorures et les croix.» Ce qui devient dans Salammbô: «et l’on découvrit sur un large oreiller une tête humaine tout impassible et boursouflée; les sourcils formaient comme deux arcs d’ébène se rejoignant par les pointes, des paillettes d’or étincelaient dans les cheveux crépus, et la face était si blême qu’elle semblait saupoudrée avec de la râpure de marbre. Le reste du corps disparaissait sous les toisons qui emplissaient la litière».
Les impressions des Notes apparaissent avec plus d’acuité quand il s’agit de Carthage. Certes, Flaubert reconstruit la ville quartier par quartier: «C’était sans doute là Mégara, les Mappales étaient aux terrains rouges. Byrsa se détache complètement; toute la plaine de Tunis, l’extrémité du lac et Tunis en rose; tout ce qui est à gauche de Saint-Louis, les ports, la Goulette, la mer, la Mamemlif, très visible.» Ailleurs, il s’interroge: «A quoi servaient les murs qui descendent vers la mer comme des cloisons ? restes d’une cale, d’un môle.» Il devine intuitivement le plan de Carthage: «Sous les citernes, les ruines recommencent... juste en face la façade Saint-Louis, il devait y avoir un chemin, c’est le bout de la chaussée ou de la rue, comme la base d’une tour.» Cette description devient dans Salammbô : «Mais Carthage était défendue dans toute la largeur de l’isthme: d’abord par un fossé, ensuite par un rempart de gazon, et enfin par un mur, haut de trente coudées, en pierres de tailles, et à double étage. ...Cette première ligne de murailles abritait immédiatement Malqua...La colline de l’Acropole, au centre de Byrsa, disparaissait sous un désordre de monuments...Derrière l’Acropole, dans des terrains rouges, le chemin des Mappales, bordé de tombeaux s’allongeait en ligne droite du rivage aux catacombes ; de larges habitations s’espaçaient ensuite dans des jardins, et ce troisième quartier, Mégara, la ville neuve, allait jusqu’au bord de la falaise, où se dressait un phare géant qui flambait toutes les nuits. Carthage se déployait ainsi devant les soldats établis dans la plaine.»
Des Notes au roman, quelques exemples :
Mégara dans les Notes:
«Du plateau, à droite des citernes, c’était sans doute là Mégara, les Mappales étaient aux terrains rouges»
Qui devient dans Salammbô: «C’était à Mégara, faubourg de Carthage dans les jardins d’Hamilcar»
Le Kef dans les Notes:
«Sur ma route à droite je rencontre une petite bédouine, le coude dans la main et la joue dans les trois doigts ! Qui lui a appris cette pause-là?»
Qui est réécrit:
«Même image à propos des déesses à Sicca»
«D’autres restaient accoudées, le menton dans la main».
Des serpents vus lors du voyage aux serpents romanesques
«Le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue comme un collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu’à terre…» Salammbô, (chap. 15)
3- Entre mythe et réalité
Pourquoi parmi tant d’autres récits de voyageurs, celui-là est-il inimitable ? Sans doute, parce qu’il est inséparable du mythe de Salammbô. On peut certes révoquer en doute la fidélité archéologique de l’écrivain, mais là n’est pas l’essentiel, exprimé en 1862 par le poète Leconte de Lisle: «Bravo, mon bonhomme ! tu es poète et un peintre comme il y en a peu. Si ta Carthage ne ressemble pas à la vieille ville punique, tant pis pour celle-ci.»
Est-ce le destin de Carthage toujours en proie à la destruction et à la reconstruction? Flaubert, parmi tant d’autres voyageurs, a donné vie à un monde enfoui qui ne cesse depuis d’inspirer artistes, historiens, archéologues ; et de livrer de plus en plus ses secrets.
L’avouerai-je pour terminer ? C’est grâce à Flaubert que moi, Tunisienne, j’ai mieux perçu certains aspects de Carthage, car voyager avec Flaubert, c’est assister au regard, à l’impression spontanée car de toute chose contemplée, l’œil de Flaubert fait sa substance la plus personnelle. Du monde neuf vu avec une acuité extraordinaire, il donne à toute chose et toute scène leur lumière et leur couleur originales, et, l’accompagner dans son voyage, c’est revivre ses émotions, c’est être admis dans ses confidences, c’est assister en même temps que lui au processus créateur qui donnera Salammbô ; c’est découvrir comment la chose devient mot, et comment le mot devient pouvoir.
