Mohamed-El Aziz Ben Achour: L’Empire almoravide
L’épisode de première importance de l’histoire médiévale que nous nous proposons de présenter ici eut pour théâtre le Maghreb extrême et l’Espagne musulmane, et pour acteurs des chefs berbères qui devinrent les fondateurs d’une puissante dynastie, celle des Almoravides. A l’origine, il s’est agi d’un mouvement sorti de l’ouest des confins saharo-africains. En effet, autour des années 1040, se constitua, là-bas, une ligue de tribus qui nomadisaient entre ce qui est aujourd’hui le Sénégal, la Mauritanie et le sud marocain. Elles appartenaient à l’antique lignée des Sanhâja, l’une des trois «confédérations» ethniques nord-africaines (les deux autres étant les Masmoudâ et les Zénètes). Le mouvement fut fondé par le chef des Lamtouna et Jaddâla(ou Goudala); deux clans dont les hommes étaient connus sous le nom de mulathamûn - car il portait le lithâm, étoffe qui leur protégeait le bas du visage de la poussière et du sable.
Au début du XIe siècle, leur chef, Yahya Ibn Ibrâhîm El Jaddâlî, alla effectuer le Hadj. Lors de son séjour en Orient, il eut l’occasion de constater l’écart entre le sunnisme en vigueur dans cette partie centrale de l’empire abbasside et l’islam des confins sahariens dont les populations ne furent converties qu’à la fin du IXe siècle. Il revint au pays avec la conviction qu’il fallait mettre de l’ordre dans tout cela pour revigorer la foi et, partant, fédérer les différents clans par une pratique religieuse débarrassée de divers traits hérétiques. Pour ce faire, il eut recours à deux moyens: d’abord convaincre un ouléma de prêcher un sunnisme pur et dur à ses contribules. C’est ainsi qu’il réussit à se faire accompagner dans sa tribu par un juriste de rite malékite et prosélyte du nom de Abd Allah Bin Yâsîn El Jazoûlî. L’autre moyen, tout aussi classique, était le jihad destiné à ramener dans le droit chemin les réfractaires et convertir à l’islam les communautés subsahariennes dont certaines étaient encore polythéistes. Une fois l’alliance conclue entre les Jaddâla et Lamtouna auxquels se joignirent les Massoufa, on procéda à la préparation théologique et militaire des fidèles. Elle se fit dans une sorte de couvent fortifié (ribât) situé sur une île du fleuve Sénégal. Ces religieux, formés au jihad, furent rapidement connus sous le nom d’Almoravides (hispanisation et francisation du terme Al Mourâbitoûn, c’est-à-dire «ceux du ribat» mais aussi avec le sens de ceux dont la vigilance constante prépare au jihad).L’objectif était de mener la guerre sainte sous la bannière du sunnisme de rite malékite, convertir les populations subsahariennes, ainsi que les groupements berbères habitant les régions qui constituent aujourd’hui le Maroc. Evidemment, et comme toujours, l’option conquérante avait aussi pour but de contrôler les pistes marchandes et les villes-étapes caravanières par lesquelles transitait principalement le commerce de l’or et des esclaves. L’extension se fit donc d’abord dans l’espace saharo-africain puis en direction du nord et de l’est du Maghreb. Les raids sur l’empire du Ghana aboutirent en 1076 à une destruction partielle de la capitale, Koumbi Saleh. Si l’historiographie traditionnelle arabe mentionne une conquête du Ghana par les Almoravides, la recherche historique contemporaine est plutôt sceptique à ce propos. Il semble en tout cas certain que les Almoravides réussirent à islamiser au moins une partie des populations subsahariennes et à imposer une sorte de tutelle sur certaines communautés. Selon la spécialiste Sheryl L. Burkhalter (1992), quelle que fût la nature de la conquête du Sahara du Sud, le succès du mouvement almoravide, qui réussit à sécuriser l’or de l’ouest africain et à assurer sa circulation sur une vaste échelle, était le résultat d’un haut degré de contrôle politique. A telle enseigne que malgré de graves revers, ils réussirent à gouverner le Sahara jusqu’à la fin du 12e siècle.
