News - 13.10.2024

Flaubert et la Tunisie précoloniale: Le voyage à Carthage

Flaubert et la Tunisie précoloniale: Le voyage à Carthage

Par Hédia Khadhar - Il semble a priori déplacé de rapprocher Flaubert et la Tunisie précoloniale car quand on parle de Flaubert et de Carthage, on pense en premier lieu à Salammbô(1).

Salammbô, l’héroïne créée par Flaubert, inspire écrivains et artistes de tout bord et ce, jusqu’à nos jours(2).

Tout comme pour ses contemporains, l’Orient exerce une fascination sur Flaubert depuis son enfance. Ce n’est qu’en 1850 qu’il fait avec Maxime du Camp un voyage en Egypte qui le marquera pour toujours et dont il publiera le Journal(3).

Huit ans plus tard, c’est le Voyage en Algérie et Tunisie qui lui donnera la force d’écrire Salammbô.
La présence de l’Histoire dans Salammbô a fait l’objet de nombreuses critiques(4), portant le plus souvent sur la valeur documentaire ou la capacité de révéler ce qui échappe aux historiens. L’Histoire s’inscrit dans l’œuvre en tant que thématique et poétique.

Salammbô est abordé par rapport à la découverte du monde punique. En revanche, la Régence de Tunis reste peu étudiée. Aussi, en se plaçant sur les traces de Flaubert, et en partant du Carnet de voyage numéro 10(5), la Correspondance avec ses amis et Salammbô, cet essai nous permet de découvrir une Histoire de la Tunisie, sorte d’ethnographie avant la lettre de la Tunisie précoloniale. Il semblerait que Flaubert préparait, en même temps que le roman antique, un autre roman sur l’Orient contemporain.

I - Le rêve d’un roman antique

1- A la recherche d’un monde barbare

C’est à Karnak, le 30 avril 1850, lors de son voyage en Egypte, que Flaubert eut l’idée d’un roman antique, où les temples et les palais étaient taillés à la dimension de colosses. Il rêvait d’un monde cruel et barbare qu’il découvre en arrivant à Thèbes: «La première impression de Karnak est celle d’un palais de géants- les grilles en pierre qui se tiennent encore aux fenêtres donnent la mesure d’existences formidables - on se demande, en se promenant dans cette forêt de hautes colonnes, si l’on n’a pas servi là des hommes entiers enfilés à la broche comme des alouettes...» L’idée d’un roman carthaginois perce davantage en Asie mineure lorsqu’il découvre les traces d’une civilisation phénicienne.

Dès son retour d’Orient, il abandonne son rêve oriental et antique et s’adonne de 1851 à 1856 à un «sujet à terre», selon l’expression de ses amis ; il écrit alors Madame Bovary. Dans ce roman, il tente de ramener le roman à la vérité de la vie. Mais l’échec de Madame Bovary, le procès qui s’ensuivit, le dégoûte de plus en plus du monde moderne.

Flaubert cherche alors à se retirer hors de la civilisation pour «ressusciter une civilisation sur laquelle on n’a rien.» Salammbô naîtra de ce détournement du regard. Il veut désormais, « écrire un roman dont l’action se passera trois siècles avant J.-C., car (il) éprouve le besoin de sortir du monde moderne, où (sa) plume s’est trop trempée et qui d’ailleurs (le) fatigue autant à reproduire qu’il (le) dégoûte à voir. » S’inspirant d’une page célèbre portant sur la guerre des Mercenaires de l’Histoire de la République romaine de Michelet, il entreprend de ressusciter Carthage, la vieille cité d’Afrique détruite par les Romains en 146 avant J.-C., il choisit alors pour l’action de son futur roman la révolte contre Carthage des troupes étrangères qui l’avaient servie de 264 à 241 avant J.-C. dans sa première guerre contre Rome. Cet événement connu par un bref récit de Polybe laissait beau jeu à l’imagination de Flaubert mais nécessite une vaste recherche sur l’histoire et l’archéologie de Carthage. Durant l’hiver 1856, il lit et annote dans les bibliothèques du matin au soir plus d’une centaine de volumes. Après des mois de lectures, il commence le 1er septembre 1857 à rédiger son roman. Deux mois plus tard, il s’arrête, il ne peut pas décrire des lieux qu’il ignorait. La première version intitulée Carthage ne le satisfait pas : «Carthage va déplorablement. Je me casse la tête pour trouver des détails et je n’en trouve pas. Que devenir ? Je suis triste comme un tombeau. Quelle sacrée idée j’ai eu là ! ...» Il avance lentement : «Depuis cinq mois je suis dans un état déplorable, et si j’allais toujours de ce train-là la chose ne serait pas finie dans vingt ans.» En effet, il se rend compte que «ce n’est pas une petite ambition que de vouloir entrer dans le cœur des hommes, quand ces hommes vivaient il y a plus de deux mille ans et dans une civilisation qui n’a rien d’analogue avec la nôtre.» Il avoue sur un ton désespéré : «J’entrevois la vérité, mais elle ne me pénètre pas, l’émotion me manque».

