News - 03.12.2023

«Destinée croisées» : Les nouvelles de Mouldi Kéfi, analysés par Ali Ben Larbi

«Destinée croisées» : Les nouvelles de Mouldi Kéfi, analysés par Ali Ben Larbi

Un recueil de six nouvelles en 200 pages. Les titres ont en commun, pas mal de mêmes distinctions, ce que l’on verra plus loin, mais surtout le même suffixe: âges 1) carnage, 2) rages, 3) ravages, 4) naufrages, 5) virages, et 6) outrages. Quel sens peut-on donner, doit-on attribuer ou carrément s’abstenir de donner à ces similitudes: le même suffixe âges. Est-ce un hasard qui fait mal les choses ? Est-ce voulu et recherché par l’auteur ? En vérité, je m’abstiens à répondre. C’est peut-être un secret de l’auteur et, dans ce cas, c’est à lui de répondre.

Virages

Pour décortiquer le contenu de ces six nouvelles, j’ai choisi de commencer par la cinquième nouvelle: virages.

Dans cette nouvelle où s’accumule des prénoms utilisés dans les poèmes Hédi et surtout Hédia et Heidi (à qui il a consacré à chacune tout un poème les concernant que nous avons bien passé chacun en revue dans la première partie de cet article. Alors que Hédi principal personnage de la nouvelle, virages, entouré de sa famille, sa femme Hédia, ses enfants garçons, Samir, Sofiane et sa fille Salwa (prénoms commençant tous par la lettre S), préoccuperont jouer au déchiffrement des anagrammes avec eux.

Sa femme Hédia lui demanda s’il pouvait raconter à ses enfants l’histoire du gorget, ce jeune farfelu allemand qui réunit avec lui en compagnie de plusieurs autres étudiants étrangers, d’Afrique du Nord et du Moyen Orient au restaurant universitaire de Berlin. Pendant le déjeuner, il leur demanda sans crier gare, «Qu’est-ce qui séparait la civilisation de la barbarie…»

Hédi s’exécuta rapidement, ne pouvant rien refuser à sa femme Hédia et commença à raconter l’histoire à ses trois enfants entourés de leur mère en disant qu’il s’agit «d’un cataplasme, bête, méchant et antipathique», un «véritable protoplasme sans cervelle…» «La première réponse qu’il reçut à sa question c’était le progrès, la deuxième «la morale», la troisième «la justice» Puis la dernière, «l’ordre social». Mais le «freluquet», hachait de la tête, en signe de négation, à chacune des réponses pour finir par éclater de rire en leur criant à la face …» Mais c’est la Méditerranée…bandes de nazis…»

Toute la tablée se retourna vers moi, dit Hédi, en écarquillant les yeux lorsqu’ils m’ont entendu lui répondra de go: «oui tu as raison ». Car ils pensaient tous que le faraud se trompait surement et avait tort de le dire…»

Alors dit Hédi à ses enfants, bien sûr, ce que je pensais et tout autre et en me redressant et d’une voix paisible, calme et mesurée, je me suis adressé au «faraud» pour lui rétorquer: «Oui bien sûr, par ce que dans la tête, la barbarie n’est pas l’inquisition, les guerres de religion, le Saint Barthélemy, les pognons, le fascisme, le nazisme, l’esclavagisme, la colonisation, les goulags, les stalags.  Mais de quel côté de la Mare Nostrum sont-ils apparus tous les fléaux…?    

Alors continue Hédi à raconter son histoire: Tous mes collègues, tout à l’heure apostrophés, éclatent de rire de bon cœur et le xénophobe d’Allemand, livide de colère me jetât un regard de furie… et s’éclipsa. Il en pour ses frais…

Puis détournant le pensé de ces enfants, Hédi changea de discours et se mit à leur poser des questions sur les devoirs qu’ils étaient censés aborder, s’arrêtant de nouveau sur la leçon d’anagramme en leur citant, comme par hasard, l’exemple de «rivage» et «virage».