Progressivement, des expéditions militaires furent montées en direction du Nord et de l’Est. Etant donné la nature du mouvement almoravide, il ne s’agissait pas seulement de conquérir des territoires mais aussi de lutter contre les hérésies. Le Haut Moyen Âge maghrébin avait été, en effet, réceptif au kharijisme, islam contestataire adopté par les révoltes berbères aux VIIIe, IXe et Xe siècles.Le kharijisme donna même naissance à des royaumes comme celui des Midrarites de Sijilmassa (758-1055), des Soufrîtes de Tlemcen (742-790) et l’imamat roustamide de Tahert (VIIIe-IXe siècle). Le cas le plus original de la survivance de ces particularismes religieux associés à une force armée est celui des Barghwata ou Berghouata (744-1058). Cette puissante confédération regroupant plusieurs tribus et clans de souche Masmouda occupait, au nord-ouest de la ville d’Aghmat, une vaste région sur la côte atlantique. Elle se distinguait par son attachement, nous dit l’islamologue Tatiana Pignon, à une «religion mâtinée de paganisme et de judaïsme, très influencée par le chiisme». Les affrontements sanglants avec les Barghwata constituèrent une des plus grandes difficultés du jihad almoravide. Durant une des batailles, en 1058 ou 1059, l’imam Abdallah Ibn Yâsîn est tué. Leur résistance opiniâtre eut finalement raison de la détermination almoravide, de sorte qu’ils ne furent définitivement éliminés en tant que groupe politique et religieux qu’en 1149 par les Almohades.
Toutefois, la pacification en direction du Nord se poursuivait avec succès. Aghmat et la région du Souss, au pied de l’Atlas, sont conquises en 1057. Aghmat est choisie comme capitale jusqu’à la fondation de Marrakech, en 1070. Quelques années plus tard, l’Etat almoravide devint un véritable empire occupant déjà un vaste territoire s’étendant de la région en amont des fleuves Sénégal, Niger et Drâa jusqu’à Ceuta, sur la côte méditerranéenne. Tenue par des princes zénètes, cette ville septentrionale tomba en 1083/84, après un siège efficace, grâce à l’aide apportée à Ibn Tâchfîn par la flotte du roi de Séville, le célèbre Al Mu'tamid Ibn ‘Abâd. Au bout du compte, il en résulta une répartition du pouvoir entre deux branches : celle du Sud, basée dans la ville d'Azougui dans le territoire de l'actuelle Mauritanie, et dirigée par l’émir Abou Bakr Ibn Omar (mort en 1087) puis ses fils et neveux; et celle du Nord et du Centre gouvernée - après l’abandon d’Abou Bakr de ses droits sur cette partie de l’empire - par l’émir puis le sultan (théoriquement vassal du Calife abbasside) Youssouf Ibn Tâchfîn (1061-1106) et ses descendants (Ali,Tâchfîn, Ibrahim et Is’hâq).