2 - Un voyage nécessaire

Il décide alors de se rendre sur les lieux où vécurent ses héros :«Il faut que je fasse un voyage en Afrique. J’ai seulement besoin d’aller à Kheff (sic)et de me promener aux environs de Carthage dans un rayon d’une vingtaine de lieues, pour connaître à fond les paysages que je prétends décrire.» Pour Flaubert, la description du réel s’impose, le voyage à Carthage est donc une étape nécessaire pour écrire son roman et trouver le ton juste. Jusque-là, il sent qu’il est «dans le faux» et que «ses personnages n’ont pas dû parler comme cela.»Le voyage étant décidé, Flaubert part seul après un hiver où il fut préoccupé par la maladie de sa mère. En janvier, il rêve déjà de ce voyage : «Je vais de nouveau vivre à cheval et dormir sous la tente. Quelle bonne bouffée d’air je humerai en montant, à Marseille, sur le bateau à vapeur.»

Flaubert quitte Paris le 12 avril 1858. Le voyage dure deux mois et suit un itinéraire correspondant aux lieux où se situe l’action de son futur roman. Ce qui l’intéresse, c’est Carthage et ses environs, il veut «visiter tous les pays dont (il)a à parler dans son bouquin.» Il part à la recherche de lieux précis : d’abord, la topographie de Carthage encore mal connue : la Malga, Byrsa et Mégara, les deux ports, les Mappales (vieux quartier de Carthage), les citernes, l’aqueduc, le défilé de la Hache, le phare de Sidi Bou Saïd, la montagne des eaux chaudes (Hamam-lif), Utique, le Macar (la Medjerdah), Hippo-Zarite (Bizerte), la Montagne de plomb (Zaghouan), Sicca (Le Kef).

3 - Le carnet de voyage N°10

Le manuscrit original est conservé à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, carnet n°10, comprenant 77 feuillets en papier bleu avec couverture en chagrin vert foncé avec fermoir (95 sur 158 mm). L’ensemble de ces Notes sont écrites au crayon et repassées à l’encre. (Les feuillets I et 71 à 77, restés au crayon, pratiquement illisibles, sont des notes, des indications sur Smaël du Consulat, Sidi el Kitam (mosquée de ou le tombeau de Salahel), « la poudre d’or, les œufs, les oiseaux ».Depuis son retour de Carthage, de juin 1858 à avril 1862, date de la publication de Salammbô, Flaubert ne pensait plus qu’à son roman, il ne reprit jamais ses Notes pour les publier. L’édition du Voyage est posthume, elle est rarement publiée en dehors des œuvres complètes et de Salammbô ; de plus, toutes les éditions consultées suppriment quelques passages ainsi que les croquis de Flaubert signalés par de simples crochets.

Si Flaubert fait ce voyage littéraire, c’est pour se situer dans le temps antique afin de retrouver les paysages, les lieux, les sensations et les impressions carthaginoises pour écrire son roman

C’est dire que tout le projet de Flaubert est axé sur Carthage, alors pourquoi s’intéresser à la Régence de Tunis ?

Il n’empêche qu’il observe tout dans cette Tunisie de la Régence et décrit l’état des villes, des campagnes et rend visite à de nombreux dignitaires, fait des rencontres qu’il décrit avec détails, dresse de nombreux portraits et des scènes de vie au point d’oublier son roman. «…Je ne pense nullement à mon roman. Je regarde le pays, voilà tout, et je m’amuse énormément…» (lettre à Feydeau Tunis, 8 mai).

S’il est vrai qu’il voyage seul alors qu’en Egypte, il était accompagné de son ami Maxime du Camp qui photographiait tout sur son passage, Flaubert se contente de faire quelques croquis à la main pour mémoire en ajoutant par écrit les couleurs et les formes, il fait des portraits saisissants de personnages et des scènes de vie théâtralisées.

