Abdelaziz Kacem: Oui à Shakespeare, non au chantage à l’anglicisation
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Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, sur les décombres des civilisations millénaires, dont Valéry avait déjà annoncé la mort, l’américanisme triomphant a ravagé tous les champs sémantiques. Quand on vous dit que c’en est fini de Babel, que la francophonie est caduque, que les scientifiques français eux-mêmes ne s’expriment qu’en anglais, langue clé sans quoi nul n’accèdera au troisième millénaire, demandez-vous d’abord, de quel anglais s’agit-il ?
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Pour s’identifier, les langues se réfèrent fièrement à l’une de leurs célébrités littéraires emblématiques : l’arabe est dit langue de Jâhidh, l’espagnol se rattache à Cervantès, le français se réclame de Molière. L’anglais est la langue de Shakespeare. Pour le cas d’espèce, la langue universelle que l’on nous exhorte à apprendre, en lieu et place des autres idiomes, n’a rien à voir avec le shakespearien «To be or not to be» ou le «The waste land» de T. S. Eliott, c’est le jargon de Wall Street, de Business School et du patois technique, qui en émane. Il y a bien entendu l’anglais de la Nasa et celui des weapons of mass destruction. Les pays du tiers monde n’en ont ni la vocation ni les moyens.
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La langue française est difficile et trop exigeante. Même si elle souffre actuellement de l’encanaillement de ses locuteurs nationaux, elle se rebiffe et finira par remettre de l’ordre dans sa grammaire défigurée. Au contraire, l’anglais international s’accommode de tous les solécismes, de toutes les trivialités. L’anglais d’un Donald Trump, élu roi de la vulgarité, n’est pas très éloigné de celui des dockers. N’a-t-il pas traité de «Fils de pute» les joueurs noirs de football américain qui ont posé un genou à terre pendant l’hymne national, pour dénoncer les violences policières. Trump n’est pas galant. Apprécions l’insulte qu’il a décochée à Carly Fiorina, son ex-rivale aux primaires républicaines: «Regardez-moi cette tête. Qui voterait pour ça?». La majorité des Américains aime ces écarts racistes ou sexistes. Elle a voté pour lui. Et à moins d’une lourde condamnation pour avoir permis aux voyous de son électorat de prendre d’assaut le Capitole, il sera réélu
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Le monde arabe en général et le Maghreb en particulier ont besoin d’apprendre les six langues officielles de l’ONU, à savoir, par ordre alphabétique, l’anglais, l’arabe, le chinois, l’espagnol, le français et le russe, langues d’empire auxquelles il conviendrait d’ajouter l’allemand et l’italien. Aussi, il est absurde de supprimer ou recaler une langue par fâcherie infantile. Or on constate aujourd’hui qu’à chaque fois qu’un responsable ou un média français tenait un propos politiquement incorrect à notre égard, on moleste la francophonie ou l’on recourt au chantage à l’anglicisation. Changer de langue sur un coup de tête est une forme d’apostasie. La Tunisie était quadrilingue. On y parlait couramment le berbère, le punique, le latin et le grec. Devenue monolingue, pour des siècles, elle a perdu son rang en Méditerranée. La langue unique, fût-elle maternelle, se stérilise rapidement. C’est comme un mariage consanguin qui se perpétue.
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La rengaine qui veut en finir avec la langue de l’ancien colon est totalement absurde. Dès que Kadhafi a congédié l’italien, « séquelle » d’une sinistre occupation, des amis du monde arabe ont prophétisé l’asthénie et la perte de boussole de la Jamahiriya. La langue n’est ni coloniale, ni une idéologie. La langue italienne, fille aînée du latin, aurait pu être gardée en hommage à l’empereur Septime Sévère et à ses fils Caracalla et Geta. Ils sont originaires de Leptis Magna, ville importante de la République de Carthage. À Rome, la mère de Septime Sévère ne parlait que le libyque, et, se sentant dépaysée, dans ce pays barbare, son empereur de fils la fit ramener à Lebda Libye.
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Le français est aussi une séquelle coloniale à effacer. Et l’anglais, est-ce la langue des libertés, de la démocratie, des droits de l’homme ? Rappelons-nous les atrocités commises par le vaste empire britannique, dans toutes les contrées qui ont eu la malchance de passer sous son joug. Pour l’empire américain, nul besoin de déranger la mémoire. Regardons l’Afghanistan, la Syrie, la Palestine, l’Irak, où les Sumériens ont inventé la roue, la Mésopotamie où naquit l’alphabet. Arrêtons le chantage à l’anglicisation. Et s’il faut bien, en dernière analyse, passer à l’acte, commençons par rapatrier nos immigrés aussi bien légaux qu’illégaux. Incluons-les dans le grand formatage. Et, surtout, arrêtons d’insulter cette vieille civilisation qui a inventé le papier et la poudre en laissant entendre que, sans l’anglais, la Chine ne serait parvenue à aucune réalisation importante.
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J’aime Ernest Hemingway et Walt Whitman, j’aime Marilyn Monroe et Ava Gardner, j’aime Ray Charles et Whitney Huston, je les aime dans leur langue et leur style. Ce que je refuse, c’est la dollarisation des cultures. J’aime l’anglais débarrassé de sa morgue et de son hégémonisme. Un nouvel ordre mondial est en train de naître sous nos yeux. Wait and see.
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Rien que pour l’histoire, relatons une anecdote dont les tristes retombées restent encore vivaces. C’était le 12 octobre 1889, à la Chambre des communes du Canada. Lors des débats, un député du Parti libéral, Henri Bourassa (1868- 1952), célèbre journaliste et homme politique québécois, entame son intervention en français. Il est hué, des députés suprématistes linguistiques lui coupent la parole : «Speak White !» (Parle blanc !), lui assènent-ils, ce qui sous-entend que le français est une langue négroïde, elle n’a pas sa place chez les blancs. La blessure due à cette insulte ne s’est guère cicatrisée au Canada francophone. Ce qui expliquerait que le Québec se soit investi à fond dans l’OIF.
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Le 22 juillet 2021, à Montréal, est morte Michèle Lalonde, une poétesse, dramaturge et essayiste québécoise de renom. En 1968, elle a composé un poème qui atteint une célébrité telle qu’il a dérobé à la vue des lecteurs une riche et importante production littéraire. Elle l’a intitulé SPEAK WHITE. En voici un fragment:
Speak white and loud
qu’on vous entende
de Saint-Henri à Saint-Domingue
Oui quelle admirable langue
Pour embaucher
Donner des ordres
Fixer l’heure de la mort à l’ouvrage
Et de la pause qui rafraîchit
Et ravigote le dollar
Speak white
C’est une langue universelle
Nous sommes nés pour la comprendre
Avec ses mots lacrymogènes
Avec ses mots matraques.
Abdelaziz Kacem