Notes & Docs - 13.01.2011
Tunis l'Orient de la Modernité (Bonnes feuilles)
Les origines de la blanche Tunis, semblable à un vaste burnous blanc flottant au soleil, ainsi que se plaisait à la décrire Maupassant, se fondent dans la nuit des temps et l’Antique cité de Thunes aurait été fondée par les colons de Tyr, bien avant que la reine Didon n’établisse la glorieuse Carthage. Le présent ouvrage n’a certes pas pour ambition de brosser un tableau complet de l’histoire riche et tumultueuse de la ville de Tunis, ni celle, encore plus vaste de la Tunisie. Mais la bonne appréhension de ce phénomène complexe et unique que constitue la Tunis moderne n’en nécessite pas moins le rappel de quelques repères fondamentaux.
La ville résultant du dialogue de deux structures juxtaposées, il est important de cerner quelle était donc cette Tunis arabe que découvrirent les voyageurs européens du XVIIIe siècle, aux flancs de laquelle allait s’établir à la fin du siècle suivant la future ville coloniale. Il est très juste de prétendre que Tunis est un creuset de civilisations, même si cette locution paraîtra galvaudée à certains : la ville traditionnelle, celle que l’on nomme la Médina, est-elle arabe, berbère, andalouse ou ottomane ? Elle est tout cela à la fois, quoique son identité ne puisse se résumer à ces seules appartenances, révélant encore en maints endroits la trace des populations juives et chrétiennes qui y vécurent des siècles durant. (…)
Par rapport à bien des villes du monde, Tunis échappe farouchement à toute tentative de description. Ville sensitive, elle se refuse à la dissection et se soustrait aux catégories.
Rétive aux mots, elle ne se résout guère davantage à la simple reproduction photographique. Transcrite à travers ces media, il lui manquera toujours quelque chose : les parfums, les musiques, la trépidation incessante de la vie (…)
L’axe de l’avenue de Paris & le quartier Lafayette.
Un peu plus à l’est, entre l’avenue Jules-Ferry et le jardin du Belvédère se projette ce qui peut être considéré comme le futur coeur de la Tunis européenne, qui en constituera des décennies durant le quartier de prédilection de la bourgeoisie, le quartier de l’avenue de Paris et son prolongement, le quartier Lafayette. Ici aussi, la construction procède par à-coups, au gré des opérations de viabilisation qui touchent des terrains conquis patiemment sur des zones instables, notamment dans la partie limitrophe du lac. (…)
Au sud, le quartier de Montfleury
Symétriquement, le sud de Tunis se dote également de nouveaux quartiers résidentiels regroupés sur les pentes du Jellaz, dont le développement est toutefois limité par des contraintes géographiques, le port et sa zone industrielle à l’est, le lac de Sédjoumi à l’ouest. Ces quartiers dont le nom fleure la nostalgie coloniale s’appellent Montfleury, Petite-France et Bellevue. Tout comme leurs homologues du nord, ils adoptent un tissu où alternent villas et petits immeubles. Montfleury, dans les décennies 20 et 30, fait quelque peu figure de laboratoire stylistique, où se côtoient de beaux spécimens d’architecture éclectique, arabisante et Art déco. (…)
L’orient des écrivains
Les échanges entre la France et la Tunisie, qu’ils soient d’ordre économique ou culturel, n’ont certes pas attendu la signature du Traité du Bardo en 1881 pour se concrétiser et tisser entre les deux civilisations des liens étroits et un intérêt réciproque durable.
Dès le début du XIXe siècle, les écrivains romantiques vont se passionner d’Orient et entreprendre des voyages « initiatiques ». Le premier à ouvrir la voie est assurément René de Chateaubriand : ayant commencé en 1806 un long périple au départ de Milan, il débarque à Tunis le 6 janvier 1807. « Il résida quelques semaines chez le consul général de France et s’intéressa peu à la ville de Tunis et encore moins au reste de la Régence. Pour lui, Carthage était “le seul objet intéressant” d’une part en raison de son glorieux passé antique et d’autre part parce qu’elle recueillait la dépouille de Saint-Louis1. »
Le deuxième écrivain, qui le suit d’une vingtaine d’années, est Alphonse de Lamartine ; mais ce dernier, pressé de se rendre en Palestine pour y voir le tombeau du Christ, ne fait que longer en bateau les côtes de Carthage où il ne daigne pas s’arrêter.