II - Flaubert et Carthage punique

1 - Une cité oubliée

Flaubert partait à la redécouverte d’une civilisation brillante mais ô combien oubliée ! Jusqu’au 19e siècle Carthage punique était oubliée par les historiens, l’archéologie n’était qu’à ses débuts, fondée en 814 avant J.-C. par des colons phéniciens venus de Tyr, Carthage avait prospéré grâce au commerce maritime, jusqu’à devenir, au IIIe siècle avant J.-C., la cité la plus prospère de la Méditerranée. Carthage était située au fond du golfe de Tunis, sur une presqu’île, entre le lac de Tunis et une lagune salée. Elle était protégée par un mur unique du côté de la mer, triple du côté de la terre. D’autres murs séparaient la ville intérieure bâtie sur la colline fortifiée de Byrsa, le quartier de Malga à l’ouest, et le faubourg de Mégara au nord. Au pied de Byrsa s’étendaient le port de commerce et le port militaire.Flaubert arrive à Carthage le 26 avril 1858 chargé de souvenirs livresques. Il a, en effet, longuement rêvé de Carthage en lisant les nombreux ouvrages anciens et modernes. A cette documentation historique s’ajoute une enquête archéologique dont il nous livre les sources : «Pour la topographie de Carthage et la géographie de la région de Tunis, Appien a été mon guide. J’ai suivi, quant aux postes, l’opinion de Chateaubriand adoptée par Falbe.» Il étudie aussi Dureau de La Malle, président d’un comité pour l’exploration de Carthage.

Toutes ces sources ne semblent pas suffire à Flaubert car les voyageurs qui parlaient de Carthage évoquaient la romaine, rarement la punique. Flaubert écrivait à des résidents en Algérie et en Tunisie pour avoir des renseignements. C’est le sens de la lettre qu’il adressa à Jean Clogenson (cette lettre est aujourd’hui perdue, mais la réponse nous renseigne sur les questions posées par Flaubert.) Dans cette lettre, il demande à Jean Clogenson le plus de détail sur la route Tunis-Constantine. Il veut savoir s’il existe des mosaïques puniques. Il cherche des précisions sur l’architecture punique : «D’après un plan publié par Falbe que j’ai lu et relu, on peut conjecturer que les maisons puniques étaient voûtées, couvertes de coupoles.» A M. Rousseau, du Consulat de Tunis, il demande : «Quel était le goût punique ? » Y a-t-il une carte de la Régence ?» Ailleurs, dans une enveloppe portant de la main de Flaubert cette inscription :  «Notes diverses.»  se trouve une liste des étapes de Tunis au Kef, avec les villages et les ruines qu’on rencontre sur la route.

2 - Les conditions du voyage à Carthage

Flaubert voyage dans des conditions difficiles, il utilise les moyens de transport les plus divers : train, bateau, barque, diligence, cabriolet, cheval, âne, mulet. Il habite à l’Hôtel des colonies à Philippeville, l’Hôtel du Palais à Constantine, l’Hôtel de France à Tunis, l’Hôtel italien à La Marsa, mais la plupart du temps, il est sur les routes et il loge dans des lieux de fortune : un gourbi, une tente ou à la belle étoile.

Flaubert est accueilli dès son arrivée par M. de Saint-Foix, Consul stagiaire de France. Au cours de son séjour, il rencontre le drogman du Consulat de France, Alphonse Rousseau. M Wood, Consul d’Angleterre, M. N. Davis, chargé de fouilles à Carthage pour le British Museum, l’abbé Bourgade et son musée de Carthage, le Baron russe de Kraff, le colonel français de Taverne, chef de mission militaire, à Bizerte, le père Jérémie. Il rencontre des juifs à l’Ariana. Il assiste à la cérémonie de l’Aïd-esseghir au palais du Bey au Bardo.

La hâte d’arriver à Carthage l’empêche de dormir sur le bateau. Le visiteur est infatigable, attentif au moindre détail. Flaubert n’a pas une minute à perdre, il s’en excuse auprès de ses amis : «Je suis éreinté et franchement, si tu ne veux pas ma mort, n’exige pas de lettres. » Certaines péripéties de son voyage ne sont pas évoquées, on les découvre grâce à la Correspondance : « J’ai été cette semaine à Utique, et j’ai passé quatre jours entiers à Carthage pendant lesquels jours je suis resté quotidiennement entre huit et quatorze heures à cheval».Alors mal connue, Carthage dévoile ses secrets à Flaubert. Voilà qu’il cherche à percer l’énigme des ports en partant de la description faite par Appien du port de Carthage juste avant la destruction de la ville en 146 avant J.-C. avec une précision empruntée à Polybe, témoin oculaire du siège. Flaubert découvre deux lagunes conservant encore la situation et la forme du port de guerre et du port de commerce : «Descendu vers le port ? Deux maisons rouges au bout, à droite. Fait le tour des deux ports ; pas une trace de mur autour des ports. La colline est pleine de coquelicots, au milieu des blés verts et de petites fleurs jaunes. Promenade au bord de la mer, mon cheval marche dans les flots. A quoi servaient les murs qui descendent vers la mer comme des cloisons? Restes d’une câle, d’un môle, juste en face Saint-Louis ; il devait y avoir un chemin en ligne droite pour y monter. Des coquilles, la pluie, citernes, un vieux drapé comme une statue.»