L’homme à la recherche des temps antiques nous fait revivre une antiquité nouvelle. Flaubert n’est pas l’amateur d’exotisme, c’est l’homme d’un autre regard, rien n’y manque: ni les péripéties les plus inattendues, ni les rencontres galantes, ni les personnages romanesques, ni les observations les plus courantes sur le temps, la nourriture...
A lire en filigrane le voyage, on sent presque le voyageur accompagné, il revoit le pays de Jugurtha, d’Apulée, il voyage avec des ombres. Sur les rives de la Medjerda, il devine le pont d’Hamilcar à La Marsa, devant un dromadaire sur une terrasse tournant un puits, il écrit : «Cela devait avoir lieu à Carthage».
Bref, Flaubert a ce style qui renferme tout: réalité et légende.
Avant même d’avoir terminé Salammbô, Flaubert désirait écrire un roman sur «l’Orient moderne, l’Orient en habit noir» qu’il aurait intitulé Harel bey, cité par Marie Jeanne Durry dans «Flaubert et ses projets inédits».
Il projetait d’accorder une place importante aux personnages et aux situations inspirés de ses observations durant son séjour en Algérie et en Tunisie.
Dans ce roman, il chercherait à représenter la lutte ou plutôt la fusion de la barbarie et de la civilisation, la scène doit se passer au désert et à Paris, entre Orient et Occident, opposition de mœurs, de paysages et de caractères, tout y serait, et le héros principal devrait être: «Un barbare qui se civilise près d’un civilisé qui se barbarise, développer ce contraste des deux mondes finissant par se mêler».
Hélas ! Ce roman n’a pas vu le jour.
Le Voyage à Carthage illustré
1 - Itinéraire du voyage
Du 12 avril au 12 juin 1858
Première étape
• Lundi 12 avril 1858 : Départ de Croisset, Lyon ; Valence, Avignon, Marseille.
• Mercredi 14 avril : Bain, visite de l’Hôtel de la Darce. Visite de l’Hermus. Visite du jardin zoologique.
• Jeudi 15 avril : Promenade, Musée.
• Vendredi 16 avril : Embarquement sur l’Hermus pour l’Algérie.
• Samedi 17 avril : Malaise.
• Dimanche 18 avril : Arrivée à Stora, mouillage de Philippeville, • Lundi 19 et Mardi 20 avril : Visite de Constantine.
• Mercredi 21 avril : Départ de Stora
• Jeudi 22 avril : Débarquement à Bône
Deuxième étape
• Samedi 24 avril : Arrivée à La Goulette
• Dimanche 25 avril : Visite du Belvédère et de l’Ariana
• Lundi 26 avril : Visite du quartier maure
• Mardi 27 avril : Visite de La Marsa, Carthage et La Malga
• Mercredi 28 avril : Visite du Musée de l’abbé Bourgade
• Jeudi 29 avril : Promenade sur la place de la Casbah
• Vendredi 30 avril : Visite au palais du Bey. Cérémonie de baisemain
• Samedi 1er mai : Départ pour Utique
• Dimanche 2 mai : Visite des ruines d’Utique.
• Lundi 3 mai : Sidi Bou Saïd, La Marsa, Gammart.
• Mardi 4 mai : La Marsa
• Mercredi 5 mai : Visite de Carthage
• Jeudi 6 mai : Visite de Carthage
• Vendredi 7 : Visite de Carthage
• Samedi 8 mai : Jour de courrier
Troisième étape
• Dimanche 9 mai : Départ pour Bizerte
• Lundi 10 mai : Bain maure
• Mardi 11 mai : Visite de Bizerte
• Mercredi 12 mai : Visite de Porto-Farina.
• Jeudi 13 mai : Visite à MM. Dubois, Cavalier et Kraff
• Vendredi 14 mai : Cérémonie du baise-main au palais du Bardo
• Samedi 15 mai : Répétition de la Cérémonie du baisemain au Bardo (les corps consulaires)
• Dimanche 16 mai : Visite à M.Davis.
