La vie et la mort dans «le Mort-vivant» de Mohamed Moalla
Par Arselène Ben Farhat - Le roman de Mohamed Moalla حي ميت «LeMort-vivant» (2017, Sfax, 139 pages) est peu conventionnel dans sa forme et son contenu. D’abord, le personnage principal, Mokhtar, n’a aucun trait des héros classiques qui attirent le grand public avide d’aventures et de récits d’amour. En fait, il s’agit d’un personnage qui appartient à la classe populaire et qui mène une vie difficile. Il n’arrive pas aisément à satisfaire ses besoins élémentaires, ni à avoir un contact normal avec les gens. C’est qu’il exerce le métier de «gardien du cimetière» et de «fossoyeur» mal payé et mal vu. De plus, ses amis et ses proches ne lui rendent pas visite. Comment peut-on passer une agréable soirée chez quelqu’un qui vit avec son épouse au cimetière? Pourtant, Mokhtar est fier de son métier. Face à la moquerie et au mépris des gens, non seulement il éprouve une joie à veiller au bon entretien des tombes et à surveiller l’accès au cimetière afin d’éviter qu’il soit un lieu de rencontre des malfaiteurs, mais il se sent également heureux d’accueillir, avec courtoisie, dignité et respect, les familles endeuillées afin de les aider à surmonter la dure épreuve de la disparition d’un être cher.
Mohamed Moalla nous plonge donc dans l’univers énigmatique d’un personnage emblématique et d’un cimetière qui apparait non pas comme un simple lieu où se déroule la diégèse, mais comme un actant générateur de récits, d’actions et de valeurs axiologiques. Le but de l’écrivain est double: il cherche d’une part à renouveler l’art romanesque en choisissant comme héros un personnage misérable, marginal, rejeté par la société et comme espace un lieu qui suscite l’inquiétude et la frayeur. Il essaie d’autre part d’amener les lecteurs à être actifs et à se poser de multiples questions sur le monde des vivants et des morts et sur les frontières entre «Eros» et «Thanatos», «l’amour» et «la mort»: qui est vraiment vivant? Qui est mort? Khadija, l’épouse de Mokhtar qui incarne la douceur, l’érotisme, l’amour, que fait- elle au milieu d’un cimetière? Peut-elle être heureuse au milieu des morts? Ceux qui exercent, pendant huit heures par jour, des métiers monotones, très durs et gagner des salaires indécents ne sont-ils pas totalement déshumanisés? Les êtres faibles exploités, dominés, aliénés vivent-ils vraiment? Les personnages opprimés qui subissent toutes les formes de souffrance: humiliation, privation, contrainte, supplice, enfermement arbitraire, etc. ne finissent-ils par se résigner pour pouvoir vivre ou se révolter et mourir sous l’effet de tant de violence de leurs bourreaux? Comment savoir si un être est vivant, mort ou mort-vivant?
Il est clair que les rapports entre la mort et la vie sont bouleversées dans cette œuvre et on sent chez Mohamed Moalla la volonté d’investir son héros d’une fonction critique. En ce sens, la voix de l’auteur, celle du narrateur et du personnage se superposent à plusieurs reprises dans le roman pour dénoncer l’ordre établi. Nous citerons à titre d’exemple sa remise en question des hommes politiques postrévolutionnaires au chapitre sept. Le héros a aidé l’un des opposants à Ben Ali et a pris un grand risque en le cachant pendant plusieurs semaines. Mieux encore, il a fourni de fausses informations à la police qui tente de le retrouver au cimetière et de l’arrêter. Mokhtar va le sauver et l’aider à fuir. C’est qu’il a été fasciné par ce Révolté et même entraîné dans l’élan de l’indignation et de la colère qui anime ce jeune personnage contre le pouvoir politique de l’époque. Il constate au cours des longues discussions avec cet opposant que le régime de Ben Ali est agonisant et que ce militant caché chez lui incarne l’espoir et la vie.
Cependant, la déception de Mokhtar est grande quand cet opposant et ses amis accèdent au pouvoir après la Révolution du 14 Janvier. Quel gâchis! Ils ont adopté la même politique que celle du dictateur. Bien plus, ils ont semé la violence et la mort en soutenant le terrorisme. Mohamed Moalla écrit à la page 67:
حكومات متعاقبة و المقبرة هي هي لم تتغير فقال المختار في نفسه
ـ إما آن يكون كاذبا يوم جاء إلى المقبرة إما أن يكون تغير الآن يتحدث عن المنفى؟ و هل أوربا منفى؟ هل هذا المنفى أقسى من المقبرة؟ ليتني كنت مثله في المنفى
شعر المختار بالخيبة، هؤلاء الذين يعارضون النظام يمارسون سياساته و يرتكبون أخطائه
ـ هذه المقبرة في حاجة إلى الحياة، من يرد لها الحياة؟
بصق في و جوههم و شتم أنانيتهم
La dernière phrase de cette citation montre qu’à travers Mokthar, Mohamed Moalla n’arrive plus à tempérer son émotion intérieure ni à dominer son emportement. Sa colère finit par éclater. Elle est amplifiée par l’abandon de l’arabe littéraire au profit de la langue familière qui est plus expressive et plus incisive à la page 68:
حلونا في الجنة ذراع و بعد عيشونا في جهنم
Cette utilisation de la langue familière ne se limite pas à cette réplique que je viens de citer, mais elle envahit toute l’œuvre. Selon le Professeur Mohamed Kbou qui a élaboré la préface de ce roman (p.5-9), «cette langue populaire a permis à l’auteur de caractériser les personnages au niveau social, culturel et intellectuel» (p. 5).