Il situe la colline de l’Acropole au centre de Byrsa, identifie la citadelle au temple d’Eshmoûn, il situe le quartier de Mégara, de la Malga, les citernes, l’aqueduc. Flaubert allait aussi à la recherche de l’énorme fortification et des deux ports. Les découvertes récentes permettent de voir ce qu’il recherchait.

Au cours de ses promenades, Flaubert décrit et compare tout ce qu’il voit. Lorsque les documents et les vestiges font défaut, il supplée par induction: «C’était sans doute là Mégara, les Mappales étaient aux terrains rouges », par ses souvenirs de voyage en Orient, et surtout par son imagination.

3 - Flaubert entre observations, émotions et sensations

Flaubert ne limite pas sa perception à l’histoire de Carthage ou au seul fait oriental, il est attentif aussi à tout ce qui lui rappelait l’Occident. En fait, il s’intéresse à tout ce qu’il voit sans parti-pris, sans indulgence en cherchant à saisir l’originalité des êtres et des choses.

D’autres paysages lui rappellent la France comme la route de Constantine bordée de saules, les montagnes basses : «Cela ressemble au centre de la France». En Algérie, le portrait des colons n’est pas flatteur et la situation des Arabes, couverts de haillons, le désespère. Tout ce qui lui rappelle le monde moderne l’exaspère: tel ce mobilier Empire et Restauration au palais du Bey.

Plusieurs anecdotes l’amusent : celle du nègre et du romain, celle des femmes de Polynésie, celle des femmes empuses. Tout au long du voyage, Flaubert est en extase, tout semble l’inspirer. Cependant, il éprouve un sentiment d’insécurité permanente. C’est ainsi qu’il évoque les vols, les bagarres, le père de Bogo tué, les bédouins armés. Les bêtes le dérangent, puces nombreuses plusieurs fois signalées, chiens qui aboient toute la nuit, sangliers, buffles sauvages, hyènes et surtout l’obsession du lion qui fera l’objet d’une des pages les plus célèbres de Salammbô. Mais la peur, la fatigue, les spectacles insolites ne découragent pas Flaubert, le voyage se déroule sous le signe de la joie et de la gaîté, comme le prouve les scènes de rires et de chants évoquées dans les Notes : «accès de joie, je chante Malborough»; ou encore dans la Correspondance, témoin cette lettre à son ami Feydeau du 8 mai 1858 : «J’ai cette semaine été à Utique et j’ai passé quatre jours entiers à Carthage... je te regrette : tu t’amuserais, nous nous amuserions !».

La Régence de Tunis n’est perçue qu’à travers des émotions et des sensations. S’agissant d’un carnet de route, les Notes se mêlent aux croquis et sont jetées rapidement sur le papier. En effet, comment rendre compte avec précision de ce qu’il voit. Ces Notes sont une véritable école du regard car il s’agit de fixer l’attention sur le détail, la justesse du trait et de l’image, sur la forme comme sur la couleur. Flaubert apparaît dans ses Notes comme un grand paysagiste doué d’un lyrisme descriptif. Une vive émotion apporte à la description un intense pouvoir de suggestion. Aussi l’information géographique est condensée, complétée par des croquis.Lors de son voyage, Flaubert annote brièvement, trace des croquis qu’il agrémente de légendes, afin de saisir les paysages qu’il prétend décrire. Il cherche à enregistrer cette différence de nature entre écriture et perception. Comment, en effet, graver cette simultanéité de sons, de couleurs et d’images. Le texte n’est pas rédigé. Il jaillit spontanément par bribes, ponctué par des points et des tirets, ce qui brise la successivité des mots et remet le lecteur dans une situation où le temps et l’espace se situent sur un même plan.

