Hajer Gueldich: Une lecture de l’élection de Haykel Ben Mahfoudh à la CPI
Le 6 décembre 2023, le Tunisien Haykel Ben Mahfoudh est élu juge à la Cour pénale internationale, parmi les six nouveaux juges (venant de la Mongolie, la Roumanie, la France, la Slovénie et la République de Corée), marquant ainsi la présence, pour la première fois depuis sa création, du premier juge arabe dans cette prestigieuse Cour compétente pour juger les crimes internationaux.
L’élection du Professeur Haykel Ben Mahfoudh vient à point nommé, surtout parallèlement à un contexte des plus alarmants par rapport à ce qui se passe à Gaza et dans les territoires occupés en Palestine et face aux critiques adressées à toutes les instances universelles relatives à la protection et la promotion des droits humains dans le monde, ainsi que la lutte contre l’impunité.
Désormais, cette élection est doublement importante, aussi bien au niveau national que régional. Quelle lecture peut-on en faire ?
Qu’est-ce que la Cour pénale internationale?
La Cour pénale internationale (CPI) a été créée par le traité de Rome de 1998 en tant que juridiction pénale internationale, universelle et permanente. Le Statut de Rome adopté est entré en vigueur en 2002. Aux termes de l’article 5 de son Statut, la Cour est compétente pour juger les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale, à savoir: le crime d’agression, le crime de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. Les crimes relevant de la compétence de la CPI sont imprescriptibles.
La création de cette juridiction internationale permanente représente un pas décisif en avant dans le développement du droit international pénal et du droit international humanitaire, et ne manque pas d’exercer un rôle dissuasif et préventif dans le seul but de mettre fin à l’ancienne culture de l’impunité.
Pour cela, la Cour devrait bénéficier d’une réelle autonomie sur des bases d’impartialité et offrir des garanties de procédure régulière, à quoi s’ajoute la nécessité de détacher son activité de l’influence politique des Etats et éviter que ceux-ci utilisent son mécanisme dans leurs propres intérêts. En effet, l’effectivité de cette juridiction dépend de la volonté des Etats et à eux seuls, et ce n’est que si elle bénéficie d’un large appui de la communauté internationale à tous les niveaux (ratification, coopération etc.) qu’elle pourra exercer efficacement sa compétence.
Cette institution ne peut juger une affaire que si les Etats sont incapables ou refusent de poursuivre les personnes incriminées devant leurs juridictions nationales. La CPI ne peut être saisie que par un État partie (c'est-à-dire qui a signé le statut de Rome), le Procureur ou le Conseil de sécurité des Nations unies.
Comment les juges sont-ils élus à la CPI?
La Cour pénale internationale (CPI) compte 18 juges qui sont élus pour un mandat de neuf ans par l’Assemblée des États parties au Statut de Rome, l’instrument constitutif de la Cour. Les juges ne peuvent pas être réélus. Ils sont choisis parmi des personnes jouissant d’une haute considération morale, connues pour leur impartialité et leur intégrité et réunissant les conditions requises dans leurs États respectifs pour l’exercice des plus hautes fonctions judiciaires. Ils ont soit une compétence reconnue dans les domaines du droit pénal et de la procédure pénale ainsi que l’expérience nécessaire du procès pénal, que ce soit en qualité de juge, de procureur ou d’avocat, ou en tout autre qualité similaire, soit une compétence reconnue dans des domaines pertinents du droit international, tels que le droit international humanitaire et le droit relatif aux droits de l’Homme, ainsi qu’une grande expérience dans une profession juridique présentant un intérêt pour le travail judiciaire de la Cour. Tous ont une pratique courante d’au moins une des langues de travail de la Cour, qui sont l’anglais et le français.
Tout candidat à un siège à la Cour doit avoir la nationalité d’un État partie au Statut de Rome. Les candidats sont présentés par les États parties. Chaque État partie peut présenter la candidature d’une personne à une élection donnée, mais cette personne n’a pas nécessairement sa nationalité. Il ne peut y avoir parmi les juges de la Cour plus d’un ressortissant du même État.
