Enzo Traverso: Gaza devant l’histoire
Par Slaheddine Dchicha - Le «7-Octobre» de cette année fait l’objet de diverses manifestations à travers la France et notamment à Paris, Marseille, Toulouse… sans oublier les hommages et les commémorations qui lui son tendus sous forme écrite dans de nombreuses publications.
En effet, depuis un an, une avalanche éditoriale s’est abattue sur les étals des librairies françaises et les livres consacrés au 7 octobre se multiplient au fur et à mesure de l’approche de la date fatidique… A cet effet, se sont mobilisés des essayistes, des journalistes, des intellectuels médiatiques, des chroniqueurs, des «experts», des témoins… Mais cette diversité ne parvient pas à masquer la ressemblance et l’unanimisme de la grande majorité de cette production livres que dans la mesure où elle ignore ce qui a précédé l’événement, ses causes et sa généalogie, et où elle nie ce qui l’a suivi et qui se poursuit, le génocide en cours à Gaza.
L’on constate ainsi encore une fois, s’il en était besoin, que l’impartialité et le «double standard» sont affichés et pleinement assumés.
Mais fort heureusement une voix singulière est venue briser cette unanimité et apporter de la nuance. La voix d’Enzo Traverso, l’éminent historien italien qui vit aux Etats-Unis où il est Professeur à Cornell University, dans l’État de New York. Cet auteur de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues, vient de nous gratifier de «Gaza devant l’histoire»*. Un petit fascicule concis mais précis et toujours juste et toujours pertinent où il adopte une voix dissonante ou «en contrepoint» pour reprendre l’expression du regretté Palestinien d’Edward Said: «Mon point de vue est «dissident», en ce sens qu’il ne coïncide pas avec les axiomes de cette petite partie du monde que l’on appelle l’Occident et qui prétend détenir le monopole non seulement du pouvoir, mais aussi de la morale.» (p.11).
Fort de son expertise d’historien, l’auteur entreprend d’une part, la déconstruction des narratifs colonialistes et des récits orientalistes, d’autre part la restauration du sens de certains mots et concepts falsifiés et dénaturés, à commencer par le terme «pogrom» employé pour désigner l’attentat du Hamas: «… Israël est présenté comme la victime du «plus grand pogrom de l’histoire après l’Holocauste» (p.16) qu’il conteste puisque ce terme désigne la violence d’un pouvoir oppresseur contre une minorité, or en l’occurrence il s’agit de la violence d’une minorité contre le pouvoir qui l’opprime.
Cette violence «… qui n’est que la doublure dialectique du terrorisme d’Etat israélien» (p.89) peut être condamnée parce qu’elle s’en est prise, en partie, à des civils, elle peut aussi être critiquée quant à son efficacité, mais sa légitimité – reconnue par le droit international - ne peut être contestée puisqu’il s’agit d’un acte de résistance à l’occupation. Acte qui, en lieu et place des explications essentialistes par le «fanatisme islamique, la barbarie du Hamas ou l’antisémitisme atavique», relève d’une longue généalogie: «Le 7 octobre n’est pas surgi du néant. Il est une conséquence extrême de décennies d’occupation, de colonisation, d’oppression et d’humiliation» (p.84).
Quant à la réplique à cet acte, elle ne peut en aucun cas être qualifiée de guerre comme le répètent à satiété Israël, les puissances occidentales complices et leurs médias mainstream : «Le concept de guerre […] n’est pas tout à fait approprié pour définir ce qui se passe à Gaza, où il n’y a pas deux armées qui s’affrontent, mais une machine de guerre très puissante et sophistiquée qui élimine méthodiquement un ensemble de centres urbains habités par près de deux millions et demi de personnes. C’est une destruction unilatérale, continue, inexorable. Nous ne sommes pas en présence de deux armées, compte tenu de l’écart incommensurable entre Tsahal et le Hamas…» (p.26).
Il s’agit à l’évidence, malgré les dénégations occidentales, d’un génocide: «la population palestinienne de Gaza est visée par un massacre planifié et implacable, déracinée, privée des conditions élémentaire de survie. Répétons-le, la guerre israélienne contre Gaza prend les traits d’un génocide.» (p.34) Et en effet, comment nommer cette destruction planifiée de toutes les conditions de survie… Après l’invisibilisation de l’autre, après sa déshumanisation, après son animalisation… le stade suprême avant son remplacement, c’est son anéantissement. Mais anéantissement qui se fait dans le déni voire dans le renversement de la réalité «un récit paradoxal s’est ainsi imposé qui fait d’Israël la victime et non l’oppresseur» (p.77) …
Cependant, il ne faut jamais désespérer de l’Humanité puisque la majorité des témoins ne se laisse pas berner et la cause palestinienne qui a été un temps invisibilisée voire oubliée «est devenue la cause du Sud global» (p.43) et le slogan «From The River to the see, Palestine willbe free» est désormais décliné sous tous les cieux.
Slaheddine Dchicha
*Enzo Traverso, «Gaza devant l’histoire », Lux éditeur, 2024, 136p., 14€