Toute fois, ce parler familier qui traverse toutes les répliques n’a pas uniquement pour rôle de créer un effet de réel en révélant le profil des personnages et leur statut social, il constitue aussi un espace textuel où s’épanouit la liberté de parole et où s’expriment le désir et le plaisir de vivre pleinement. Manifestement, l’oralité traduite par le parler et l’accent sfaxiens au niveau phonologique, lexical et syntaxique expriment plus qu’un rapport de contiguïté entre l’œuvre et le réel, mais un jaillissement de la vie dans l’espace du cimetière.
C’est que Mohamed Moalla introduit, dès le seuil de ce roman, les lecteurs «dans le narratif proprement dit, dans l’histoire» (Yves Reuter, Introduction à l’analyse du roman, Bordas, 1991, p. 140). En effet, la couleur noire qui domine l’image de la première de couverture et qui envahit la quatrième de couverture annonce le thème de la mort et plonge apparemment le récepteur dans un univers marqué par une obscurité angoissante. Mais le plus frappant dans cette illustration de la couverture, c’est le terrifiant spectre qui surgit du sous-sol et qui se déplace en monstre fantomatique. Est-il ce «Mort-vivant» auquel se réfère le titre? Il est clair que le para texte ne joue pas un simple rôle ornemental marginal mais il permet, aux lecteurs, un contact visuel et presque charnel avec l’œuvre.
Cependant, l’hypothèse de lecture élaborée par les récepteurs à partir de ces éléments para textuels ne vont pas être réellement confirmées dans la suite du roman, mais plutôt infirmées. En effet, ce qui est surprenant dans «le Mort-vivant», c’est qu’il n’y ni pleurs, ni scènes de souffrances, ni cris de douleur, ni chagrin. Tout se déroule au cimetière dans la discrétion, la sobriété, le respect et la décence comme s’il y avait une véritable cohabitation des morts et des vivants. L’auteur va encore plus loin. Il brise l’image traditionnelle du cimetière comme lieu funeste. C’est plutôt un espace de rencontre et d’échange sur le défunt ainsi que sur les soucis de la vie quotidienne. Il est aussi le lieu de la vie, de la vitalité, de l’espérance et de l’espoir. Pour le héros du roman, c’est un lieu de familiarité bon enfant. La crainte de la mort disparait totalement dans ce contexte. Mokhtar éprouve un grand plaisir à rencontrer les gens et à plaisanter. Tel est l’exemple que nous trouvons au chapitre six à la page 50. Mokhtar promet ainsi «une tombe cinq étoiles» à un vieillard qui admire son travail au cimetière et qui lui demande de bien l’accueillir le jour de sa mort et de lui offrir une magnifique tombe:
فجأة ربت على كتفه أحد الحاضرين عجوز مسن بالكاد يتحرك و قال له مبتسما
ـ يعطيك الصحة عجبتني خدمتك وعجبتني الجبانة إن شاء الله كي جيبوني تفرح بي و تعملي قبر سمح
فإبتسم المختار و قال مازحا
ـ ولا يهم يا حاج و عندك عندي قبر يعمل الكيف 5 نجوم
تضاحكا معا و تمازحا
Ce ton humoristique qu’on retrouve dans cet extrait rejaillit sur toute l’œuvre et lui confère une coloration euphorique qui agit sur les lecteurs et sur leur vision du monde.
En conclusion, ce roman n’est pas le récit de la mort mais celui de la vie et des plaisirs de lire. L’auteur a inventé un héros qui arrive, grâce à son extraordinaire imagination et à sa résistance, à échapper à son statut de mort-vivant et à réaliser un glissement vers le monde des vivants. C’est pourquoi il réussit à la fin du roman à franchir tous les murs qui l’enferment au cimetière et parvient avec Khadija à trouver une échappatoire grâce à sa «mobylette bleue» qui va le porter vers un ailleurs paradisiaque. C’est ce qu’affirme Mohamed Moalla dans les dernières phrases de son magnifique roman:
جمعت الثياب، أخذ منها الحقيبة وخرجا معا، نظر إليها و قال
ـ إنسى البيت هذا و إنسى الجبانة
ركبا الدراجة و إنطلقا
Arselène Ben Farhat