News - 11.09.2024

Alliance des Etats du Sahel (AES): Un énième groupement de circonstance ou un véritable tournant dans la région?

Alliance des Etats du Sahel (AES): Un énième groupement de circonstance ou un véritable tournant dans la région?

Mohamed Ibrahim Hsairi - Les 6 et 7 juillet 2024, les chefs d’Etat de l'Alliance des Etats du Sahel (AES), les Présidents Abdourahamane Tiani du Niger, Assimi Goïta du Mali et Ibrahim Traoré du Burkina Faso, ont tenu leur premier sommet dans la capitale nigérienne, Niamey. A l’issue de ce sommet, ils ont annoncé la création de l'Alliance des Etats du Sahel dont le président malien assurera la présidence tournante pour la durée de sa première année.

Bien qu’en préparation depuis 2023, et que ses éléments aient été élaborés au cours de plusieurs réunions tenues à Bamako (Mali), Niamey (Niger) et Ouagadougou (Burkina Faso), l’annonce officielle de la création de la Confédération a fait l’objet d’un grand intérêt tant sur le plan régional que sur le plan international.

Dans la déclaration commune de la rencontre, les dirigeants des trois pays affirment que le sommet a permis de "franchir une étape supplémentaire vers une intégration plus poussée entre les Etats membres".

La confédération de 72 millions d’habitants vient, en effet, consolider l’AES et approfondir la coopération entre ses trois pays. Il est à rappeler que le samedi 16 septembre 2023, le Mali, le Niger et le Burkina Faso dont les régimes sont, tous les trois, militaires, ont conclu, à Bamako, un pacte de défense mutuelle, l'Alliance des États du Sahel (AES) qui vise à fonder "une architecture de défense collective et d’assistance mutuelle" en cas d'agression de l'une des parties prenantes, à renforcer leur collaboration dans la lutte contre le terrorisme, mais aussi à se prémunir contre d’éventuelles interventions de forces armées, comme celle envisagée, à un certain temps, par la Cedeao au Niger après le putsch du 26 juillet 2023.

La charte de cette alliance, dénommée charte du Liptako-Gourma, (en référence à la zone dite des "trois frontières"), dénombre 17 articles et stipule, dans ses articles six à huit, que "toute agression contre un Etat membre, toute menace interne ou externe, ou toute atteinte à la souveraineté et à l’intégrité territoriale d’une ou plusieurs parties contractantes sera considérée comme une agression contre les autres parties et engagera un devoir d’assistance et de secours de toutes les parties".

Par la création de la confédération, les trois pays membres entendent donner à l’AES, qui était à la base une organisation à vocation militaire, une dimension politique et économique qui doit permettre de booster leurs économies et de mutualiser leurs moyens dans plusieurs secteurs stratégiques.

Pour ce faire, l’organisation tripartite envisage de:

se doter des instruments propres pour le financement de sa politique économique et sociale,
mettre en place des mécanismes visant à faciliter la libre circulation des personnes, des biens et des services au sein de l’espace AES,
créer une banque d’investissement de l’AES,
mettre en place un fonds de stabilisation qui l’aiderait à ne plus dépendre du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale.
Et de lancer des projets structurants dans les domaines de l'énergie, des infrastructures, des transports et de la sécurité alimentaire.

En outre, l’AES a fait part, depuis le 11 février 2024, du lancement d’une réflexion sur sa sortie de la zone franc (CFA) et la création d’une monnaie commune à ses trois membres, pour recouvrer leur "souveraineté totale" et cesser d’être la "vache à lait" de la France, leur ex-puissance coloniale.

A ce sujet, le président du Niger, le général Abdourahamane Tiani, a déclaré que la création d'une monnaie commune est considérée comme une "étape de sortie de la colonisation", car "la monnaie est un signe de souveraineté". Il a par ailleurs précisé que les trois pays "ont des experts (monétaires) et au moment opportun, nous déciderons".

Cette déclaration fait partie du discours anticolonial que tiennent les dirigeants de l’AES, et qui émane du regain d’un mélange de nationalisme et de souverainisme et d’un réveil des sentiments panafricains qui ont façonné les mouvements de libération nationale.

La création de la confédération est donc considérée comme le fruit d’une double et profonde frustration due, tout d’abord, aux promesses non tenues par les premiers dirigeants des Etats africains indépendants. Dans ce contexte, il serait significatif de rappeler que Djibo Bakary, le dirigeant du parti nigérien Sawaba, a dit en 1956 que "nous devons nous attaquer à nos problèmes par nous-mêmes et pour nous-mêmes, et avoir la volonté de les résoudre d’abord par nous-mêmes, puis avec l’aide des autres, mais toujours en tenant compte de nos réalités africaines".