Carnages

La nouvelle, carnages, première du recueil, est la plus longue, de plus de quarante pages sont composée de trois parties:

Insomnies et interrogations (8 pages) dont les évènements se déroulent, à tout seigneur tout honneur, au Kef; d’où s’exhale sa fameuse brise tant chantée (Al-Nesma Al-kéfia) au Kef balayé par la brise invoquée, ce jour-là n’est pas comme tous les jours. Il s’agit du mardi 11 janvier 2011 (Annus Mirabilis) une de ces citations, d’abord étrange, dont a recours Mouldi Kéfi. Alors que le jasmin s’est flétri, écrit-il, et devenu fétide, s’est éclos, cette fleur bien colorée d’orient, qui ouvre ses pétales la nuit et que l’on appelle pour cela «la belle de nuit» - Pendant le matin de ce jour historique, un cri, s’est levé déchirant le silence glacial des matinées de janvier, prononcé en français «dégage!» suivi de « Achaab yourid » en arabe: «le peuple exige», «le peuple veut que tu dégages». Le peuple accouru de partout veut que le président de la République …en poste depuis le 7 novembre 1987 laisse le pouvoir politique au peuple. Pendant des heures, durant ce jour, toutes les principales artères de toutes les villes tunisiennes, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, sont remplies de monde, de jeunes et de femmes notamment. Tous demandeur le changement du pouvoir et l’instauration d’un nouveau pouvoir dit «justice nationale», apportant de la dignité aux Tunisiens: «Adala… Siassia», «Karama Watnia»

Le monde entier, médusé, regardait ce peuple debout secouer, jusqu’à le faire tomber le joug qui l’avait opprimé pendant plus de vingt ans.

Mais déjà, les slogans se mélangeaient les jours suivants à ceux de «liberté, travail et dignité commençaient à faire place à des nouveaux slogans «identité islamique», retour à la « polygamie» jusqu’aux slogans plus étranges «excision des filles».

Ceux parmi les acteurs du premier jour, qui ont proclamé la révolution, se regardaient hébétés à l’apparition de ces barbus venus de mille parts… «Leur pays leur échapper…»

De « carnages » ou nouvelle, s’intitulant «le départ», «Macabres machinations» et le Grand Bleu «inquiétude et prémonition», «deuil et dignité». Elle concernait une preuve des cris des auteurs dénaturant la révolution allait mettre en exécution.   

Et le hasard a voulu que l’une des premières victimes de cet «ostracisme religieux» fût un Keffois. Il s’agit du carnage de Socrate Charni, assassiné froidement par les bras armés des « djihadistes », d’une frange de l’Etat islamique, naissant en Tunisie et au cri de «Allahou Akbar», «mort au Taghout», pris dans un traquenard.

Il était auprès de sa petite famille, son père Mouldi Charni, sa mère, sa sœur Majdoline, … quand, son chef direct, commandant de la Grande national l’appela pour accourir à son poste, le devoir national l’attendait. Il se débarrassait de ce qu’il avait à la charge et se précipita vite, pour rejoindre son poste.

Il apprit, en arrivant, de son chef qu’un groupe de djihadistes s’entraine du côté des montagnes à commettre des attentats. Accompagné d’un groupe d’autres Gardes nationaux, il s’engouffra dans le véhicule préparé pour l’acquittement de la tâche et se dirigea vers le lieu indiqué. Une fois arrivé aux alentours, le commando dépêché pour l’opération, s’aperçoit vite de la méprise. Ils tombèrent tous sous les coups de feu tirés de partout. Ce n’était qu’un guet-apens que l’informateur (double) du commandant les a poussés. 

