News - 16.05.2024

Riadh Zghal: Menaces sur le capital humain national, le développement et la démocratie

Riadh Zghal: Menaces sur le capital humain national, le développement et la démocratie

En 2016, l’Institut tunisien d’études stratégiques a publié une étude prospective sous le titre «Tunisie 2025». L’ouvrage comporte un chapitre intitulé «Contrat social». Le scénario catastrophe présenté dans ce chapitre évoque des facteurs à risque menaçant le processus démocratique. Ces facteurs sont d’ordre politique, mais pas seulement. Ils sont surtout d’ordre économique et psychosociologique. On citera, entre autres facteurs, la non- application de la loi à tous sans distinction, le manque de confiance interpersonnelle et dans les institutions, la culture de l’allégeance qui alimente le népotisme et le patrimonialisme, la fébrilité des agents économiques qui freine l’investissement, l’extension de l’économie informelle dont les liens avec le terrorisme sont avérés.

Aujourd’hui, il faudra y ajouter la fuite des compétences qui prend de l’ampleur et touche des spécialités dont le pays a le plus besoin et pour lesquelles il a consacré de lourds investissements : médecins, ingénieurs, informaticiens, universitaires et autres diplômés et travailleurs qualifiés. Cet exode des compétences représente un risque majeur pour un pays dont la principale richesse réside dans son capital humain. Lorsqu’il s’agira de relever les risques d’une crise plurielle - politique, économique et sociale - c’est sur ce capital qu’il va falloir miser, qu’il s’agisse de révision de l’ensemble du système administratif qui souffre d’un héritage bureaucratique désuet, de relever les performances du système éducatif, tous cycles confondus, d’améliorer le système de santé, d’élever l’économie au niveau des normes de la compétitivité internationale mue par la connaissance et l’innovation, de la réalisation d’un développement inclusif n’excluant aucune région ni aucune catégorie sociale d’accès à des conditions de vie décente.

Si aujourd’hui le capital humain de notre pays subit une véritable hémorragie, ce n’est pas nécessairement pour des raisons économiques. C’est surtout par manque de visibilité de l’avenir associé à la défiance, voire la méfiance, vis-à-vis de ce que sera le lendemain. Si la défiance à l’égard du système dans toutes ses composantes est occasionnelle, il faut craindre qu’elle ne se transforme en méfiance, celle-ci est plus durable et plus totale. Si la méfiance s’installe parmi le plus grand nombre des citoyens, cela risque de marquer un point d’arrêt au processus démocratique entamé il y a plus de douze ans et loin d’être achevé. Cela conduit à une restauration de l’autoritarisme que l’on a cru révolu. Pour relever un tel défi, on ne peut miser uniquement sur le modèle de la démocratie libérale qui bat aujourd’hui de l’aile même dans les plus vieilles démocraties. En effet, voter pour des candidats censés être porteurs de la volonté du peuple est loin d’assurer «le gouvernement du peuple par le peuple». En témoignent les résultats de l’enquête réalisée par European Values Studies entre 2017 et 2020 auprès de près de 60 000 interviewés dans 34 pays(1): si trois quarts des interviewés jugent «important de vivre dans un pays organisé sur une base démocratique», seulement un tiers considèrent que leur pays est gouverné démocratiquement et seulement 20 % sont satisfaits du fonctionnement du système politique. Et lorsqu’on constate le décalage entre les politiques de l’Occident soutenant inconditionnellement, voire participant au génocide perpétré par l’Etat sioniste sur le peuple palestinien d’une part, et les manifestations populaires incessantes par milliers appelant à un cessez-le-feu, d’autre part, on ne peut s’empêcher de croire que la démocratie est à réinventer pour mieux adhérer à l’intérêt général des populations et la volonté du plus grand nombre de citoyens.

La convergence entre les aspirations des peuples et les choix politiques des gouvernants nécessite des valeurs partagées soutenant un contrat social assurant le vivre-ensemble. C’est grâce à ces valeurs donnant forme à un contrat social que la sécurité des relations sociales est assurée, qu’un sens partagé du «commun» entre tous les membres de la société, nonobstant les positions sociales diverses, est structuré. Le contrat social cimente les liens sociaux malgré la diversité sociale, la pluralité des structures politiques et des organisations de la société civile. Il constitue une base psychosociologique de représentations et de croyances qui favorisent la cohésion sociale et neutralisent les confits potentiels nourris par les solidarités étriquées faites de corporatismes et de communautarismes locaux, régionaux ou tribaux.

Plus que jamais, notre pays qui fait face à plus d’une crise dans un contexte géopolitique mouvementé et turbulent, a besoin d’un Etat stratège et rassembleur plutôt que d’un Etat-providence. L’attachement d’un peuple à ce dernier type d’Etat ne fait que l’affaiblir politiquement et financièrement car il grossit les aspirations sociales, érode le sens de la responsabilité et freine l’initiative nécessaire à la création de richesse.  En conséquence, la culture de l’allégeance s’en trouve renforcée, de même que l’opportunisme, le népotisme (les parents d’abord), le copinage et le patrimonialisme. Tout cela dilue les valeurs, favorise la corruption. Or celle-ci est loin d’être soluble dans le populisme de façade, fût-il de gauche ou de droite.

Riadh Zghal

(1) European Values Studies
https://theconversation.com/les-europeens-sont-ils-vraiment-democrates-210096