L’autre direction que prit l’expansion almoravide était le Sud-Est et le Nord-Est: Sijilmassa, oasis prospère et important carrefour caravanier, est soumise en 1055. En 1079, Oujda est incorporée à l’Empire au détriment des Maghrâwî-s. Une année plus tard, c’est au tour de Tlemcen. Elle devient la base principale d’Ibn Tâchfîn à l’est de son royaume. Sur le littoral méditerranéen, Oran est prise en 1081 et Alger en 1082. Les Affrontements avec les émirs Banou Hammâd (cousins des Zirides de Kairouan) sont fréquents. Mais les troupes de Marrakech, n’ayant pas, sur la longue durée, les moyens nécessaires pour conquérir le Maghreb central, se replient à Tlemcen. Un traité de paix est signé en 1104 et Alger devient, de manière définitive, le point oriental extrême de l'empire.L’inlassable jihad mené par les Almoravides était jusque-là, comme nous venons de le voir, en quelque sorte «intermaghrébin» ou «berbéro-berbère». Toutefois, un premier cas de solidarité avec un autre Etat musulman contre une puissance chrétienne se produisit en 1122, lorsque les émirs zirides d’Ifriqiya, menacés par les Normands de Sicile, appelèrent à l’aide Marrakech, qui répondit positivement. En mai de la même année, la flotte almoravide mena un raid sur la côte calabraise puis emmena en captivité les habitants de la ville de Nicotera. Bien plus important, militairement, politiquement et historiquement fut la pénétration des troupes commandées par Youssouf Ibn Tâchfîn en Espagne. En effet, en difficulté face à l’avancée catholique, les émirs d’El Andalus, les reyes de taifas (mulûk al Tawâ’if), sollicitent du sultan Youssouf B. Tâchfîn son appui. Le 30 juin 1086, à la tête de son armée, il débarque à Algésiras et engage rapidement le combat contre les armées d’Alphonse VI, roi de Leon et de Castille et son allié Sancho 1er d’Aragon. Le 23 octobre, le sultan et ses protégés, les émirs de Séville, de Badajoz, de Grenade, d’Almeria, de Malaga, de Tolède, Saragosse, d’Albarracin et de Valence, remportent une victoire à la bataille de Sagrajas/ Al Zalâqa près de Badajoz. Al Andalus momentanément sauvée, Youssouf repart pour Marrakech.
Toutefois, la menace persistante de la Reconquista contraignit le sultan à retourner en Espagne en 1089-1090. Il vainc les chrétiens à Aledo mais décide de changer de politique. Il ne s’agissait plus de soutenir les émirs des taïfas, mais de les destituer, de conquérir leurs domaines et de rétablir l’unité de l’Espagne musulmane sous l’autorité directe de l’Empire almoravide. Ce qui fut fait, à l’exception de Valence et du Nord-Est soumis à Rodrigo Diaz de Vivar, le fameux Cid. A la mort de ce dernier, Valence est reconquise en 1102 et allait demeurer musulmane pour 136 ans. Le sultan Ali fils de Youssouf (1106-1143) poursuivit l’œuvre de son père. Le 29 mai 1108, il remporte contre Alphonse VI la bataille d’Uclès. Saragosse est reprise en 1110 et restera musulmane durant huit ans. Il reprend Santarem en 1111 mais échoue, à l’ouest, devant Coïmbra, en 1117. Toutefois, malgré tous ces efforts, la puissance almoravide en Espagne est entravée par les difficultés qui, au-delà du détroit de Gibraltar, menacent, au Maghreb, la stabilité du pouvoir impérial à cause de la turbulence de l’aristocratie almoravide et surtout, en raison de la dangereuse agitation, à caractère rigoriste et anti- malékite, suscitée par les Almohades, Berbères du Haut Atlas appartenant à la confédération rivale des Masmouda. En 1143, Tâchfîn b. Ali b. Youssouf tente de neutraliser le péril almohade en faisant appel aux services de Reverter Guislaber de la Guardia (1090-1145), vicomte de Barcelone, chef des mercenaires chrétiens au service du sultan almoravide. Cette période de luttes incessantes entre la Chrétienté et l’Islam fut, en effet, propice aux alliances «contre nature», si fréquentes dans l’histoire tant de l’Occident musulman que de l’Orient: émirs musulmans appelant à la rescousse des princes chrétiens, seigneurs chrétiens cherchant une protection musulmane ; ou encore, en ce qui nous concerne ici, des guerriers chrétiens se mettant au service des Almoravides. Le Cid lui-même, banni de Tolède en 1081 par Alphonse VI, roi de Leon, de Castille et de Galice, avait naguère offert ses services au roi de la taïfa de Saragosse Ahmad Al Mouqtadir (1046-1081) puis de son fils Youssouf al Mou’taman (1081-1085) dans la lutte de ces derniers contre l’Aragon. Un autre exemple célèbre est celui de Ali Ibn Roubourtayr (fils de Reverter, le vicomte de Barcelone évoqué plus haut). Cet officier mercenaire de haute naissance passa au Maghreb, se convertit à l’islam et se mit au service des Almoravides puis des Almohades jusqu’à sa mort survenue en 1187.