Ensuite, elle est due, en grande partie, aux interventions continues de la France pour empêcher la souveraineté politique des pays du Sahel et pour maintenir son emprise sur leurs économies et leur politique monétaire, ainsi qu’au rôle qu’elle a joué dans la création d’une situation dangereuse dans toute la région par la destruction de la Libye en 2011, puis par l’échec de son intervention militaire à endiguer le terrorisme, et la manipulation du discours antiterroriste pour créer un climat anti-migration qui fait tort à l’Afrique et aux Africains.D’ailleurs, le président burkinabé Ibrahim Traoré a souligné dans son discours de clôture du sommet de l'AES que les "impérialistes voient l'Afrique comme un empire d'esclaves" et qu'ils croient que "les Africains leur appartiennent, nos terres leur appartiennent, nos sous-sols leur appartiennent". Et d’ajouter que "l'uranium du Niger éclaire l'Europe, mais ses propres rues restent sombres", avant de conclure que "cela doit changer".

Mais le changement requis doit également s’appliquer à la relation de l’AES avec la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao).

Les trois pays, qui ont annoncé, depuis le 28 janvier 2024, leur retrait, avec effet immédiat, de cette organisation dont ils ont fait partie depuis sa création, en 1975, ont confirmé, lors du sommet, cette décision qu’ils ont expliquée par le fait qu’ils ont constaté, "avec beaucoup de regret, d’amertume et une grande déception qu’après 49 ans d’existence, leur Organisation s’est éloignée des idéaux de ses pères fondateurs et du panafricanisme".

En outre, ils lui reprochent son absence de soutien dans leur lutte antiterroriste, et dénoncent les lourdes sanctions jugées "inhumaines, illégitimes et illégales" qu’elle leur a imposées, ainsi que la menace qu’elle a adressée au Niger d’intervenir militairement pour "la restauration de l'ordre constitutionnel et le rétablissement du président nigérien déchu, Mohamed Bazoum, dans ses fonctions".

De surcroît, la Cedeao est, à leurs yeux, "sous l’influence de puissances étrangères" et est instrumentalisée par la France et les puissances occidentales. Fondée, au départ, pour favoriser la coopération économique entre ses Etats membres, elle s’est déviée de sa mission originaire, depuis qu’elle a adopté son protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance le 21 décembre 2001, où elle spécifie que "tout changement anticonstitutionnel est interdit, de même que tout mode non démocratique d’accession ou de maintien au pouvoir". Et, s’appuyant sur ces principes, elle a commencé à infliger des sanctions aux pays qui ont été le théâtre de coups d’Etat militaires.

Plus grave, le président de la Guinée-Bissau, Umaro Sissoco Embaló, qui a assuré la présidence tournante de l’organisation en juillet 2022, a appelé à la doter d’une "force anti-putsch". Au XXIe siècle, a-t-il expliqué, le coup d’État ne peut pas être "un fast track" (c’est-à-dire une voie rapide) pour arriver au sommet de l’État.

Pour sa part, son successeur, le président du Nigéria, Bola Tinubu, a menacé d’envoyer une force militaire régionale pour déloger les militaires putschistes du Niger et rétablir le président Mohamed Bazoum au pouvoir.

A la lumière de l’ensemble de ces orientations et des objectifs qu’elle ambitionne de réaliser, la confédération de l’AES a suscité, dès l’annonce de sa création, les interrogations des analystes : serait-elle un énième groupement de circonstance ou, en revanche, pourrait-elle émerger en tant que nouvelle entité sous-régionale susceptible de redéfinir les équilibres de la région ?

Pour nombre d’entre eux, elle a les moyens et les ressources nécessaires pour atteindre ses objectifs et pour relever les défis auxquels elle pourrait être confrontée. En effet, elle jouit de plusieurs atouts dont les plus importants sont les suivants:

Ses trois pays membres ont l’avantage d’avoir une certaine homogénéité tant en termes politiques qu’en termes économiques. Outre que leurs régimes sont tous militaires, ils ont en commun des structures économiques similaires sinon semblables.

Ils sont mus par les mêmes mobiles, et nourrissent les mêmes sentiments de frustration vis-à-vis de la politique pro-occidentale et surtout pro-française qui a fait que, plus de soixante ans après leur indépendance, ils sont toujours en quête d’être véritablement indépendants. Il n’est pas fortuit qu’ils aient tous exigé le départ des troupes françaises de leurs territoires.