• Lundi 17 mai : Promenade sur les hauteurs de Sidi Belhassen.
• Mardi 18 mai : Hamam-lif, Radès
• Mercredi 19 mai :Uthina
• Jeudi 20 mai : Retour à Tunis. Visite chez M. Cavalier et soirée chez M. Wood.
• Vendredi 21 mai : Dîner chez M. Taverne.
Quatrième étape
• Samedi 22 mai : Départ pour Le Kef en passant par Le Bardo, Borj-el-Amri, Medjez-el-bab,
• Dimanche 23 mai : Sloughia, Testour, Dougga.
• Lundi 24 mai : Plaine d’El-Kharib, Sidi abd-rabbou, plaine d’El Gharsa, plaine de Bednadjat, fondouk de Bordj-el-Massaoud, Le Kef
• Mardi 25 mai : Visite du Kef
Cinquième étape
• Jeudi 27 mai : Départ du Kef, Souk-Ahras.
• Vendredi 28 mai : Milesimo, Guelma.
• Samedi 29 mai et dimanche 30 mai: Constantine
• Lundi 31 mai : Repos
• Mardi 1er juin : Repos
• Mercredi 2 juin : Philippeville. Départ pour Marseille
• Jeudi 3 juin : Arrivée à Marseille, train, Lyon, Dijon, Fontainebleau, Melun, Paris.
• Lundi 7 et mardi 8 juin: Paris
• Mercredi 9 juin : Rouen
• Jeudi 10, vendredi 11, samedi 12 juin: Sommeil.Lorsque Flaubert arrive en Tunisie, les Français et les Anglais étaient sur le site archéologique de Carthage.
M Davis - galerie découverte en plein-cintres en maçonnerie pour entrer -couloir-escalier. Vasque carrée portique mauresque. Ainsi, M. Davies vers la moitié du 19e siècle, donna au British Museum des mosaïques et stèles carthaginoises.
Visite du musée de l'abbé Bourgade.
(1806-1866) Aumônier de la Chapelle Saint-Louis en 1842
La maison qu’il habitait était remplie d’objets des recherches archéologiques qu’il effectuait.
2-Images du Beylik et de la politique
a- Le Beylicat de Tunis
Le Beylicat de Tunis, appelé Royaume de Tunis ou Régence de Tunis par les sources occidentales anciennes, est le régime politique de facto de la Tunisie du 15 juillet 1708 au 12 mai 1881 instauré par Hussein 1er bey.
Bien que faisant nominalement partie de l’Empire ottoman, le Beylicat jouit d’une quasi-indépendance. Quand Ahmed bey meurt en 1855, c’est son cousin Mohamed qui lui succède.
D’un niveau d’instruction fort modeste, il est partisan du pouvoir absolu et ne voit pas d’un bon œil les réformes préconisées à Istanbul ou à Tunis. Il se met à tout régenter.Il sera «réformateur malgré lui» et ce, suite à la condamnation de Batou Sfez, accusé de blasphème et non gracié par le Bey.
Sous la pression des diplomaties occidentales, il promulgue le Pacte fondamental en 1857 qui assure liberté, égalité, sécurité à tous les sujets.
b- Visite du palais du Bey à La Marsa
c- Au palais du Bardo
«Le bey paraît et s’assoit sur sa chaise en os de poisson ; un sabre et des pistolets sont derrière lui ; avec sa tabatière et son mouchoir. Figure fatiguée, bête, grisonnant, grosses paupières, œil enivré, il disparaît sous les dorures et les croix.
Chacun à la file l’un de l’autre vient baiser l’intérieur de sa main, dont il appuie le coude sur un coussin. Presque tous donnent deux baisers: un, puis ils touchent le haut de la main avec leur front, et un second pour finir».
«D’abord, les ministres, puis les hommes à turban vert et à turban potiron. Les militaires, en costume, sont pitoyables: gros culs dans des pantalons informes, souliers éculés, épaulettes attachées avec des ficelles, immense quantité de croix et de dorures;
«Les prêtres blancs, maigres, sinistres et stupides: l’air bigot est le même partout. L’intolérance de ramadan m’a rappelé celle du carême des catholiques»
«Quand je veux rêver à Carthage, c’est la rue de Vendôme qui se représente.