Les juges sont élus au scrutin secret lors d’une réunion de l’AEP convoquée à cet effet. Sont élus les 18 candidats ayant obtenu le nombre de voix le plus élevé et la majorité des deux tiers des États parties présents et votants. L’élection des juges tient compte de la nécessité d’assurer la représentation des principaux systèmes juridiques du monde de même qu’une représentation équitable des hommes et des femmes et une répartition géographique équitable.
En outre, neuf juges au moins doivent avoir une expérience pertinente en droit pénal et en procédure pénale, et cinq juges au moins doivent avoir une compétence reconnue dans des domaines pertinents du droit international.
Les juges exercent leurs fonctions en toute indépendance. Ils n’exercent aucune activité qui pourrait être incompatible avec leurs fonctions judiciaires ou faire douter de leur indépendance. Avant de prendre leurs fonctions, ils prennent en séance publique l’engagement solennel d’exercer leurs attributions en toute impartialité et en toute conscience.
Un juge ne peut pas participer au règlement d’une affaire dans laquelle son impartialité pourrait raisonnablement être mise en doute pour un motif quelconque.
Pourquoi l’élection d’un juge tunisien au sein de la CPI est si importante?
En 2020, déjà, Haykel Ben Mahfoudh était candidat pour devenir juge à la Cour pénale internationale, sans succès. Sa candidature a été présentée, de nouveau, par la Tunisie à l’occasion de la 22e session de l’Assemblée des États parties au Statut de Rome. Ainsi, il a été élu à New York, précisément le 6 décembre 2023.
D’ailleurs, la Tunisie a adhéré et ratifié le Statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale en 2011, étant ainsi le quatrième Etat arabe à le faire après la Jordanie, Djibouti et les Iles Comores. Le cinquième Etat arabe étant la Palestine qui a ratifié le Statut de Rome en 2015.
La contribution attendue du juge tunisien, en vue de parvenir avec plus d’efficacité et de justice à assumer son mandat consistant à ordonner les enquêtes, à poursuivre et à juger les personnes accusées des crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale, déborde la seule personne du juriste et de l’enseignant universitaire qu’il fut.
En effet, il ne faut pas oublier qu’en novembre 2012, la Palestine obtient à l’Assemblée générale de l’ONU le statut d’État et qu’en 2019, la Procureure de la CPI de l’époque, Fatou Bensouda, affirma que tous les critères sont réunis pour l’ouverture d’une enquête sur la situation dans l’État de Palestine. Dans une décision du 5 février 2021, la Chambre préliminaire affirme la compétence territoriale de la Cour pour mener son enquête et cela comprend la bande de Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est.
En mars 2021, Bensouda annonce l’ouverture de son enquête, déclenchant la colère du gouvernement israélien, qui accuse la Cour d’antisémitisme. Cependant, depuis l’ouverture de l’enquête, celle-ci n’avance pas. Le Bureau du Procureur a fait l’objet de vives critiques, car le dossier palestinien est arrivé devant la Cour en 2009, il y a déjà 14 ans, sans que des avancées significatives n’aient lieu. Il a fallu les attaques du Hamas le 7 octobre et la riposte de l’armée israélienne à Gaza pour que le Procureur actuel, Karim Khan, fasse enfin du cas de la Palestine une priorité. La présence d’un juge arabe dans la composition de l’actuelle Cour, sans être décisive, peut faire la différence relativement à ce dossier.
Le temps est aux réformes et dans sa campagne, le professeur Ben Mahfoudh a parlé de la nécessité d’amender le Statut de Rome pour y adjoindre les nouvelles dynamiques de la criminalité internationale et des conflits internationaux, tels que le terrorisme, le changement climatique ou l’exploitation des ressources naturelles.
Ce sont des chantiers énormes qui demandent beaucoup de patience, d’engagement et d’abnégation. Le juge tunisien, vu sa compétence, sera très attendu sur plusieurs dossiers. La communauté des juristes en Tunisie et dans le monde arabe compte beaucoup sur Haykel Ben Mahfoudh, à l’occasion de ses nouvelles fonctions.
Hajer Gueldich
Professeure titulaire des Universités,
agrégée en droit public à l'Université de Carthage et ancienne Présidente de la Commission de l'Union africaine pour le droit international (Cuadi)
Lire aussi
2024: La Tunisie brille par ses talents