1867 à Tunis: L’année terrible
Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - Nous avons évoqué, en diverses occasions, avec quelle démesure pouvait, ici et ailleurs, jadis et naguère, se déchaîner, contre ses propres sujets, le despotisme oriental. Au XIXe siècle, l’incapacité à s’adapter aux temps nouveaux dominés par l’Europe et, partant, l’impuissance à contrer une ingérence à caractère impérialiste figèrent les pouvoirs musulmans, en proie aux difficultés financières, dans une posture où se mélangeaient la panique et la cruauté.
Dans la régence de Tunis, l’équilibre que la dynastie des beys husseïnites, fondée en 1705, avait finalement réussi à établir dans ses rapports avec la société fut rompu,en raison de difficultés financières croissantes, à partir du règne deHusseinII Pacha Bey (1824-1835). Difficultés consécutives à l’impossibilité à laquelle se heurta l’Etat, qui, ayant monopolisé l’exportation de l’huile et vendu par anticipation aux négociants européens le produit de la saison à venir, se trouva, à la suite d’une série de mauvaises récoltes, dans l’obligation de rembourser les acheteurs à des prix devenus exorbitants en raison de la pénurie. Plus tard, la politique de grandeur et de réformes voulue par le dispendieux Ahmed Pacha Bey (1837-1855) et les dépenses engendrées par la création d’une armée moderne ne firent qu’aggraver la situation.
Face aux réclamations des créanciers étrangers, appuyés par leurs consuls, la seule issue pour sauver un Etat perclus d’archaïsmes et criblé de dettes fut de se rabattre sur la population. Les souverains et leurs vizirs mirent à contribution les grandes familles caïdales qui, bien entendu, obtempérèrent mais ne manquèrent pas de se dédommager sur le dos de leurs administrés.Le point culminant de la crise financière eut lieu sous le règne de Sadok Pacha Bey (1859-1882). La dette et ses intérêts ne cessant de croître, et les impôts ne suffisant plus à combler le déficit, le vizir Mustapha Khaznadar proposa, en 1863, à son maître de doubler purement et simplement la mejba (impôt par tête)fixée, jusque-là, à 36 piastres. Des dignitaires tels les généraux Husseïn et Khérédine manifestèrent leur désapprobation en attirant l’attention du prince sur les périls qu’une telle mesure ne manquerait pas d’engendrer.Le général Farhat, gouverneur du Kef et des tribus avoisinantes, ne put s’empêcher, pour sa part, de dire au pacha que l’année précédente, ses administrés étaient si démunis qu’il fut contraint de faire vendre les tentes de certains d’entre eux, «les laissant, ainsi que leurs enfants, sans le moindre abri.» Passant outre, le bey promulgua au mois de djoumada II 1280 (novembre-décembre 1863) un décret portant la mejba à 72 piastres. Ce que les plus sages parmi les conseillers craignaient ne manqua pas de se produire. Un soulèvement conduit par Ali b. Ghedhahem de la tribu des Mâjir, et attisé en sous-main par les pouvoirs locaux traditionnels, ennemis des réformes institutionnelles de 1857-1861, ainsi que par les manœuvres du consul de France, Charles de Beauval, embrasa le pays. Face à une situation qui mettait en péril l’ordre husseïnite, le bey annula en avril-mai, le doublement de la mejba, et suspendit les réformes institutionnelles. La répression fut implacable : les confiscations de grande ampleur touchèrent les notables des villes, villages et tribus de l’intérieur. La violence s’exerça sans mesure : exécutions, bastonnades, humiliation, prisonniers, qu’ils fussent sains, blessés ou malades s’entassant dans d’infâmes cachots.L’année 1867, nous allons le voir ici, constitua une sorte d’aboutissement de tous les malheurs qui s’étaient accumulés durant les trois années précédentes. En mars-avril, alors que le pays était encore à genoux, le pouvoir beylical, dans l’obligation de trouver les moyens de renflouer les caisses de l’Etat, pris, dans la précipitation, une mesure fiscale théoriquement plus équitable, c’est-à-dire que l’assiette devait être établie en fonction de la fortune. Elle n’eut pour résultat que le dépouillement, par des percepteurs cupides, des gens qui possédaient encore quelques biens.On saisissait ainsi, arbitrairement, cheptel et réserves alimentaires.
«Tous les fléaux, note l’historien Jean Ganiage, s’abattaient sur la malheureuse Tunisie. La banqueroute de l’Etat, les mauvaises récoltes, les épizooties, la disette, avec leur cortège d’épidémies et de désordres. La récolte de 1867 s’avérait catastrophique : les pays céréaliers du nord étaient les plus touchés. Des troubles dus à la grande misère, des pillages de greniers se produisirent autour du Kef, de Béja et dans toute la vallée de la Medjerda. Les tribus nomades s’agitaient ; en mai 1867, on se battait entre Sfax et Kairouan.».
