Neila Haddad: «Si Hassib un patriote courageux»
«Tant il vénérait Bourguiba, tant il osait l’affronter et le contredire, quand son opinion et son analyse n’étaient pas exactes.» D’une seule phrase, Neila Haddad, résume la relation passionnelle et compliquée de Hassib Ben Ammar (1924-2008) avec Habib Bourguiba durant des décennies. Dans son livre intitulé «Le combat pour les libertés, de l’indépendance à la démocratie», elle revient longuement sur le récit d’un engagement très actif avant l’indépendance, d’un dévouement total pendant la première décennie suivante, et d’une amère déception qui aboutira à une lutte déterminée pour la démocratie et les droits de l’homme.Fille de Radhia Haddad et proche de son oncle, l’autrice écrit en témoin, mais aussi s’appuyant sur deux précieux documents rédigés par Hassib Ben Ammar lui-même. Il s’agit de «ses propres écrits, rassemblés par ses soins dans deux ouvrages en langue arabe», annonce-t-elle d’emblée. «Dans le premier ouvrage intitulé ‘’Des pages de la lutte pour la libération, Al Hilal’’, Hassib rapporte des évènements restés gravés dans sa mémoire et vécus avec un groupe de jeunes sadikiens.» Une histoire passionnante d’un journal clandestin, soutenu par une action militante, qui croisera d’autres publications similaires, notamment à Sfax (Al Kifah) et qui fera date.
Le second ouvrage, sous le titre de «Des moments avec Bourguiba», Hassib Ben Ammar évoque son parcours politique, puis sa relation privilégiée avec le Combattant suprême, épris et dépris, rapproché et éloigné, écouté et éconduit, mais toujours dans un amour filial, d’un côté, et d’une grande affection, de l’autre. Les deux livres avaient été imprimés à tirage réduit et sont restés très peu connus. Neila Haddad a eu le mérite non seulement de les sauver de l’oubli, mais aussi d’en traduire de larges extraits en langue française et de les insérer dans un récit passionnant où elle ajoute révélations, confidences et souvenirs personnels.
Sans renoncer à son cartable
«Homme à 1 000 idées à la minute», Hassib Ben Ammar sera dès sa jeunesse un patriote courageux, deviendra gouverneur-maire de Tunis, ministre de la Défense, ambassadeur à Rome (pendant 3 mois seulement), et directeur du Parti socialiste destourien, mais aussi et surtout à la tête de l’opposition démocratique contre Bourguiba. Fondateur, en décembre 1977, de l’hebdomadaire « Errai », puis de « Démocratie », mais aussi de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, la première dans le monde arabe et en Afrique, de l’Institut arabe des droits de l’homme, il ne baissera jamais les bras. Le souvenir le plus marquant qu’il laissera, c’est probablement celui du ministre de la Défense, démissionnaire (le premier à oser le faire à Bourguiba) qui quittera le siège prestigieux de son département, sur la colline de Beb Mnara, reprendra son vieux cartable d’enseignant, traversera la place pour se diriger au lycée Sadiki où il reprendra sa carrière d’origine, celle de professeur de physique-chimie. Ainsi était Hassib. Ainsi, avait-il tenu, renonçant à tant de propositions ministérielles et diplomatiques.Neila Haddad reprend soigneusement le fil des origines de la famille, installée à El Omrane, des années d’enfance, la forte impression laissée par Ali Belhouène, la création d’un groupe clandestin de résistance et d’action, le lancement d’Al Hilal, puis le départ pour la France, et les années d’études à Paris. Elle racontera le retour à Tunis de Hassib qui foncera de toute son énergie vers les premiers rangs de la jeunesse destourienne et du parti. Les anecdotes avec Bourguiba seront nombreuses et savoureuses. Ententes et mésententes s’enchaîneront, Hassib s’attachera à ses principes et à ses fonctions, Bourguiba exercera tout son art florentin, pour maintenir son leadership, diviser parfois, rassembler, à d’autres occasions, éviter surtout que les siens se liguent contre lui.