Et je me croyais pourtant revenu de tout cela! Le cœur est comme les palmiers, il repousse à mesure qu’il se dépouille…
Je n’ai aucune aventure ni tragique, ni amoureuse…
J’ai vu ce matin, au palais du bey, tous les dignitaires de la Régence baiser la grosse patte de cet homme. J’en connais deux autres que je lui préfère. Laissez-moi les prendre et les couvrir de baisers… A vous! A vous…»
(Lettre à Jeanne de Tourbey)
Tunis, 15 mai 1858
d- Visites chez les Consuls
Il rencontre le consul général d’Angleterre M. Wood qui l’invite à dîner.
Et M. Monge, consul à Bizerte ;En revanche, il ne rencontre pas le Consul général de France Léon Roches.
3- Images de la société
a) Musulmanes et musulmans
Les seules femmes musulmanes qu’il rencontre c’est à son arrivée à l’hôtel de France à Tunis, il voit «un tas de femmes qui cousent et repassent dans le patio».
Et sur la route du Kef, il aperçoit avec surprise: «Surprise du douar. Femmes au bord des tentes sans voiles».Quant il s’agit des hommes, il découvre une grande diversité de costumes.Il croise des turcs : «De bons turcs dans de bons cabriolets».«Rencontré des bédouins armés de coutelas énormes»
Sur la route du Kef, il rencontre un chasseur de lions.
«Nous entrons dans Kellad. Il y a des lions»
Et au fondouk bordj Messaoud «M. Mesaoudi, chasseur de lion, il en a tué 3»
«Amène des dizaines de femmes et ripaille»
Et une fantasia
«Je galopais ma pelisse sur mes genoux, mon takieh sous mon chapeau, zagarit coup de fusil, fantasia» Parade équestre, en usage dans les festivités arabes, au cours de laquelle des cavaliers exécutent à vive allure des exercices de voltige, en déchargeant leurs armes.
b) Juifs et juives
«Visite à M. Shuchinais, juif, bégayant, à tics dans la figure»
Le soir, station dans un café chic. Il rencontre trois musiciens juifs:
«Un aveugle jouant de la mandoline, long nez, balançant sa tête continuellement comme un éléphant ; un pâle, haut front jouant d'une sorte de violon sans corps ; un gros, bête, jouant du tambour de basque»«La terrasse du café - Juifs & Juives avec des jambarts d’or; une putain, les sourcils peints complètement joints»c) Les Chrétiens
«Le père Jérémie, jovial, chéchia sur le derrière de la tête, cheveux ébouriffés, spirituel et très ironique, fait cas «des bons vivants» c’est son mot ancien curé de Boufarik. Il a mangé du lion».
Dans l’Eglise, ce sont les tasses de café au lait enfoncées dans la muraille qui servent de bénitier»
d) Les Maltais
«Retour de l’Ariana à Tunis en cabriolet, conduit par un Maltais.»L'émigration maltaise au début du XIXe siècle était motivée par une série d'épidémies, de chocs économiques et des problèmes liés à la haute densité de population exaspérée par un notable.
A Bizerte, il rencontre «Mr Mosca, Italien, pieds nus dans ses pantoufles fort sale»
Il y avait aussi 4.000 Italiens et quelque 250 Grecs pendant la période 1850-1860.
Il manque de ressources naturelles. Un à deux mille Maltais partaient chaque année entre 1818 et 1832. Selon J.Ganiage, au milieu du XIXe siècle, il y avait 6 à 7.000 Maltais en Tunisie.
e) La Population noire
12 ans après l’abolition de l’esclavage. «Accoutrement de Fregy, mon nègre, hideux» «Fregy nettoie mes habits et cire mes bottes»
A Darel-bey au Kef, il observe:
«Fontaines en grosses pierres de taille-eau claire négresses battant du linge avec leurs pieds-éclaboussures d’argiles blanches partout une très maigre dans l’eau jusqu’aux chevilles et retroussée jusqu’au haut des cuisses»
4- Rencontres féminines chez M.Davis et M de Kraff
a- Mlle Rosemberg
Chez M. Davis: «Mme Davis maigre, gracieuse, petits yeux-os saillants prête je crois à accepter l’invitation à la valse» p. 66
«Mlle Nelly Rosemberg pur type zingaro, longs cils, lèvres charnues courtes et découpées- un peu de moustaches, des cils comme des éventails, ses yeux plus que noirs et extrêmement brillants que langoureux, pommettes colorées, peau jaune, prunelles splendides et noyées dans le sperme- visite gaye».