Au mois de juin, le choléra se déclara pour la troisième fois en moins de vingt ans. A Tunis, le fléau apparut d’abord dans le quartier juif insalubre de la Hara avant de s’étendre aux autres quartiers. Il sévit aussi dans d'autres villes et régions dont Sousse, le Sahel et Béja. L’état physiologique des populations, meurtries par les différentes calamités des années 1860, était telle que la disparition du choléra laissa la place à différentes fièvres qui affectèrent gravement la santé, toute relative, des rescapés de l’épidémie. Dans la plupart des régions, l’activité agricole, déjà handicapée par les confiscations du cheptel et des biens puis par les effets de la sécheresse, connut, à cause du fléau, une crise inouïe.Au plan social, le mécontentement qui, depuis 1864, affectait le pays ne fut pas seulement le fait de la masse (al ‘Âmma, comme on disait alors). Il gagna aussi les milieux aristocratiques. Les raisons en étaient, bien entendu, différentes.Les difficultés financières consécutives aux dépenses excessives d’une élite politique séduite par le luxe à l’européenne et dangereusement endettée auprès de négociants étrangers et de toutes sortes de courtiers et de prêteurs sur gages jouèrent, en l’occurrence, un rôle non négligeable. Les grandes familles tunisiennes reprochaient aussi au puissant vizir mamelouk Mustafa Khaznadar d’avoir incité le bey à recourir à la confiscation des fortunes pour renflouer les caisses de l’Etat. Le 11 septembre de l’année 1867,le prince El Adel, demi-frère du bey, et les conjurés Mahmoud II Djellouli, Ahmed b. Taïeb Filali et quelques autres réussirent à gagner les djebels de Khroumirie où les accueillirent les montagnards, eux-mêmes en rébellion depuis plusieurs mois. Une colonne, commandée par le prince héritier Ali, se rendit au djebel et réussit à réduire la rébellion princière en recourant sur-le-champ à l’exécution des compagnons d’El Adel et en ramenant ce dernier au Bardo, où il fut incarcéré jusqu’à sa mort, survenue en novembre. Les montagnards qui,trahissant leurs hôtes en échange de promesses chimériques, s’étaient ralliés à Ali beyet se rendirent naïvement au palais du Bardo faire leur soumission au souverain, lequel, en guise de «récompense» et de «pardon», les fit battre à mort.
Si les populations étaient terrorisées au spectacle quotidien des exactions et injustices de tous ordres, une peur, quoique d’une autre nature, s’était emparée du bey lui-même.Elle était sans doute entretenue par le vizir, inquiet du mécontentement général qui le visait en premier. Cette peur du Despote se traduisait par une violence aveugle. C’est ainsi qu’à l’occasion de la révolte princière, deux hauts dignitaires mamelouks, Ismaïl SahebEttâbaa «El Sunnî» et le général Réchid, soupçonnés de complicité avec El Adel, furent étranglés sans même que l’on prît la peine de les entendre. D’une manière plus banale, des espions surveillaient, en ville, les faits et gestes des sujets dont certains furent jetés en prison ou bannis sur une simple dénonciation des mouchards. L’échec – au demeurant, prévisible– de la rébellion d’El Adel bey et ses complicesn’étaitpas sans lien avecla misère et le dénuement qui affectaient la plupart des sujets. Témoin des événements, le dignitaire et historien Ahmed Ben Dhiaf note que la soumission des montagnards ralliés au prince fut d’autant plus rapide que les populations, victimes des exactions commises au moment de la répression de la révolte de 1864 et de la famine, mouraient littéralement de faim.
La ville de Tunis allait bientôt être le tragique théâtre de cette déchéance qui frappait l’ensemble du pays.Au mois de novembre 1867, les ruelles de la médina furent submergées par des familles entières de bédouins venues de toutes les tribus. Contraints par les agents du pouvoir de vendre leur bétail, leurs réserves alimentaires et tous leurs biens pour payer les amendes qui leur avaient été imposées au lendemain du soulèvement de 1864, ils arrivèrent en masse, avec femmes et enfants, dans un dénuement qui les contraignit à mendier.Toutefois, les aumônes que les citadins leur faisaient étaient d’autant plus insuffisantes que la population urbaine était, alors, elle-même, frappée par une crise sans précédent. En effet, la déchéance des campagnes eut entre autres conséquences une crise de l’économie des souks, déjà menacée par la concurrence des contrefaçons européennes. Il faut rappeler que les grands chefs et notables des tribus, les cheikhs des confréries religieuses les plus puissantes étaient de bons clients des produits de l’artisanat urbains tels que la sellerie et les cuirs, les tissus, les chéchias, pour ne citer que ces métiers nobles.