Une famille unie, et un duo Hassib-Radhia
Neila Haddad décrit le bonheur familial dans lequel avaient baigné son oncle maternel Hassib, sa maman, Radhia Haddad, et tous les leurs, les diminutifs des prénoms, la musique et l’affection. Plus particulièrement, Radhia et Hassib étaient très proches l’un de l’autre et le seront davantage dans l’action militante puis dans leur opposition à Bourguiba. La vie de famille sera ponctuée de nombreux évènements heureux. Pour son mariage, le 2 août 1956, Hassib fera simple, se contentant d’une soirée dans le jardin de la villa de son ami et voisin Ezzeddine Abbassi (militant syndicaliste qui sera plus tard maire de Tunis et ministre des Travaux publics), animée par Hamadi Jaziri. Belle surprise, Bourguiba répondra à l’invitation, faisant son entrée sous une grande ovation ponctuée de youyous…
Avec Kadhafi
Hassib Ben Ammar racontera les péripéties de la visite en Tunisie du colonel Kadhafi, alors que Bourguiba, souffrant, était à Genève. S’adressant aux députés de la nation, réunis au Bardo, le leader de la révolution libyenne omettra sciemment, dans un discours fleuve, de prononcer le nom de Bourguiba. Parfois, il observait de longues pauses de silence, «gesticulant sa tête de droite à gauche… avant de se résoudre, en conclusion, à souhaiter un prompt rétablissement à Bourguiba.» Ministre de la Défense, Hassib Ben Ammar devait accompagner l’hôte en visite à Bizerte. «Nous nous dirigeâmes vers l’arsenal militaire de Menzel Bourguiba, écrit-il, où Kadhafi fut étonné de constater l’absence de militaires français, contrairement à ce qu’il s’était imaginé.»
Les coulisses du pouvoir
Dans ses documents, Hassib note tout, consigne ses observations, transcrit ses entretiens avec le chef de l’Etat, évoque l’attitude de Bahi Ladgham, puis de Hédi Nouira, revient sur le congrès de Monastir 1, en octobre 1971, rapporte les confidences des coulisses et les jeux de pouvoir. Neila Haddad y prend goût, rappelant le contexte, présentant certains acteurs clés, précisant le rôle de chacun. Cette partie sera très attractive. Tout comme celle consacrée à la genèse des deux premiers journaux d’opposition (49 affaires en justice en 10 ans), de la Ligue et de l’Institut. Le récit coule de source, agrémenté de souvenirs et de révélations, mais aussi fort imprégné du caractère personnel de Hassib, impassible, et qui ne s’est guère départi de son humour.
La découverte de Maya Jeribi
Parmi les nombreuses révélations figure la découverte par Hassib Ben Ammar de Maya Jeribi. «Diplômée en biologie, elle était à la recherche d’un petit boulot et trouva une annonce sur ‘’Errai’’ pour un emploi de coursier et non de coursière», lit-on. Elle osa postuler à cet emploi masculin. Après un entretien avec elle, Hassib Ben Ammar l’orientera vers la rédaction du journal, car il a vu en elle ses connaissances en langue arabe et son intérêt pour la situation des jeunes.»
Militant atypique, pionnier, Hassib Ben Ammar a incarné un profil rare et précieux parmi les jeunes compagnons de Bourguiba. A travers ce livre, richement documenté, Neila Haddad brosse le portrait peu connu d’un personnage certes public, mais resté toujours discret sur son propre parcours militant, privilégiant ses convictions plutôt que ses prouesses.
Le combat pour les libertés, de l’indépendance à la démocratie
de Neila Haddad
Juin 2024, 268 pages, 40 DT
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Un livre de Neila Haddad : Les combats pour les libertés, de Hassib Ben Ammar