C’est Alexandre Dumas qui sembla le premier marquer un réel intérêt pour la ville de Tunis, lors de son voyage en Afrique du Nord de 1846, qui devait initialement le mener de Cadix à Tanger puis à Alger, à bord du navire à vapeur « Le Véloce » affrété par le gouvernement français, soucieux de populariser sa politique coloniale. Le détour à Tunis n’était nullement prévu au programme. C’est l’écrivain qui en prit l’initiative, profitant de l’absence du maréchal Bugeaud qui devait l’accueillir à Alger. Sa première impression du pays est enthousiaste :
« La vue du port était splendide. Quoique nous fussions au 5 décembre, le temps était magnifique. Nous étions ancrés juste en face de La Goulette. Devant nous s’étendait une longue et mince jetée, sur laquelle s’allongeait une caravane de mulets et de chameaux. Au-delà de cette jetée, s’étendait le lac ; et à l’extrémité du lac, Tunis la blanche, comme l’appellent les Turcs eux-mêmes, montait en amphithéâtre, de manière à ce que les dernières maisons se découpassent sur l’azur du ciel. À notre gauche, s’élevaient le Fort de l’Arsenal et les deux pitons de Bou-Kornein. À droite, blanchissait la chapelle Saint-Louis, et s’avançait le cap Carthage…» (…)
Les premières constructions Européennes de Tunis
Tout au long du XIXe siècle, la population européenne habite le quartier franc situé au sud de la Médina, à l’intérieur des remparts de la ville arabe. Les chrétiens, toutes nationalités confondues, « vivaient groupés et entassés autour d’un réseau de rues et de ruelles qui s’enchevêtraient de part et d’autre de la place de la Bourse sur laquelle on débouchait après avoir franchi la Porte de la Mer19 ». Bien entendu, avec l’afflux massif et constant de nouveaux arrivants, ces îlots parvinrent vite à saturation et les conditions de vie y étaient bien souvent des plus précaires. Les familles s’entassaient à plusieurs dans des fondouks, établissements commerciaux organisés autour d’une cour à étages regroupant les espaces d’habitation et le stockage des marchandises. Une unique pièce était la plupart du temps le lot dévolu à chaque foyer.
Dans ce contexte, la vie du quartier européen a pour épicentre la Place de la Bourse, autour de laquelle ne tarde pas à se structurer, dès la seconde moitié du siècle, une nouvelle organisation urbaine. Si elle est le lieu où se rassemblent les négociants européens et autour de laquelle se regroupent leurs habitations, elle focalise également les principaux équipements de la vie communautaire, comme les consulats assurant sur le sol tunisien la protection de leurs ressortissants respectifs. Ainsi, le consulat de France édifié par le Père Jean Le Vacher en 1692 jouxtait il le fondouk des Français, rue de l’Ancienne Douane, principale artère commerçante du Quartier franc débouchant
à droite de Bab el-Bâhr. Dans la même rue, on trouvait également le consulat des Etats-Unis d’Amérique. La rue Zarkoun, perpendiculaire à celle-ci, regroupait les consulats d’Italie et d’Allemagne. Les consulats de Russie et d’Autriche-Hongrie s’étaient quant à eux installés rue de la Commission, débouchant à gauche de Bab el-Bâhr juste en face de la rue de l’Ancienne Douane. Le consulat d’Espagne avait trouvé sa place dans la petite rue Sidi el-Boumi débouchant obliquement à l’intersection des deux autres. Et le consulat d’Angleterre, comme pour se démarquer, s’était établi sur la Place de la Bourse. (…)
Des architectes de sensibilité éclectique
Comme chaque courant esthétique, l’Éclectisme possède à Tunis de talentueux représentants qui y signent Quelques admirables réalisations.