Le piège s’est refermé sur eux et les a tous emportés… à leur tête Socrate Charni « la ’Hyène relève ses babines, écrit Mouldi Kéfi, et montre ses canines». Puis sans relâcher, «les suppôts de Satan, ajoute M. Kéfi, et les esclaves de S.I.D.A (sexe, ignorance, drogue, argent), les ennemis salafistes, couvés, financés et encouragés par les gourous et les coryphées des mouvements tunisiens de l’Etat Islamique, le 6ème Califat, continuent leurs exécutions. Ce fut le tour de deux autres personnalités politiques, parmi leurs ennemis jurés qui furent exécutés: Chokri Belaid et Mohamed Brahmi. Ils ont laissé derrière eux «deux lionnes rougissantes», - Walkynes des temps modernes- Basma Khalfaoui Belaid (avocate) et Mbarka Aounia Brahmi, alors députée se joignant à l’autre lionne Majdoline Charni, rescapée de la sombre armée 2013. 

Rages

Lieu de la Nouvelle : Un mois d’août à Sidi Bou Saïd (Café Sidi Chabâane) il y était attaché (le narrateur vrai semblablement l’auteur) avec d’autres personnes, composées de famille entière, ils sirotaient leur thé à la menthe et tiraient sur le narghilé grésillant à leurs côtés. Personnages de la Nouvelle: La dame, s’appelle, Amel est entourée de son frère Saber (si j’ai bien compris, écris Mouldi Kéfi) et son mari Ayoub. D’habitude ils discutaient de sujets politiques (révolution, assassinat de Socrate, etc.), mais ce soir, le sujet de discussion tournait autour des vieux, de leur souffrance au crépuscule de leur vie…de partir à l’au-delà en toute dignité sans subir l’opprobre de leurs proches membres de leur famille.

Saber mène le débat et se préoccupe du sort de ces vieux et des devoirs qu’ont les enfants à leur égard. Il va jusqu’à proposer d’inscrire un article dans la nouvelle constitution qui en cours de rédaction, exigeant et inscrivant les devoirs de charge obligatoire qu’ont les enfants à l’égard de leurs vieux parents. Son beau-frère, sans le contredire, attire son attention sur le fait que les enfants ne sont pas toujours en situation de le faire. Ils ne disposent pas tous, ni toujours, des moyens pour le faire. Il lance qu’il y a des fautes plus graves à inscrire dans la nouvelle constitution: c’est le sort des enfants qui, eux sont en train de faire face à de graves dangers (enlèvement, viol, violence etc.). Il faut inscrire dans la constitution les peines les plus fortes que les auteurs de tels faits sur les enfants qu’ils doivent subir.

Amel intervient dans le débat et propose la peine capitale. Elle proclame haut, de façon hystérique. Son frère et son mari la regardent hébétés. Elle la juriste comment ose-t-elle faire une telle proposition. Amel leur répond qu’elle n’est pas manichéenne et cite l’exemple de la femme allemande qui est allée dans le tribunal exécuter elle-même le violeur de sa fille alors que la justice de son pays voulait en réduire la peine.

Finalement tout le monde est rentré chez soi. Notre narrateur (l’auteur) aussi qui n’arrive à dormir tellement, la chaleur du mois d’août aidant. Des cauchemars s’en prennent de lui, l’image de la fille en prise avec son violeur, finissent par lui faire passer une nuit blanche.

Le réveil fut pénible le lendemain matin. Il continua cependant à fréquenter son café préféré de Sidi Bou Saïd. Il s’aperçoit de l’absence continue du groupe qu’il avait l’habitude de suivre les débats houleux et éclatant entre eux.