Ces Notes nous remettent dans la situation du voyageur qui suit un itinéraire tracé conformément à un circuit archéologique savamment préparé. Le carnet décrit les visites des lieux et des personnes rencontrées sur un plan linéaire. Le récit cède la place à une description rédigée au présent et à la première personne. La note alterne entre la vision atemporelle de l’événement et celle du souvenir, entre l’observateur et le narrateur au moment de la rédaction. Pris par le temps, il entend donner préséance à la vision: «A peine si j’ai le temps de prendre des notes», écrit-il de Tunis, dans une lettre à Feydeau. Ces Notes, publiées aujourd’hui d’après le manuscrit original cherchent à reproduire le carnet de route de Flaubert dans toute sa spontanéité, avec ses abréviations, ses phrases courtes parfois elliptiques, ses croquis destinés seulement à fixer la mémoire des lieux et à saisir l’impression ou l’émotion du moment. Le voyageur consigne ses observations avec une entière liberté sans souci de liaison d’ordre ou de style à seule fin de disposer d’un aide-mémoire.

Les descriptions chromatiques ne dévoilent leur objet que par l’effet pictural qu’elles produisent. Les descriptions de paysage accordent une place au trait, à la géométrie, à la ligne. Souvent, le pictural précède chez lui l’identification des lieux: «La terre quand il y en a, est couverte de touffes jaunes, en fleurs, pareilles à la fleur de genêt. L’eau s’est retirée ; il reste de grandes flaques sèches, couvertes de sels, cela a l’air de neige. Entre les bancs de sable de Kamart, la mer apparaît avec une brutalité inouïe, comme une plaque d’indigo, le ciel bleu en paraît pâle, le sable est blond, des mouettes volent magistralement : ça a l’air de l’écume des vagues qui s’envole, de grands flocons blancs emportés par le vent, dans les airs». Il cherche ensuite les voies de communications ainsi que la ressemblance qui existe d’un lieu à un autre. Ainsi devant un paysage du Kef, il retrouve des montagnes qui ressemblent au Boukornine, de même que certaines ruines se ressemblent. Il trace de gros plans : «Du plateau (où sont encore des mosaïques), à droite des citernes ; même vue, mais plus belle et plus rapprochée.» Ainsi par le souci des « petits faits vrais » et de la familiarité naturelle de l’expression, les Notes de voyage donnent le maximum d’illusion comme ces impressions antiques :

«Un homme en drapé comme une statue »  
« Un santon comme un Dieu marin »
« Un dromadaire sur une terrasse, tournant un puits, cela devait avoir lieu à Carthage
(Chameau dans les airs) Oreilles énormes, le font ressembler à une grenouille»(6)
.

Flaubert retourne à Croisset satisfait de son voyage: «Je pars d’ici après-demain, et je m’en retourne en Algérie par terre, ce qui est un voyage que peu d’Européens ont exécuté. Je verrai de cette façon tout ce qu’il me faut pour Salammbô. - Je connais maintenant Carthage et les environs à fond…J’ai été très chaste dans mon voyage. Mais très gai, et d’une santé marmoréenne et rutilante.» Dès son retour, il écrit : «Carthage est complètement à refaire, ou plutôt à faire; Je démolis tout. C’était absurde, impossible ! faux !»

A son retour à Croisset, voilà ce qu’il écrit : «Voilà trois jours passés exclusivement à dormir- mon voyage est considérablement reculé, oublié ! tout est confus dans ma tête. Je suis comme si je sortais d’un bal masqué de deux mois. Vais-je m’ennuyer ?

Que toutes les énergies de la nature que j’ai aspirées me pénètrent et qu’elles s’exhalent dans mon livre.

A moi puissance de l’émotion plastique ! résurrection du passé à moi ! Il faut faire à travers le beau, vivant et vrai quand même. Pitié pour ma volonté, dieu des âmes ! donne-moi la force et l’espoir !(7)»...

(A suivre).

Hédia Khadhar
Professeure émérite de l'Université de Tunis

(1) G. Flaubert, Salammbô ; Garnier Flammarion, 2021

(2) Salammbô ; Fureur ! Passion ! Eléphants ! Dossier de Presse, exposition Musée des Beaux-arts Rouen, 23 avril 2021 ; MUCEM,20 octobre 2022 ; Musée National du Bardo, Septembre 2024

(3) Gustave Flaubert ; Voyage en Egypte ; Grasset ; 1991

(4) Gisèle Séginger ; Flaubert. Une poétique de l’Histoire ; Presses universitaires de Strasbourg, 2000
Gustave Flaubert ; Histoire et politique ; Classiques Garnier; 2024

(5) Claire-Marie Delevoye ; Flaubert ; Carnet de voyage à Carthage; Presses universitaires de Rouen, 1999

(6) Carnet de voyage, op.cit., p,65

(7) Carnet de Voyage, id, p 158

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