News - 26.06.2024

Face au changement climatique, un système d'aide à la décision pour une agriculture intelligente et durable (iGuessMed)

Face au changement climatique, un système d'aide à la décision pour une agriculture intelligente et durable (iGuessMed)

Par Ridha Bergaoui - Le réchauffement climatique représente une menace très sérieuse pour notre agriculture et notre sécurité alimentaire. Chaleur, sécheresse, manque de pluies, prolifération des insectes et des maladies invasifs ou émergents sont parmi les manifestations graves de ce phénomène climatique mondial.

Après de nombreuses années de sécheresse, la Tunisie se trouve en situation de stress hydrique. Le niveau des nappes et celui des barrages est au plus bas. La maîtrise de la gestion de la demande en eau en œuvrant pour sa préservation et pour l’optimisation de tous ses usages devient une nécessité. La maîtrise de la gestion des insectes, grands bénéficiaires du changement climatique, est également importante pour l’agriculture, la sécurité alimentaire et l’environnement. 

Utilisation efficiente des ressources en eau et des intrants en agriculture

Dans le contexte de rareté de l’eau, diverses mesures et techniques sont adoptées pour faire face à cette situation. Des restrictions ont été imposées pour l’utilisation de l’eau potable et en agriculture particulièrement au niveau des périmètres publics irrigués. L’agriculture utilise presque 80% des ressources et toute économie d’eau contribue à réduire les conséquences de la sécheresse. Des systèmes d’irrigation goutte à goutte intelligents, utilisant des capteurs, des systèmes de contrôle et des algorithmes intelligents, permettent de limiter le gaspillage de l’eau et d’augmenter son efficience. Une fertilisation adéquate, en fonction des besoins des plantes, aide également à assurer un bon développement des cultures, de réduire les coûts de production et d’éviter la pollution du sol et des nappes. Par ailleurs, la maitrise des pathologies et des insectes et autres bioagresseurs est indispensable pour protéger les cultures et les récoltes. La lutte chimique coûte très cher et présente de nombreux inconvénients pour la santé et pour l’environnement. Elle doit être raisonnée et limitée au profit d’autres moyens de lutte (biologique, intégrée, mécanique, physique…).Bien gérer l’irrigation, la fertilisation (ou les deux à la fois «fertigation») et la lutte contre les ravageurs et les maladies représentent trois piliers essentiels pour s’adapter au changement climatique tout en ayant une agriculture rentable et durable.

De nombreux travaux sont, de nos jours, menés dans de nombreux de nos établissements d’enseignement et de recherche pour trouver des solutions aux nouveaux défis et contraintes auxquels est exposé notre agriculture en raison du dérèglement climatique. Des start-ups s’activent également à concevoir et développer des solutions innovantes intéressantes.

C’est dans ce cadre que s’est tenue le 20 juin dernier, au Centre Régional des Recherches en Horticulture et Agriculture Biologique (CRRHAB), implanté à Chott-Meriem, un atelier pour présenter les acquis du projet iGuessMed. Ont été présents lors de cette manifestation des représentants de nombreux établissements du Ministère de l’agriculture, des ressources hydriques et de la pêche (MARHP) et de sociétés privées œuvrant dans le secteur agricole.

Le projet iGuessMed

Le projet «Innovative greenhouse support system in the Mediterranean region, efficient fertigation and pest management through IoT based climate control» ou iGUESSMed, est un projet de recherche financé par PRIMA (Partnership for Research and Innovation in the Mediterranean Area) et coordonné par le CREA (Italie). Le projet a démarré en 2020 et englobe 4 des plus importants pays en méditerranée producteurs de tomates: Italie, Espagne, Turquie et Tunisie. Pour la Tunisie, le CRRHAB est le partenaire de recherche. Le projet est mené sur la tomate comme culture de référence, en culture en sol ou hors sol dans des serres «low-tech».
Les objectifs du projet étaient: i/ Réduire les pertes d’eau et de nutriments en optimisant la fertigation ii/ Réduire l’utilisation des produits chimiques pour la lutte contre les maladies et ravageurs iii/ Augmenter la productivité.Ces objectifs doivent être atteints d’une part en appliquant des technologies émergentes telles que les capteurs, l’internet des objets (Internet of things ou IoT), l’intelligence artificielle… et  d’autre part la modélisation des phénomènes biologiques.