Après une absence de deux mois, il posa à la question au gérant du café qui lui apprit la mauvaise et bien triste nouvelle : le fils Sami, âgé de 10 ans à peine fils de couple, débatteur, a été enlevé, violé et sauvagement assassiné. Son corps a été jeté près de l’Acropolium de Carthage. L’examen de l’ADN, des traces retrouvées sur le corps, ont permis d’aller jusqu’au bourreau qui a été vite arrêté. Il s’agissait d’un récidiviste qui venait d’être graciée par le Président provisoire. Et le tenancier du café de poursuivre : le drame c’est que l’avocat de ce récidiviste n’était autre que M. Kerim le père de l’enfant où le retrouvera pendu à un arbre. Amel, mère de Sami, est aux derrières nouvelles internée à l’hôpital psychiatrique Errazi. Et le tenancier de se rabattre sur la révolution et les drames qu’elle a causé au pays.

Mouldi Kéfi le narrateur, lui répliqua qu’il ne fallait pas mettre tous les mauvais faits sur la révolution, il faut en vouloir à ceux qui ont confisqué la révolution et l’ont détournée du bon chemin.

«Naufrages», «Rayages», «outrages»

Lorsque la nouvelle «naufrage» raconte l’histoire d’un médecin exerçant dans le corps des Médecins sans frontières, à Freetown et qui attrape la maladie fort infectieuse de la fièvre Ebola et devait être   évalué d’urgence à un hôpital approprié à Paris, où exerce le spécialiste des soins de l’Ebola.

Cet évènement coïncide avec la nomination d’un nouvel ambassadeur de France à Freetown médicalise, qui devait dès sa prise de fonctions s’occuper de transport du médecin et affréter un avion Falcon nécessaire à son transport. Ce médecin s’appelle Ali Hakim Schiller, il est marié à une Tunisienne, Malika Yacoub qui lui a donné une jolie fille. Le narrateur coupe l’histoire en morceaux.

Tantôt on est chez Hakim à Freetown. Tantôt on est avec l’ambassadeur à l’affût du Falcon, puis retour en arrière plusieurs flashbacks sur Malek, son mariage, ses beaux-parents à Tunis faisant connaissance avec la famille Malek, puis le voyage de noces à Marrakech, dans le mausolée Sidi-Ycoub à Fès, où Malek retrouve ses origines marocaines, ensuite à l’hôpital Français où est soigné Ali Hakim.

Il nous faut recoller tous ces morceaux pour comprendre le récit final.

Ali Hakim est guéri, Malek Yacoub et les deux familles sont contents, satisfaits, heureux et la fin du récit est joyeuse pour tous. Happy End. Mais l’auteur dans tout cela, toutes les citations sont faites: «Carmen» de BIZ et reprenant l’air «habanera» de l’opéra, Apulée et Cicéron, Boko Haram et Agmi, Gobineau Charles Maurras, Edouard Drumont, Socrate et Spinoza, Henri Bergson, Syndrome de Stockholm, Averroès (Ibn Rochd) …

«Outrages»: C’est une nouvelle qui aborde la question de la mort. Le narrateur (l’auteur) part d’un fait animal. Les oiseaux se cachent pour mourir, les éléphants aussi. Puis le narrateur bifurque, tout de suite du fait animal évoqué, sur le fait humain : la jeunesse n’est qu’un mirage et la vieillesse, un naufrage pour arriver très vite au geste élément et libérateur: l’euthanasie. Et il en fait l’éloge la qualifiant de mort douce et encense les nations qui l’ont adoptée dans leur législation comme droit humain fondamental. Alors que les nations récalcitrantes demeureront en marge de l’Histoire.

Et puis il fait recours à la poésie de La Fontaine, et son poème «la mort et le bûcheron». Plutôt souffrir que mourir c’est la devise des hommes.

Se penche ensuite sur Charles Darwin et son «origine des espèces» et sa loi de l’irrésistible ou la loi de Dolo précise-t-il
Et encore, La Fontaine et son poème «la mort et son mourant»: la mort ne surprend point le sage il est toujours prêt à partir… car de combien peut-on retarder le voyage.       

Ali Bel Larbi

Destinées croisées
De Mouldi Kéfi,
Editions Leaders, octobre 2023, 204 pages, 25 DT
Librairies et sur www.leadersbooks.com.tn

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