Devant l’inefficacité et l’incompétence dont ont fait preuve les Occidentaux face au fléau du terrorisme, ils ont la même tendance à changer de partenaires et à coopérer avec d’autres puissances qui, espèrent-ils, pourraient être plus honnêtes, plus sincères et plus énergiques, et qui leur fourniraient les formations et les équipements et armes dont ils ont besoin.

Bien qu’ils fassent partie des pays les moins avancés (PNA), ils jouissent, selon un rapport publié, en février 2024 par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), sur le développement humain du Sahel en 2023, d’une "immense richesse". En effet, ils ont la chance de disposer de réserves d’or et d’uranium, de lithium et de diamants, mais ce sont en grande partie les multinationales minières occidentales qui en tirent profit. Ils ont également un fort potentiel en matière d’agriculture et d'élevage. Le Burkina et le Mali font aussi partie des grands producteurs de coton en Afrique.

Le rapport du Pnud note, par ailleurs, que le Sahel possède "l’une des plus grandes capacités de production solaire au monde (13,9 milliards de kWh/an par rapport à la consommation mondiale totale de 20 milliards de kWh/an).

Pour sa part, le Forum économique mondial estime que la région est capable de gagner des centaines de milliards de dollars grâce à l’exportation d’aliments sains qui pourraient être produits dans la Grande Muraille Verte qui s’étend du Sénégal à l’Éthiopie.

Théoriquement parlant, les trois pays pourraient constituer une zone monétaire optimale.

Enfin, il est à souligner que la création de la confédération intervient à un moment où des ruptures géopolitiques sont en train de changer l’environnement international. Ces ruptures s’effectuent en liaison avec le déclin du modèle occidental et la perte par les Occidentaux du contrôle du monde. Les pays de l’AES pourraient, par conséquent, tirer profit, dans leur quête d’émancipation, des opportunités que leur offrirait le monde multipolaire en gestation. A cet effet, ils devraient mettre en jeu les visées contradictoires des puissances mondiales dans la région.

Néanmoins, d’autres analystes estiment que la confédération de l’AES devra affronter trois séries de défis cruciaux qui sont en l’occurrence:

Tout d’abord, une série de défis internes. Il s’agit, d’une part, du rôle obstruant que peuvent jouer les anciennes élites et ceux qui sont "les valets des impérialistes".

D’autre part, les trois pays auront à affronter nombre de menaces complexes et multidimensionnelles qui ont trait aux tensions sécuritaires persistantes, aux activités terroristes, à la criminalité transnationale, aux conflits intercommunautaires, à la pauvreté, au changement climatique et à la fragilité des institutions étatiques.

Le gigantisme de leur confédération qui s’étend sur une superficie de 2.780 millions de kilomètres carrés pourrait constituer un grand handicap.

Ensuite, une série de défis régionaux. Il s’agit, en premier lieu, de faire face aux attitudes adverses de certains dirigeants africains qui, selon le Président du Burkina Faso, Ibrahim Traoré, "chantent la même chose que les impérialistes" et n’apportent rien aux peuples qui se battent pour leur liberté et leur dignité. En effet, fait-il remarquer, les anciennes puissances coloniales peuvent toujours monter des Africains contre d'autres Africains et ils s'exécutent. La preuve en est l’attitude de la Cedeao qui, aux yeux des pays de l’AES, "s'est détournée de son objectif principal d'être au service des peuples" et est "devenue une organisation sous influence de puissances étrangères". De ce fait, elle constitue "une menace pour ses États membres et leurs peuples" et c’est pourquoi les trois pays ont tenu à réaffirmer que leur décision de retrait est irréversible et qu’ils ont "irrévocablement tourné le dos à la Cedeao".

Pour eux, ceci est d’autant plus vrai que dès l’annonce de la naissance de la Confédération, l’organisation a tiré à boulets rouges sur cet acte qu’elle décrit comme "très inquiétant pour les populations de ces pays".

Outre les menaces, à peine voilées, de les soumettre à un embargo, elle a mis les trois États en garde contre "l'isolement diplomatique et politique" et la perte de millions d'euros d'investissements. Elle avertit qu’ils pourraient être privés des avantages de sa zone de libre-échange. De même ils ne pourraient plus bénéficier des avantages de la libre circulation des biens et des personnes. Leurs ressortissants risquent d’être soumis, à l'avenir, au régime de visa pour pouvoir voyager dans le reste de la région, et des obstacles à la libre création d'entreprises pourraient surgir.

En outre, étant sans littoral, les trois pays auront des problèmes tant pour leurs exportations que pour leurs importations.