Certes certaines solutions de gestion de la fertigation et des ravageurs existent dans le commerce, La plupart de ces outils restent cependant peu précis ou ne traitent qu’un de ces problèmes séparément. Les agriculteurs doivent ainsi acquérir et utiliser plusieurs solutions. Le projet iGuess Med vise la mise en place d’un outil d’aide à la décision (decision support system ou DSS) innovant en combinant et intégrant les outils existants dans un seul et même dispositif pour rationaliser la gestion des serres horticoles.

Les résultats

Durant les 2 premières années du projet, les chercheurs du CRRHAB, en collaboration avec le consortium de iGuessMed ont traité et analysé les données enregistrées dans une serre multichapelle de tomate installée à la station expérimentale du CRRHAB. Les enregistrements ont été effectués par une station climatique placée dans le site expérimental grâce à des capteurs placés au niveau du sol et des plantes. Ces données ont été utilisées pour la calibration des modèles de fertigation et de gestion des bioagresseurs conçus et élaborés par les différents partenaires de iGuessMed. Un programme de gestion intégrée des insectes ravageurs (filet insectproof, doubles portes, pièges jaunes et à phéromone, utilisation des biopesticides et des insectes utiles, contrôle continu des plants) a été également mis en place.

Les données sont communiquées à une interface informatique appelée OPI et appartenant à la société Evja, l'un des partenaires du projet. Cette interface analyse ces données et décide du moment et de la quantité d'eau et de fertilisants nécessaires à la culture. OPI est un outil puissant d'aide à la décision de gestion de l'irrigation et de la fertilisation. C’est une plateforme très avancée dédiée à l’agriculture de précision, basée sur l’utilisation de modèles mathématiques et de l’Internet des Objets (IoT) et destinée à aider les producteurs à surveiller et protéger leurs cultures. Elle traite les données, avec l’intelligence artificielle, pour définir les modèles prédictifs en fonction des objectifs de l’agriculteur.Durant la troisième et la quatrième année, les chercheurs ont appliqué ce paquet technologique d’une part dans une serre multichapelle, à la station du Centre Technique des Cultures Protégées et Géothermiques (CTCPG) à Monastir, sur 0,2 ha de serre de tomate. D’autre part, chez l'exportateur de tomate "Maison de l'Oasis " à Gabes (El Hamma) dans une serre en verre, en hors sol équipé d’un système de fertigation de goutte à goutte, de 4,5 ha et a permis de mieux gérer la lutte contre cet insecte redouté par tous les producteurs de tomate.

Un modèle de prédiction de l’occurrence des différents stades de la mineuse de la tomate Tuta absoluta, a été également appliqué. La procédure qui a permis de développer le modèle en question a fait l’objet d’un brevet.

Au cours de cette journée, et parmi les communications riches et intéressantes présentées par les chercheurs du CRRHAB, Professeure Asma Laarif, spécialiste de la protection des végétaux et coordinatrice du projet iGuessMed pour la Tunisie, a exposé, dans une présentation qui s’intitule «l’utilisation de l’IoT, l’analyse des données et la lutte intégrée dans la culture de la tomate protégée» les informations détaillées sur le projet, l’agriculture de précision,  et les résultats obtenus dans les trois sites de démonstration étudiés Chott-Meriem, Monastir et Gabes.

Comparée aux méthodes classiques, cette technique a permis d'économiser jusqu’à 60% de la consommation d'eau et des fertilisants et 75% des pesticides. L’application de ces techniques permet également d’améliorer sensiblement les rendements et donc les marges bénéficiaires de l’agriculteur, malgré les frais induits par le système de gestion mis en place. La tomate est prise ici comme exemple, les résultats peuvent être transposés à d’autres espèces sous serre et dans d’autres conditions de culture.