Au premier rand de ceux-ci, on trouve AUGUSTE PETERS, architecte vraisemblablement d’origine flamande, qui enrichit Tunis de deux icônes : la maison Disegni de la rue de Yougoslavie et l’ancienne banque d’Algérie de la rue de Rome. Véritable joyau d’inspiration néo-florentine, l’IMMEUBLE DISEGNI date de 1908. Située juste derrière la Résidence de France, sa silhouette élégante tisse une véritable dentelle de pierre qui contraste quelque peu avec l’austère dénuement de l’édifice réalisé un demi-siècle plus tôt par l’ingénieur Colin. Cet immeuble est particulièrement intéressant quant au soin apporté par l’architecte aux façades, mais aussi aux espaces intérieurs. Les balcons ouvragés des deux principaux niveaux sont soutenus par de fines consoles de pierre nervurées. Les baies en plein cintre sont surmontées d’arcs ciselés de fines moulures « à la vénitienne», tantôt d’un seul tenant, tantôt tripartites, selon la destination et la taille des pièces à éclairer. Car cette incroyable profusion décorative chantant les louanges du passé n’exclut nullement les derniers éléments du confort moderne, comme en atteste la présence des volets roulants obturant les arcades. L’effet saillant de la galerie à colonnes du deuxième étage confère à l’édifice une terminaison des plus majestueuses, sans que l’ensemble puisse à aucun moment pâtir de lourdeur ou de surenchère. Et c’est bien là le miracle réalisé par Auguste Peters, de cet inimaginable enchevêtrement d’arcs, de saillies, de clochetons, de balustrades et de nervures, naît cependant une impression générale d’élégance : le pari était sans doute risqué, mais il a bel et bien été tenu, et de façon virtuose ! À l’intérieur de l’immeuble, la cage d’escalier principale, recouverte de carreaux de faïence, reprend le décor à arcades vénitiennes de la façade. Le remarquable motif de sa rampe en fer forgé évoquant les plumes de paon fait toutefois quelques inévitables concessions à l’esprit sinueux du Jugenstil ambiant. La deuxième réalisation significative de cet architecte se trouve de l’autre côté de l’avenue de France. On découvre son imposante façade sur le côté gauche du vaste triangle qui forme la place de Rome, juste en face du « Palais arabe » et des clochers à bulbe de l’Église orthodoxe grecque Saint-Georges. L’ex-tribunal administratif fut initialement conçu en 1907 pour abriter la succursale de la BANQUE D’ALGÉRIE. Ce bâtiment fortement occidental avoue d’emblée son inspiration éclectique. Mais si cet éclectisme sacrifie copieusement au vocabulaire de l’architecture haussmanienne pour ce qui est de sa composition d’ensemble (au fond, le bâtiment ne serait pas incongru à Paris), il ne dédaigne pas, pour ce qui est des détails, faire quelques emprunts à l’Art nouveau. Ceci est visible notamment au niveau des lanternes en fer forgé de l’escalier et des étonnantes moulures « rocaille » qui s’épanouissent sous la grande verrière sommitale du patio intérieur. Sa façade principale rue de Rome tire parti de l’opposition entre le soubassement recouvert de pierre sombre et l’enduit clair, délicatement teinté de crème, de l’étage principal. De façon convenue, la loggia centrale dont l’entablement est supporté par quatre doubles colonnes, se superpose au porche d’entrée inspiré du motif de la serlienne, avec ses deux fentes latérales surmontées d’un oculus. Au-dessus de la corniche, une baie semi-circulaire éclaire le comble bombé qui coiffe le pavillon central, référence obligée à la grande architecture parisienne. (…)
Un Collège d’élite
Le premier de ces édifices à voir le jour est le COLLÈGE SADIKI, voué à l’origine à la formation des élites musulmanes. Si sa fondation remonte en fait à 1876, il ne verra sa version définitive, celle que nous lui connaissons de nos jours, qu’en 1897, grâce à l’intervention de l’architecte Maillet qui opte d’emblée pour une architecture orientaliste. La façade sur le boulevard présente une galerie à deux niveaux d’arcades, encadrée de deux pavillons trapus couverts d’un dôme à bulbe. À l’arrière-plan, la silhouette élancée d’un minaret décentre la composition vers la gauche. Le dessin de l’élévation, très simple, repose sur le contraste entre la partie ouverte et donc ombrée du portique à sept arcades et la masse compacte, percée d’étroites ouvertures, des pavillons latéraux. Le rétrécissement des arcades de l’étage par rapport à celles du rez-de-chaussée crée un efficace effet d’allègement, procédé classique souvent employé dans l’architecture occidentale. La ligne des balustrades ajourées de l’étage et celle de la corniche à modillons sous l’acrotère dessinent deux horizontales qui assoient l’ensemble. (…)
Conclusion
Nous voici parvenus au terme de ce lent périple parcourant un siècle d’architecture. Comme toute vision humaine, il est empreint d’affect et les choix qu’il opère ne se veulent ni exclusifs ni exhaustifs. Il s’efforce modestement de mettre en lumière les modèles esthétiques qui ont façonné tout au long de sa gestation la Tunis moderne, et les courants de pensée qui les sous-tendent.
