Céréales: Une récolte 2024 très moyenne, des progrès possibles et des efforts nécessaires (Album photos)
Par Ridha Bergaoui - Le mois de septembre est très proche, bientôt une nouvelle année agricole qui démarre. Depuis quelques jours, la pluie est revenue et commence à arroser quelques régions du pays ce qui est bon signe et nous incite à de l’optimisme en espérant encore plus de précipitations bénéfiques et sans dégâts «أن شاء الله غيث نافع».
Les spécialistes eux semblent d’un avis contraire. Le dérèglement climatique est un phénomène mondial qu’on est en train de vivre tous les jours. Sécheresse et manque de pluies, canicule et incendies, orages… frappent partout. La Tunisie est touchée en plein et la sécheresse qui s’est installée depuis plus de 6 ans a déjà laissé des traces indélébiles. Les réserves au niveau des barrages et des nappes sont au plus bas. L’eau de boisson est rationnée et les périmètres publics irrigués à l’arrêt. La production agricole est faible et les prix élevés. Les agriculteurs se débrouillent comme ils le peuvent. Chacun sa technique pour arroser et sauver ses plantes et sa récolte soit légalement soit d’une façon illicite et irrégulière au risque d’avoir des démêlés avec les autorités et la justice.
Une année plutôt sèche et une récolte céréalière modeste
Contrairement à l’impression générale, il a moins plu l’année dernière que l’année d’avant. Selon les données du Ministère de l’agriculture, la Tunisie n’a reçu, jusqu’au 19 août 2024, que 146,7 mm de pluie pour une moyenne de 228,4 mm soit 64% de la quantité normale. L’année dernière (2022-23), les précipitations étaient plus importantes (163,9 mm, soit 71% de la moyenne). Les régions du Centre Ouest et Sud-Ouest ayant été les moins arrosées. Au cours des 10 dernières années, la pluviométrie était toujours déficitaire. Seule l’année 2017-18 était légèrement excédentaire (248,5 mm vs une moyenne de 233,3 mm).
Toujours au 19 Aout, les stocks au niveau des barrages sont de 564,682 MMm3, moins que l’année dernière à la même date (708,882). Le taux de remplissage n’est que 24,1% (28,9 ; 7,2 et 4,3 respectivement pour les barrages du Nord, le Cap-Bon et le Centre) alors que l’année dernière à la même date, ce taux était de 30,6% (respectivement 35,9; 12,2 et 7,3%). Les pluies des derniers jours ont permis d’améliorer légèrement les réserves sachant que la terre est bien assoiffée et que le ruissellement des eaux est, en cette période estivale de l’année, très faible.
Sachant que la culture des céréales est essentiellement pluviale (les superficies irriguées étant inférieures à 10%), la production est directement affectée par le manque de pluie et la sécheresse. La répartition des précipitations durant le cycle de développement de la plante est aussi importante que la quantité. D’autres facteurs ont un effet sur le rendement et la production des céréales. La qualité de la semence, le sol, la fertilisation minérale surtout azotée, le contrôle des mauvaises herbes et des bio agresseurs, le savoir-faire de l’agriculteur … interviennent également dans le rendement final de la culture.La meilleure récolte des céréales est celle de 2018-19, la plus mauvaise étant celle de 2022-23. En supposant un taux de collecte de 50% et en nous référant aux données avancées par l’Office des céréales, la production record de 2018-19 serait de près de 26 millions de quintaux (MMqx) et uniquement 6 MMqx pour 2022-23. Pour les autres années, la production serait entre 14 et 16 MMqx. Pour 2023-24, la quantité des céréales collectée étant de 6,708 MMqx, la production totale se situerait probablement entre 13 et 14 MMqx.
Importation massive de céréales nécessaire
La Tunisie compte 12 millions d’habitants. Chaque année de nombreux touristes viennent visiter le pays, une activité commerciale importante se trouve du côté des frontières, aussi bien nos voisins libyens qu’Algériens avec des échanges de produits alimentaires particulièrement à base de céréales.
