Démotivation des travailleurs: effets collatéraux?
Par Riadh Zghal - Le travailleur, quelle que soit sa position dans l’organisation, qu’il s’agisse de la direction ou de la garde d’une porte d’accès, son comportement au travail génère des effets sur l’ensemble du système dans et hors de l’entreprise, de l’unité administrative ou tout autre organisation. Le principe de l’effet papillon du mathématicien Edward Lorenz “Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil pourrait provoquer une tornade au Texas” s’applique au comportement humain. En effet, ce qui compte dans la vie humaine ce sont les interactions avec les autres. Imaginons un employé du front office, en contact direct avec le citoyen qui se présente pour demander un service. L’employé s’empresse de répondre à la demande. Ainsi il économise du temps, réduit le temps d’attente et la longueur de la file des citoyens qui viennent pour le même service. Par un effet de ruissellement, l’information sur l’efficacité de cet employé fait tache d’huile et, par ricochet, celle de l’institution. Dans le cas où c’est une entreprise, on peut aisément imaginer l’effet sur son image, d’autant que le comportement d’un tel citoyen n’est pas l’exception mais la règle. Cela parce qu’en amont, il y a un modèle de gestion qui le stimule.
Imaginons la situation opposée: l’employé traîne dans l’offre du service, il cherche des prétextes pour quitter son poste, s’absente de manière répétitive, prétextant parfois la chute du réseau informatique ou sans aucun prétexte, au mépris de ceux qui s’impatientent bloqués dans une queue qui avance au rythme de tortue. Puis arrive la fin de la séance, le bureau/guichet ferme, la queue se disperse avec plusieurs effets collatéraux négatifs: les citoyens/clients seront obligés de retourner un autre jour. En conséquence, ce sont des heures de travail perdues dans le déplacement et les attentes, des effets sur la circulation, les embouteillages avec la pollution et la consommation de carburant qu’ils engendrent, des effets psychologiques générés par tous ces contretemps, des effets globaux sur le produit intérieur brut du pays vu la sous-performance des institutions et des entreprises nourrie par la démotivation des travailleurs.
L’Institut Gallup mène régulièrement des enquêtes dans le monde entier sur la vie au travail et plus particulièrement sur l’engagement au travail. Gallup distingue entre les «engagés» qui donnent le meilleur d’eux-mêmes et se satisfont de leur travail, les «non-engagés» qui s’exécutent par obligation et les «non-engagés actifs» qui sont non seulement peu motivés mais font tache d’huile et agissent contre les objectifs de leur institution/entreprise. La dernière livraison de Gallup révèle une corrélation entre l’engagement des cadres et celui de leurs collaborateurs. Concernant les classements par région et par pays, la Tunisie n’est malheureusement pas parmi les meilleurs, et ça on le sait. En revanche, ce que l’on sait moins ce sont les expériences tunisiennes réussies qui favorisent la motivation et l’engagement collectif du capital humain d’une institution, d’une entreprise ou d’une organisation de la société civile et, par suite, sa performance.
Les pratiques favorables à l’engagement et la performance sont sans conteste adaptées au contexte dans ses différentes dimensions : culturelle, sectorielle, politique et géopolitique. Par exemple, la géopolitique intervient avec force dans le secteur des technologies informatiques. L’énorme demande internationale pour les spécialistes dans le domaine fonctionne comme une pompe aspirante drainant les compétences tunisiennes jeunes à la recherche de nouvelles expériences et pas seulement de meilleurs revenus. Les entreprises exerçant dans notre pays sont obligées de réagir afin de retenir leurs cadres et autres collaborateurs. Parmi les solutions actuellement mises en place il y a la formation en alternance des étudiants en master, le co-encadrement de thésards par des universitaires et des cadres d’entreprise. Ainsi pour s’assurer de la disposition d’un capital humain à la fois stable et formé à son activité, l’entreprise investit dans la formation aussi bien de ceux qui seront recrutés que d’une autre frange qui partira ailleurs.
S’agissant du facteur culturel, il faut distinguer entre la culture présente dans l’institution administrative, l’entreprise ou tout autre organisation, et celle de la société. Tout individu appartenant à une société a été en quelque sorte «programmé» par l’éducation qu’il a reçue faite de croyances, de valeurs, d’attitudes vis-à-vis des relations avec les autres et du travail…
De nombreuses recherches ont montré l’effet de la culture sur les comportements au travail. Les travaux dans le contexte tunisien ont révélé l’importance du respect de la dignité dans les relations avec les dirigeants. Ce respect passe aussi par la reconnaissance de la compétence du collaborateur. Le contexte culturel tunisien serait donc favorable aux échanges entre cadres et divers collaborateurs et permettrait de bénéficier de l’intelligence collective qu’ils génèrent. Echanger, c’est participer un tant soit peu à la décision dont la conséquence est la formation d’un sentiment d’appartenance à l’organisation favorable au sentiment de bien-être et à l’engagement au travail. Or ce n’est pas ce modèle de gestion des ressources humaines qui prévaut dans le pays. C’est plutôt le modèle bureaucratique fondé sur une croyance dans le déterminisme des règles formulées au sommet. L’erreur d’une telle croyance a été démontrée par plusieurs travaux dont ceux de Michel Crozier. Ce dernier a révélé, d’une part, les méfaits de la centralisation doublée de la multiplication des règles et, d’autre part, que quel que soit le système autoritaire, il reste toujours une place pour la liberté individuelle(1). Dans le contexte tunisien, ce que j’avais désigné dans mes travaux par «le flou organisationnel» entoure les règles d’une ambiguïté qui entame leur valeur de référence(2). Ce flou fait que l’interprétation de la règle varie en fonction des situations et du pouvoir dominant qui peut se trouver ailleurs qu’au sommet de la hiérarchie. La culture de l’organisation – institution ou entreprise- se révèle à travers le narratif dominant les relations sociales. C’est un narratif qui peut être favorable ou non à l’engagement au travail ce peut être:
"هاذي إدارتنا واحنا في خدمة البلاد والمواطن" أو" هاذي مؤسستنا يلزمنا نحافظو عليها" أو "نخدملهم قد فلوسهم"
Il est vrai que les théories en matière de gestion des ressources humaines ont beaucoup aidé à la compréhension des ressorts du comportement des travailleurs. Les consultants en font leurs principales références même si certaines théories sont dépassées par les profonds changements intervenus depuis leur élaboration. En revanche, les expériences réussies du management en Tunisie sont peu connues, à la fois parce que peu de managers écrivent leurs mémoires, les actes de colloques spécialisés qui réunissent praticiens et universitaires sont rarement publiés, les travaux des universitaires scrutant méthodiquement la réalité du terrain managérial sont peu diffusés dans un langage accessible à tous...Et lorsque des études ont été réalisées et ont abouti à des propositions et des recommandations pour l’action, elles restent souvent sans suite, oubliées sur les rayons des archives.
Riadh Zghal
(1) Michel Crozier (1963), Le phénomène bureaucratique, Points
Michel Crozier & Erhard Friedberg (2007), L’acteur et le système, Seuil
(2) Riadh Zghal (2008), «Gestion, Culture et autres déterminants. Le cas de la Tunisie» in E. Davel, J-P Dupuis, J-F Chanlat Gestion en contextes interculturels. Approches, problématiques, pratiques et plongées, PUL TELUQ