À la déclaration de l’Indépendance, Tunis était ainsi parvenue à une forme dense et cohérente, réalisant le difficile équilibre entre la Médina et la ville européenne, aussi harmonieux que peut l’être celui entre orient et occident au travers d’une architecture réconciliée.
Avec l’avènement de la République tunisienne, la décolonisation redistribue la donne. Une génération d’architectes tunisiens prend la relève : si elle s’inscrit temporellement dans la continuité de l’héritage précédent, elle ne tarde pas à se démarquer de celui-ci pour tenter de retrouver la genèse oubliée d’une authentique culture autochtone. Sans doute n’est-ce pas pure coïncidence si, dès les années 1960, l’historien Jacques Revault entreprend un important opus recensant les palais et demeures édifiés à Tunis et dans sa région du XVIe siècle au XIXe siècle. Cette légitime démarche de ressourcement ne va pas sans tâtonnements et sans ambiguïtés, comme en témoigne l’ambitieux programme de restructuration de la Casbah lancé à la toute fin des années 50.
Le demi-siècle écoulé aura en fait vu se succéder trois temps forts : Dans les années 60 et 70 on a assisté à une revalorisation du patrimoine oriental, avec les projets d’aménagement de la Médina fédérés autour de personnalités charismatiques comme les architectes Tarek ben Miled et Olivier Clément Cacoub. Le premier, formé à Venise et assistant de Carlo Scarpa, fait figure de théoricien. S’il se penche sur le secteur sauvegardé et signe de nombreuses réalisations à Tunis, Sidi Bou Saïd et Mahdia, il n’en reprend pas moins à son compte les principes énoncés par Victor Valensi un demi-siècle plus tôt, intégrant les arts décoratifs pour en faire des éléments structurants du bâtiment et non des accessoires plaqués. Le second, architecte- conseil auprès de la République tunisienne et auteur du Palais présidentiel de Carthage, fait quelque peu figure de maître d’œuvre officiel du nouveau régime ; il tente à sa façon la réécriture des formes traditionnelles empruntées aux cultures locales. Un événement marque de façon décisive les orientations urbaines de cette période, la création de l’Association de Sauvegarde de la Médina (ASM) en juin 1967, qui obtient trois ans plus tard le soutien de l’UNESCO dans le cadre du Projet Tunis-Carthage. Du milieu des années 70 à la fin des années 90, une troisième agglomération s’est développée par excroissance hors des deux premières, démultipliant au nord les perspectives esquissées par El-Menzah, et partant à l’est à la conquête des berges du Lac récemment assaini, déployant des expérimentations innovantes, la plupart du temps en rupture avec les langages précédemment usités. Depuis quelques années enfin se fait jour un nouveau courant, sans doute en réaction contre ce que ces schémas futuristes peuvent induire de désincarné et d’inquiétant. Par opposition, il met l’accent sur la redécouverte des richesses de la ville européenne : un passé réapproprié, s’inscrivant dans le souci de penser une Tunisie plurielle, conciliant les formes héritées des différentes communautés qui façonnèrent son destin.
Demain, une génération viendra, qui approfondira toutes ces voies et enrichira de son sédiment le vaste édifice de la mémoire collective. Leur choix s’avèreront des plus délicats, car ils devront se forger de nouvelles bases, confrontés à l’incohérence des extrêmes et à la prolixité des modèles répandus par la mondialisation.
Comment la Tunisie du XXIe siècle résoudra-t-elle la question de ce fragile équilibre entre deux mondes, à l’heure où les nations, loin de se fondre, tendent à se replier sur elles-mêmes ? Parviendra-t-elle, prenant le recul nécessaire, à tendre des ponts entre les œuvres du passé et celles du présent, ouvrant d’audacieux horizons à l’avenir et prouvant, une fois de plus, que le « génie du lieu » résiste aux vicissitudes de l’Histoire ? Confirmera-t-elle l’âme inaliénable d’une Tunis ambivalente et métisse, phénomène unique à mi-chemin entre Orient et Occident, privilégiant définitivement le transitoire à l’achevé ?
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