Le Tunisien est réputé grand consommateur de pain et de pâtes. La consommation par tête d’habitant et par an est d’environ 200 Kg équivalent céréales dont 50% de blé dur, 42% de blé tendre. On estime à 30MMqx, le besoin annuel en céréales auquel il faut ajouter également de l’orge et du maïs destinés à la consommation animale (environ 10 millions de chaque). Le besoin en orge varie selon les années et l’état des parcours. Suite à la succession des années de sécheresse la demande est de plus en plus forte surtout au Centre et au Sud du pays dont les éleveurs ne cessent de réclamer l’aide de l’Etat et l’approvisionnement en orge subventionnée pour sauver leur cheptel.
Le déficit en céréales serait pour cette année, sans compter les 10 MMqx de maïs grain importés par les opérateurs privés, d’environ 26 MMqx, répartis entre 6 MMqx de blé dur, 14,5 MMqx de blé tendre et 6 MMqx d’orge. Ceci représente environ des livraisons de 520 MMqx/semaine, soit 2 à 3 bateaux céréaliers de 20 à 25 000 tonnes. En 2021, l’Office des céréales avait importé presque la même quantité soit 26,324 MM de qx de céréales pour une valeur de 850 millions de dollars.
Réduire nos importations de céréales dans un contexte de dérèglement climatique
Le réchauffement climatique est une réalité qu’on ne peut ignorer. Toutefois, et malgré les outils très sophistiqués dont disposent les scientifiques, personne n’est capable de prédire, au-delà de quelques jours, le temps qu’il fera exactement, la quantité de pluie, sa répartition au niveau temporal et régional… Dieu seul le sait. Pour l’année agricole qu’on va bientôt entamer, il y a autant de probabilité qu’elle soit pluvieuse ou au contraire sèche. Dans tous les cas, il est indispensable de bien préparer le départ de la campagne céréalière et d’assurer son déroulement sans trop d’embûches. Des solutions existent toujours et des marges de progrès également.
Ces dernières années, le Ministère de l’agriculture des ressources hydraulique et de la pêche (MARHP) nous a fait croire qu’il dispose d’une stratégie pour améliorer la production des céréales et notre sécurité alimentaire. Il nous a d’abord présenté une stratégie pour atteindre l’autosuffisance en blé dur et plus tard une stratégie «céréales 2035». Malheureusement, le Ministère avait complètement ignoré le réchauffement climatique et la sécheresse et les deux stratégies sont tombées à l’eau. Par ailleurs des difficultés devenues chroniques, comme la disponibilité des semences sélectionnées et des intrants en quantité et aux moments opportuns, existent encore malgré les efforts et la bonne volonté du Ministère. Ce dernier semble s’orienter vers l’encouragement de la culture intensive du blé dans le désert à partir des eaux du SASS. Cette démarche risque d’être très couteuse sur les plans financiers et environnementaux. La prudence doit être de mise et la recherche de solutions originales et innovantes est nécessaire pour assurer la durabilité d’une telle démarche.
L’amélioration de la productivité de la culture des céréales dans les zones favorables du Nord est possible. La marge est énorme particulièrement pour le blé où le rendement moyen en pluvial n’est que d’environ 15 qx/ha alors qu’il est possible d’atteindre dans les mêmes conditions pluviométriques les 30qx. En irrigué, il est possible de doubler de rendement et d’obtenir plus de80 qx/ha.
L’encadrement des agriculteurs et la vulgarisation représentent un levier primordial pour améliorer productivité et production. Nos agriculteurs doivent apprendre à bien maitriser l’utilisation des intrants (fertilisation, eau, désherbants, pesticides etc.) en fonction de la composition et la nature du sol, le stade de développement et les besoins de la plante afin de permettre à cette dernière d’exprimer son potentiel au mieux. La rotation des cultures et l’assolement, l’amélioration de la qualité du sol et sa richesse en matière organique, le semis direct… sont des techniques amplement démontrées qui permettent des gains de productivité certains. Augmenter les surfaces irriguées cultivées en céréales et recourir à l’irrigation d’appoint, lors d’un retard ou d’un arrêt des pluies, à un impact direct et important sur la production.