Il ne restait plus à ces réfugiés, arrachés à leur campagne, que de ramasser dans les dépôts d’ordures quelques herbes indigestes ou des restes putrides d’aliments. Lorsque vinrent les rudes journées de l’hiver, ces malheureux, pieds nus et à peine couverts de guenilles, n’avaient d’autre issue que de dormir à même le sol au milieu de leurs immondices. Jour après jour, le nombre de morts ne cessait de croître parmi eux à tel point que «tous les matins, nous dit Ahmed Ben Dhiaf, des civières portaientles agonisants et les corps inanimés à l’hospice (mâristân)». Les morts se comptèrent bientôt par centaines et le Bayt- al-mâl, censé les enterrer décemment à ses frais, se trouva dans l’incapacité financière de le faire. Les cadavres jonchaient les rues de la ville et les malades étaient livrés à eux-mêmes. L’air s’en trouva vicié et le typhus apparut, faisant des ravages qui se prolongèrent durant toute l’année suivante.Afin de soulager la détresse de ces malheureux réfugiés, le Bey constitua un comité de bienfaisance chargé de collecter des fonds auprès de ceux d’entre les notables et les marchands qui avaient gardé encore quelque fortune. Lui-même (dont la liste civile était d’un million …) et ses ministres donnèrent une somme globale d’environ soixante mille piastres. Les membres de ce comité présidé par Sidi Hassan Chérif appartenaient à des familles religieuses et de marchands et notables des souks, telles que les Belcadhi, Arif, Dellagi, Khalsi et Thabet, dont l’estime que leur témoignaitla population citadine était censée faciliter la collecte. En vain.
Une autre mesure prise par l’Etat beylical consista à loger les miséreux, qui encombraient les rues et les souks, dans les huileries, naguère si actives et, du fait de la crise agricole, désormais abandonnées. Ces locaux obscurs et insalubres ne firent qu’augmenter le nombre de malades et de morts. Au cours de l’année 1868, l’épidémie de typhus persistant, on jugea bon de réunir tous ceux qui avaient survécu parmi ces bédouins et de les installer dans les vestiges des palais de la Mhamdia. On leur fit effectuer à pied et, précise Ben Dhiaf, «sous la matraque de la police des zaptiés», le trajet de 16 km reliant Tunis à cette cité fantôme. Certains moururent en chemin et leurs corps furent livrés aux bêtes sauvages et aux charognards. Ceux qui parvinrent à destination purent jouir, certes, du grand air mais «ils n’eurent à se nourrir que d’herbes et de racines.» En ville même, les ruraux de l’exode mouraient toujours de faim et de froid. Le nombre de morts par jour était tel que l’on fut réduit à transporter les corps à dos d’homme, les civières ne suffisant plus.Cette impressionnante mortalité ne frappa pas uniquement à Tunis mais sévit partout dans les villes et les tribus, entraînant une crise démographique de grande ampleur. Il en résulta, au plan fiscal, une impossibilité à collecter les impôts. Les préposés revenaient bredouilles, ce qui provoquait la fureur du bey qui ordonna au vizir de forcer les gens à payer et «à [mes] serviteurs de se débrouiller». En décembre 1867-janvier 1868, Sadok bey, venu au Dar El Bey à la Kasbah, n’éprouva, note Ben Dhiaf, aucune émotion au spectacle de cette détresse «comme si tous ces morts étaient ses ennemis (min a’dâ’ihî) et non ses sujets (walâ min ra’iyatihi)». Le fait est que son esprit était accaparé par la question lancinante de la ruine inexorable de son Etat et les pressions exercées par les représentants diplomatiques européens au sujet de la dette ainsi que leurs menaces à peine voilées d’une intervention directe dans la gestion financière de la régence. Mustafa Khaznadar devait, coûte que coûte, faire «suer le burnous». Or, les maigres revenus fiscaux suffisaient à peine à éponger une partie des intérêts des emprunts étrangers. On satisfaisait- plutôt mal que bien - les créanciers et la population tunisienne souffrait le martyre sans que, pour autant, le pays fût à l’abri de la banqueroute ni de l’intervention étrangère. Le 4 avril 1868, la France, l’Italie et l’Angleterre établissaient une tutelle sur le budget tunisien dans le cadre d‘une commission financière qui «consacrait en fait, écrit Jean Ganiage, un véritable protectorat à trois sur la Régence.»
L’année 1867 fut ainsi un témoin d’un Etat failli, d’une population victime de la famine et des épidémies, d’une société traumatisée et d’une économie en détresse. Ce fut vraiment, pour reprendre l’expression employée par la reine Elizabeth II, en 1992, une annus horribilis; ou, si l’on préfère, une «sanatun chahbâ’» (سنة شهباء), comme la qualifia Ahmed Ben Dhiâf.
Mohamed-El Aziz Ben Achour