Enfin, la monnaie commune qu’ils envisagent de créer pourrait constituer un risque économique énorme. La sortie de la zone du franc CFA et la création d’une zone monétaire limitée aux trois pays pourraient s’avérer dangereuses, surtout que la Banque ouest-africaine de développement risque de les priver de ses financements.

Et enfin une série de défis internationaux. En effet, par suite de la détérioration des relations avec la France et les États-Unis, avec lesquels la coopération militaire a été rompue, la confédération de l’AES sera certainement confrontée à l’hubris de Washington et de ses alliés. Les suprémacistes américains et occidentaux qui s’accrochent obstinément à l’unipolarité et s’acharnent à conserver leur mainmise sur les richesses africaines ne cessent d’avertir qu’il n’y a pas de place pour leurs rivaux en Afrique.

Leurs menaces se multiplient à l’encontre des pays adeptes de la lutte anticoloniale qui osent faire des choix différents et qui cherchent à renforcer leur sécurité collective par le biais d’autres partenariats régionaux et internationaux. Les trois pays de l’AES risquent, donc, d’être punis pour avoir initié la reconfiguration de leurs alliances en rompant leurs liens avec la France et en entamant un rapprochement de plus en plus étroit avec la Russie.

C’est pourquoi il est à craindre que la menace terroriste s’aggrave et que la situation d’insécurité se complique, surtout au nord du Mali et dans la zone du Liptako Gourma, très convoitée par la France et les pays occidentaux pour les richesses de son sous-sol.

A ce propos, ce n’est pas un hasard si le nord du Mali a été, le 26 juillet dernier, le théâtre d’une attaque meurtrière perpétrée par une coalition de groupes de séparatistes touaregs et de terroristes contre l’armée malienne et l’organisation paramilitaire russe Africa Corps (ex-Wagner). Cette attaque s’est soldée par de lourdes pertes pour les Maliens et les Russes, et fait particulièrement grave, elle a été suivie par la décision du Mali, puis du Niger, de rompre leurs relations diplomatiques avec l’Ukraine qui, selon le porte-parole de ses services de renseignements, avait fourni des informations utiles aux attaquants pour qu'ils puissent mener à bien leur opération.

De même, et concomitamment, il est à craindre sur le plan économique, que les institutions de Bretton Woods accentuent leurs pressions et durcissent leur attitude coercitive à l’encontre des trois pays de la confédération.

Pour toutes ces raisons, les analystes s’accordent à dire que l’avenir de la Confédération de l’AES paraît, à ce stade, imprévisible. D’aucuns estiment même qu’il serait incertain, sauf si ses pays membres qui veulent prendre leur destin en main sont prêts à mener une bataille rude et de longue haleine pour réussir leur marche sur le chemin de la souveraineté.Ambitionnant, selon les déclarations du président nigérien Abdourahamane Tiani à l’ouverture du sommet de Niamey,  d’en faire une "alternative à tout regroupement régional factice en construisant une communauté souveraine des peuples, une communauté éloignée de la mainmise des puissances étrangères", ses dirigeants auront besoin, comme l’a affirmé, pour sa part, le président burkinabé Ibrahim Traoré, de "savoir réveiller le patriotisme dans chacun de ses peuples qui doivent être mis en confiance et savoir que leur patrie est la seule chose qu’il leur reste". Tâche laborieuse dont ils semblent, a priori, réussir la première étape en ayant élevé la souveraineté en un cri de ralliement, ce qui a permis la mobilisation de la population derrière eux pour contenir les réactions hostiles des puissances occidentales et de la Cedeao.

Toutefois, il leur reste l’essentiel à faire : s’atteler à la mise en place des instruments, des mécanismes et des procédures à même de permettre à leur confédération de fonctionner efficacement par l’adoption d’une politique susceptible de les aider à relever aussi bien le défi socioéconomique que le défi sécuritaire qui, faut-il le souligner, ne peuvent être dissociés l’un de l’autre.

Cela dit, la création de la confédération de l’AES, qui risque de bouleverser le paysage géopolitique et géostratégique dans la région du Sahel, doit nous interpeller tant sur le plan bilatéral que sur le plan maghrébin.

Nous nous devons de suivre de près les évolutions futures de cet événement qui pourrait s’avérer marquant. A mon avis, il serait, à la fois,  utile et nécessaire que le Maghreb envisage, loin de toute rivalité nuisible aux uns et aux autres, la redéfinition de ses relations avec la confédération de l’AES et de ses pays membres, afin de les adapter au nouveau contexte et à la nouvelle dynamique qui se dessine dans cette région si proche de nous et si sensible pour notre sécurité et notre stabilité.

Mohamed Ibrahim Hsairi
 

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