b- La danseuse Ra’hel
Lors d’une soirée chez M de Kraff
Une danseuse
«Dans le patio flambeau d’argile verte au milieu sur une table, poissons dans un bocal et eau de vie. Les deux chambres ouvertes un grand flambeau par terre au milieu comme un candélabre d’Eglise
Ra’hel petite, maigre museau allongé, les sourcils complètement rejoints par de la peinture noire-rouge.
Danse du crapaud le cul plus haut que tout le reste grande liberté»
c- Visite chez Ra’hel dans les souks
Le lendemain, visite chez Ra’hel près du souk aux cuirs:
«Escalier, Kandah , merde, une chambre au fond, une à gauche, ces dames au salon ! un beau collier d’or à grands anneaux tout plats.
Ma chambre ! pierres ! on cale la porte avec deux pierres, portière en mince calicot au fond gueulades des juifs, on bouche la fenêtre avec un oreiller grand lit à moustiquaires horribles draps couverture à bandes rouges un matelas brun de crasse,
On voit le jour par les murs et on a peur de faire s’écrouler la maison en limant mouvement de poêle à frire continu »
«Dîner au couscoussou. Gassen me demande, de la part des Arabes, si je connais des femmes «d’une autre jambe» (empuse !) ; il y en a une dans le pays. Je suis ici dans la patrie d’Apulée.
Nuit sur la terrasse, clair de lune, chiens ; le fronton du temple, les maisons blanches, la plaine bleue et perdue dans la brume.»
A travers cette perception, le regard ironique, voire caricatural, de Flaubert montre une société multiple, en pleine mutation où se mêlent Orient et Occident sans goût et de manière anarchique.
Description des villes
1- L’Ariana
«Charmante, délicieuse, enivrante chose. Les terrasses blanches des maisons à volets verts saillissent au milieu de la verdure, le tout est dominé, en échappées, par des montagnes bleues! champs d'oliviers, caroubiers énormes - des haies de nopals où les feuilles vieillissant sont devenues des branches»
2- Radès
Flaubert voit la ville comme un espèce de Fontainebleau «Pour aller à la Goulette, jardins figuiers, petit pont en bois, les navires à droite, le village de Radès blanc et propre.
Lieu saint, un prêtre à la porte d’une mosquée hurle «l’azeur», car il n’y a pas de minaret.
C’est un rendez-vous de parties fines pour les musulmans une espèce de Fontainebleau. On y vient la belle saison avec sa maîtresse- rencontré sur un mulet un officier du Général Khereddine»
3- Hammam-lif
A Hammam-Lif, Flaubert rencontre un Ruffian:
«Dans un café, j’examine l’illustre Karoubi, le premier ruffian de la Tunisie et qui a posé devant le Prince de Joinville, dans une fonction extra virile. Il a l’air très vénérable: chapeau de paille et paletot de matelot, son chic participe du marin et du modèle d’atelier; barbe longue, bagues nombreuses, calvitie sur le devant de la tête: peut poser pour un Saint-Jean»
«Je n’ai vu à présent aucune bête féroce (je ne compte pas les chacals), mais j’ai tué à coups de fouet un serpent assez raisonnable qui courait en plein soleil, sur la poussière»
«Voici la manière dont les arabes de Tunis s’y prennent pour se guérir de la vérole : ils enculent un âne.
On se livre ici à une bestialité enragée. C’est l’effet du climat, dirait Montesquieu.»
4- Des mosquées
«Sur la place de la Casbah, çà et là au-dessus des terrasses blanches un minaret carré entouré de lumières jaunes (lampes à huile qui brûlaient) odeur de tabac et de benjoin»
A Mez el bab (sic) sous la mosquée un café.Testour à gauche, blanc et propre-deux minarets
5- Des Bazars
6-Des Cafés
«Cafés pleins de monde et de bruit, de la musique qui grince»Tradition des cafés à Tunis
Le 1er café est celui de Sidi Belhassen autour de 1240. Il aurait introduit le rituel du café en Tunisie afin de veiller et suivre un cycle de prière nocturnes.