Le rôle de la recherche agricole est primordial, dans un contexte nouveau de stress hydrique et de chaleur, pour répondre aux multiples préoccupations des agriculteurs. Il est nécessaire de créer des variétés adaptées à la sécheresse et au changement climatique, précoces et plus résistantes aux maladies et ravageurs et de définir des paquets technologiques adaptés à chaque région (sélection et choix des semences, fertilisation, désherbage et lutte contre les ravageurs…).
Combattre pertes et gaspillage tout le long de la chaine des valeurs des céréales est primordial et peut nous permettre de faire de grosses économies. La rationalisation de la consommation des produits à base de céréales est indispensable pour préserver tant la santé que le pouvoir d’achat du consommateur. Il est temps de mettre fin au système obsolète de subvention qui encourage le gaspillage et épuise la caisse de l’Etat. Chaque grain de blé épargné est un grain qui ne sera pas importé.
D’autres leviers permettent de se protéger des aléas et des crises mondiales comme augmenter notre capacité de stockage stratégique des céréales à travers la réhabilitation des silos existants et la mise en place de nouveaux silos et rationaliser les achats au bon moment et au prix le plus bas.
Le développement de la désalinisation de l’eau de mer en vue de la production de l’eau potable afin de réduire la pression sur l’eau des barrages et des périmètres irrigués, l’utilisation des eaux usées traitées pour la production des fourrages pour alléger la pression sur les céréales et le développement de l’ensemencement des nuages, surtout lors des périodes critiques, sont des orientations stratégiques importantes qui sont heureusement sérieusement prises en considération par le Gouvernement actuel.
Dans un document de l’Union Africaine, disponible en ligne et intitulé «Compact Tunisie pour l'alimentation et l’agriculture», et pour améliorer notre production céréalière et réduire le déficit de la balance alimentaire commerciale, le document propose « Promouvoir la coopération Sud-Sud à travers la mise en place de conventions tripartites de production dans d’autres pays africains. Le document prévoit d’étendre la culture des céréales de 350 000 ha supplémentaires (175 000 ha en Afrique de l’Est et 175 000 ha en Afrique de l’Ouest), à travers des conventions tripartites (Tunisie-Pays Africain et BAD). «L’impact attendu pour la Tunisie est un approvisionnement en céréales maîtrisé. Pour le pays partenaire ce sera la création d’emploi, l’amélioration de revenus, la création de valeur et la génération de devises». Aller mettre en valeur des terres dans des pays étrangers lointains alors que la Tunisie dispose d’immenses terres domaniales fertiles, mal gérées et mal exploitées, est une idée farfelue, illogique, insensée et révoltante même. Sans parler de l’aspect économique puisqu’il faudra tout importer (semences, intrants…) et compter les frais de transport et l’impact écologique.
Besoin de stratégies réalistes avec au centre les petits agriculteurs
Les céréales, et particulièrement le blé, sont des denrées de première nécessité. Jusqu’ici les efforts ont été insuffisants pour améliorer la production et réduire notre dépendance vis-à-vis de l’importation. Il n’est pas juste de mettre nos échecs uniquement sur le compte du dérèglement climatique et de la sécheresse. La bureaucratie excessive, l’absence de vision, de volonté, d’action et le manque de coordination sont également en cause.
Il est nécessaire de s’approcher de la réalité du terrain et surtout du petit agriculteur, jusqu’ici abandonné à lui-même, négligé et marginalisé. Ces petits agriculteurs ont besoin de plus d’attention, d’encouragement, de motivation, de soutien et d’encadrement. Ce sont ces agriculteurs qui sont les garants de notre alimentation, de notre santé et les gardiens de notre territoire. Avec les difficultés et la sécheresse, nombreux sont en train d’abandonner leurs terres et leur cheptel pour venir en ville grossir l’effectif des chômeurs, des habitants des bidonvilles et des consommateurs (alors qu’ils étaient des producteurs).
La Tunisie a été toujours un pays essentiellement agricole. En cette période de crise climatique, considérer l’agriculture comme activité prioritaire et lui accorder toute l’attention et les privilèges est nécessaire et urgent. C’est lorsque l’agriculture va que tout va.
Ridha Bergaoui
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