En Espagne aussi, comme un écho aux troubles du Maghreb, l’ordre mis en place par Youssouf puis son fils Ali tremblait sur ses bases. En effet, la dynastie devait contrôler à la fois son territoire maghrébin et son domaine ibérique et l’agitation ne manqua pas de gagner l’Andalus. Partout des princes redonnèrent naissance à des taïfas. Il faudra attendre l’arrivée des Almohades en 1144, pour donner un second répit à l'Espagne musulmane en péril face aux offensives chrétiennes.
L’ultime soubresaut de l’agonie almoravide face au triomphe des Almohades fut celui des émirs Banou Ghâniya, gouverneurs almoravides des îles Baléares. Ils tentèrent de reconquérir le Maghreb et entretinrent des foyers de dissidence, notamment dans la ville ifriqiyenne de Gafsa, pendant tout le premier quart du XIIIe siècle. Ils échouèrent au Maghreb mais continuèrent de gouverner, presque sans discontinuité, les Baléares comme émirs indépendants jusqu’en 1202, date de leur chute sous les coups de la flotte almohade.
Au terme de ce voyage à travers la passionnante épopée almoravide, que retenir ? Tout d’abord, pour apprécier à sa juste valeur le mérite des Almoravides, il faut se représenter ce qu’était le Maghreb extrême dans les premiers siècles du Moyen Âge: vastes zones désertiques et semi-désertiques, massifs montagneux presque inexpugnables, tribus et sous-tribus innombrables, attachées à leur esprit de corps (‘asabiyya), entretenant entre elles des rapports souvent conflictuels et pratiquant un islam pas toujours «orthodoxe». Ibn Khaldoun, le premier, souligna les difficultés à créer un empire durable avec un morcellement spatial et un substrat social hétéroclite, auxquels s’ajoutait la faiblesse du réseau médiéval des villes, si importantes pour leur activité artisanale et commerciale, et parce qu’elles abritaient des sociétés généralement paisibles et, partant, aisément contrôlables par le pouvoir.
Les Almoravides contribuèrent largement à l’islamisation sunnite et malékite du Maghreb extrême et d’une partie de l’Afrique subsaharienne. Ils firent reculer le kharijisme auquel les Berbères étaient naguère sensibles et éradiquer les survivances du chiisme zaydite qui était la doctrine officielle des Idrissides, dynastie régnante de 789-926. Champions du sunnisme malékite, les Almoravides furent d’un grand apport dans l’enracinement et le rayonnement de cette doctrine, malgré l’épisode rigoriste almohade.
Précédés des Zirides de Kairouan (972-1148), les Almoravides ne furent pas les premiers à avoir fondé une dynastie berbère, mais ils furent les premiers autochtones à établir un pouvoir d’envergure impériale. Par leur pénétration décisive dans la péninsule ibérique, les Almoravides mirent fin à ce que les historiens appellent la première période des taïfas (1039-1094). Ils réussirent à réunifier l’Andalus, retardant, de ce fait, l’avancée de la reconquête entreprise par les royaumes catholiques. Cette vigueur nouvelle donnée à la présence musulmane en Espagne était incontestablement leur œuvre. Toutefois, l’effort était gigantesque alors même que la Reconquista était loin d’être neutralisée. En outre, l’Empire, à cheval entre l’Afrique et la péninsule, confronté aux difficultés internes ici et là, eut à pâtir de cet écartèlement territorial d’une manière d’autant plus périlleuse que le mouvement à idéologie radicale hostile au malékisme fondé en 1130 par le «Mahdi» almohade Ibn Toumert ne cessa de harceler le pouvoir jusqu’à la chute de Marrakech en 1147.
Mohamed-El Aziz Ben Achour