Importance des nouvelles technologies

Les nouvelles technologies représentent une opportunité très précieuse pour affronter le dérèglement climatique. La technologie IoT permet de connecter divers appareils entre eux par Internet et de communiquer instantanément tous types de données permettant ainsi de prendre les meilleures décisions sur le champ. L’IA permet de traiter un nombre colossal de données, d’élaborer des algorithmes, de faire des simulations et de proposer les meilleures solutions.

Passer de l’agriculture classique à l’agriculture de précision (ou agriculture numérique ou agriculture intelligente) est important pour une agriculture durable et propre dans le cadre de la rationalisation des ressources naturelles. Bien gérer l’eau est particulièrement crucial dans un contexte de stress hydrique induit par le dérèglement climatique. Ces technologies aident également à maitriser les dégâts occasionnés par les ravageurs, et contrôler les productions tout en limitant l’utilisation des produits chimiques. Elles permettent enfin de réduire les couts de production et d’améliorer la rentabilité des cultures. Les défis auxquels l'agriculture classique ou moderne est confrontée sont multiples, c'est pourquoi l'utilisation de technologies avancées pour enregistrer et exploiter les données devient indispensable.

Les acquis de la recherche, exposées par l’équipe tunisienne dans le cadre de ce projet méditerranéen démontrent que les nouvelles technologies représentent une opportunité très précieuse pour affronter le dérèglement climatique. La technologie IoT, l’IA et l’OPI, s’apparenterait à un outil incontournable qui permettrait ainsi de prendre les meilleures décisions concernant la fertigation, participerait à protéger l’environnement,  optimiserait  l’utilisation de  nos ressources en eau et  améliorerait la rentabilité des cultures sans compter l’impact tellement important, qui est l’impact  économique.

Les domaines d'application de ces technologies dans l'agriculture sont variés, allant des cultures protégées aux cultures de pleins champs, des cultures en sol ou hors sol, de la croissance et du développement des cultures à leur productivité, en passant par l'équilibre hydrique et la défense contre les adversités biotiques et abiotiques.

Force est d’admettre que d’énormes difficultés peuvent se présenter, sur le chemin de la transformation d’une agriculture classique et traditionnelle pratiquée généralement par les petits et moyens agriculteurs, en une agriculture intelligente. Parmi ces difficultés, L’impact financier sur l’agriculteur, le manque de formation et des ressources humaines qualifiées, l’importation du matériel adéquat et d’autres facteurs liés au réseau internet. Cependant, quelque soient ces difficultés, elles ne doivent pas nous dissuader d’avoirs recours à ces technologies de pointe.

Conclusion

l’IA et les outils numériques sont désormais appelés à jouer un rôle essentiel dans la mise en place d’une agriculture résiliente, adaptée aux défis du changement climatique, plus efficace et plus durable. Ils représentent une opportunité très intéressante pour la Tunisie qui est exposée de plein fouet au réchauffement climatique et à la sécheresse. Seule une recherche scientifique nationale peut résoudre ces problèmes cruciaux qui menacent notre prospérité et notre sécurité alimentaire.

Dans le cas du présent projet, en plus des résultats préalablement fixés, il faut souligner plus particulièrement le dynamisme de l’équipe tunisienne du CRRHAB, qui a réussi à élaborer un modèle scientifique qui a été breveté sur le plan national. La réussite de ce projet est la preuve d’une part des perspectives importantes qui s’offrent à notre pays dans le cadre de projets internationaux (tels que l’iGuessMed) ou nationaux et nous rappelle d’autre part, l’importance et la qualité du potentiel humain tunisien. La Tunisie dispose d’un potentiel humain important de jeunes compétents, entreprenants, doués et capables de maitriser correctement les nouvelles technologies et de trouver des solutions adéquates, innovantes. Jeunesse et nouvelles technologies sont les deux atouts essentiels capables d’assurer l’avenir de notre pays.

La jeunesse tunisienne est une chance et non un problème. Elle rime avec technologie, elle est capable d’assurer un bel avenir pour notre pays à condition de l’encourager, la motiver, lui faire confiance et lui donner les outils de travail.

Ridha Bergaoui