A l’époque ottomane, on assiste à l’introduction du café turc sous Youssef dey et l’ouverture de plusieurs cafés dans les souks.
En 1849, il y avait un «Amine des kahouagias». Les registres fiscaux mentionnent 99 cafés dans la Médina et ses faubourgs.
Ces cafés étaient pour la plupart décorés:
«Des images de manœuvres militaires (Epinal).»
«Au fond, deux lions gigantesques tirant la langue»
Les spectacles de rue
1- Carragheuz
C’est un théâtre parodique et populaire turc constitué de marionnettes plates animées derrière un rideau. Il conte les types et les mœurs de la population de manière burlesque.
En opposant la figure licencieuse de carragheuz aux normes établies.
«Il a une bosse et un espèce de costume espagnol, les Arabes se ruent pour le voir: «barra, barra!»«Il y a eu plusieurs Carragheuss… Je crois le type en décadence. Il s'agit seulement de montrer le plus possible de phallus. Le plus grand avait un grelot qui à chaque mouvement de reins sonnait; cela faisait beaucoup rire! Quel triste spectacle pour un homme de goût ! et pour un monsieur à principes.»
2- «Un Aïssaoua ou le charmeur de serpents»
«Il faisait danser des serpents. Vieux en haillons, maigre; ses dents canines, supérieures très proéminentes, seules dents qui lui restassent, le font ressembler à une bête féroce. Il a tiré d'un sac deux serpents à tête très plate».Il s’agit de la Confrérie de Sidi ben Aïssa dont les membres s’adonnent au spectacle mais aussi pratiquent la guérison des morsures d’animaux venimeux.
3- Des Ombres chinoises
Lors de ses déambulations à Tunis, Flaubert a «vu des ombres chinoises déplorables dans le bouge d'un Maltais, même quartier».Rappelons que le théâtre d’ombres consiste à projeter sur un drap des ombres produites par des silhouettes découpées et montées sur des baguettes, des silhouettes d’acteurs des jeux de mains que l’on interfère dans le faisceau lumineux qui éclaire l’écran.
Conclusion
Le Carnet de Flaubert brosse un tableau de la Tunisie précoloniale, notamment son histoire culturelle et sociale.
La raison de l’intérêt de cette question est tributaire de l’inconsistante thèse de la vacuité culturelle qui a gouverné les travaux des historiens européens concernant la Tunisie.Dans quelle mesure la pensée réformiste est-elle seule tributaire de ‘Abduh et El-Afghani, comme on a coutume de le dire mais de découvrir ce que la société est et pense d’elle-même. Flaubert nous aide à la découvrir.
L’écriture de Flaubert est ponctuée vers les arts visuels et les arts du spectacle. A travers cette perception, le regard ironique, voire caricatural, de Flaubert montre une société multiple, en pleine mutation où se mêlent Orient et Occident sans goût et de manière anarchique.
Flaubert est sensible aux tensions latentes: Bey despote, consuls anglais et français en pleine rivalité. Bédouins face aux Turcs, Italiens, Maltais, juifs, chrétiens œuvrant pour leur propre intérêt, conditions des noirs et des femmes…
Ce tableau de la vie politique et des mœurs est un précieux documentaire sur la Régence de Tunis qui s’ajoute aux récits des chroniqueurs et des voyageurs du 19e siècle. Il permet de découvrir une société éclectique: costumes, mœurs, préoccupations…Des fractures sociales entre raffinement extrême et sauvagerie abjecte. Une situation politique tiraillée entre abus de pouvoir et rivalités étrangères.
Si les chroniqueurs tunisiens étaient préoccupés par les institutions et la vie politique, les voyageurs du 19e siècle, eux, avaient des préoccupations politiques, géographiques, ethnologiques, archéologiques...
Flaubert, par petites touches, nous introduit dans l’intime et les secrets de la vie sous la Régence de Tunis. Contrairement aux écrivains orientalistes, Flaubert n’est pas à la recherche d’un exotisme oriental.
Il insiste sur le mélange du beau et du vulgaire. Cette description des extrêmes trouvera son expression dans l’esthétique du sublime dans Salammbô
H.K.
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