News - 20.10.2023

Samir Meddeb: La transition écologique, une démarche indispensable et vitale pour la Tunisie

Samir Meddeb: La transition écologique, une démarche indispensable et vitale pour la Tunisie

Nous prenons de plus en plus conscience dans le monde et en Tunisie du lien étroit entre le développement socioéconomique et les caractéristiques du capital naturel dont il dépend. Nous saisissons, en effet et de manière plus visible, que le capital naturel conditionne les activités humaines en termes de rendement et même de faisabilité. Une agriculture ne peut offrir les rendements souhaités et au-delà des capacités humaines et financières que si le sol, l’eau, la biodiversité qui lui sont associés sont en quantités suffisantes et dans un état d’équilibre satisfaisant.

Un tourisme balnéaire ne peut être rentable économiquement et durable que si au minimum la plage est préservée et la qualité de l’eau de baignade est acceptable. Un littoral, dans un pays comme la Tunisie aussi ouvert sur la mer, ne peut favoriser une réelle économie bleue, performante et durable que si la frange côtière est préservée et gérée harmonieusement. Un bâtiment ne peut être économe en énergie avec des bilans satisfaisants que s’il est construit avec des matériaux conséquents, en concordance avec les spécificités climatiques locales.

Aussi et sur le plan territorial, composante majeure de l’environnement, les écosystèmes naturels forestiers, pastoraux, steppiques, littoraux et marins ainsi que les écosystèmes artificialisés, à leur tête la ville, ne peuvent assumer pleinement leurs fonctions écosystémiques et offrir les meilleures conditions de création de richesses et de bien-être que s’ils sont à des niveaux d’équilibres et de fonctionnement satisfaisants.

Le développement socioéconomique apparaît ainsi conditionné par un niveau minimum de préservation écologique des ressources naturelles, des milieux et des espaces, en dessous duquel l’équilibre commence à être rompu et l’écosystème en question devient incapable d’assumer les fonctions qui lui sont les siennes et d’offrir par conséquent la richesse recherchée, que ce soit en mer ou sur terre au niveau des composantes naturelles ou dans la ville au niveau de l’écosystème urbain d’une manière générale.

Cette prise de conscience vis-à-vis de l’importance du capital naturel et de ses équilibres dans le développement socioéconomique et surtout sa pérennité gagne de plus en plus d’importance dans le monde ainsi qu’en Tunisie. Prise de conscience matérialisée essentiellement à travers les difficultés constatées au niveau des activités économiques et même des reculs observés dans la productivité dans certains domaines du développement à la suite d’une détérioration de l’état d’une composante donnée du capital naturel. L’agriculture, la pêche, le tourisme, le pâturage, l’activité forestière, le développement littoral, le développement urbain, le transport sont autant d’activités socioéconomiques qui montrent aujourd’hui de manière visible des signes forts de détérioration de leurs performances et de leurs capacités de création de richesse et ce, suite à des dégradations plus ou moins prononcées des ressources ou des milieux naturels ou artificiels dont ils dépendent.

En effet, et particulièrement en Tunisie, la surexploitation des eaux, leur dégradation et leur pollution ainsi que la perte de capacité de production des sols à travers toutes les formes de désertification, entravent l’agriculture et mettent la sécurité alimentaire de plus en plus en difficulté. La pêche illégale et la pollution marine menacent de plus en plus le stock halieutique et mettent en péril l’activité de la pêche elle-même. La dégradation du littoral, l’érosion marine, la pollution des plages et la prolifération du plastique menacent la pérennité de l’activité touristique. La pollution industrielle persistante dans plusieurs régions du pays - les cas de Gabès, Bizerte, Gafsa, Sfax, Kasserine - dégrade les milieux et les ressources naturels, détériore la santé et la qualité de vie des populations et affecte leur rendement et leur capacité de contribution au développement. L’aménagement et la gestion souvent non appropriés de nos villes, la faible maîtrise des nuisances et particulièrement les déchets, les difficultés de transport interurbain, la complexité d’accès aux services rendent souvent la vie difficile et compliquée dans ces espaces de grande concentration et entravent surtout la productivité et le bien-être de la population.

Cet état de fait en Tunisie est souvent la conséquence de choix de développement menés depuis l’indépendance qui ont favorisé la surexploitation des espaces et des ressources naturelles et qui ne se sont pas assez souciés des exigences et des spécificités du capital naturel. Pire encore, ce dernier a été et demeure encore faiblement valorisé. En guise d’illustration, les eaux sont ainsi très faiblement valorisées en agriculture avec des niveaux d’efficience extrémement faibles et des pratiques très peu valorisatrices de la ressource (moins de 0.5 $ de richesse produite pour un m3 d’eau utilisée). De plus et en contradiction avec les spécificités du pays, très déficitaire en eau, une part de cette ressource est aujourd’hui exportée sous forme d’eau virtuelle dans certains produits agricoles (tomate, dattes, orange, pastèque et autres). Sur un autre plan, le tourisme balnéaire, très présent sur le littoral, est fortement consommateur en espace ; des bandes entières du littoral sont réservées à une activité touristique présentant pratiquement la plus faible valeur ajoutée de la Méditerranée dans le domaine.

A côté de la surexploitation et la faible valorisation du capital naturel, plusieurs milieux naturels, et dans un souci de développement socioéconomique de certaines régions, ont été pollués et dégradés, entraînant ainsi plusieurs populations dans des situations de grands déséquilibres socioéconomiques et culturels avec des bilans économiques, certes non réalisés, mais qui certainement ne peuvent être en aucun cas positifs et ce, du fait du grand décalage créé au cours du temps dans ces régions entre ce qui était faisable en harmonie avec la région et la population et ce qui a été réalisé et développé en désaccord avec la région et la population. Gabès et ses environs en sont une parfaite illustration.

Ce décalage entre choix de développement et spécificités du capital naturel se trouve aujourd’hui, et de manière de plus en plus visible, amplifié par les effets des changements climatiques. La Méditerranée et la Tunisie sont considérées à ce titre des hots spots en la matière, les évolutions climatiques risquent d’y être très prononcées comparativement au reste du monde. Ainsi et d’après les différents scénarios dans ce domaine à l’horizon 2030, 2050 et plus, les vagues de chaleur s’installeraient de manière plus prononcées avec de nouveaux pics inhabituels, accompagnés par des précipitations inférieures aux moyennes actuelles. La période d’octobre à mai, favorable au développement agricole, risquerait d’être de moins en moins pluvieuse.

Devant cette situation actuelle et future, et au regard des difficultés vécues et largement constatées ces dernières années dans certains secteurs du développent en relation avec les problématiques environnementales et climatiques exposées ci-dessus (accès à l’eau potable, gestion des déchets dans les villes, rendement agricole et sécurité alimentaire, tourisme, gestion du littoral, pêche, accès à l’énergie…), il devient aujourd’hui en Tunisie de plus en plus urgent de repenser collectivement notre mode de développement socioéconomique, notre relation avec le capital naturel et notre comportement sociétal d’une manière générale dans le but de préserver nos capacités de développement et de création de richesse dans l’ensemble des domaines d’activités économiques. Notre avenir en dépend.

Cette transition, qualifiée d’écologique, ne trouvera ainsi de sens qu’à travers un changement substantiel dans le comportement de l’ensemble des acteurs de la société à tous les niveaux de la production et de la consommation des principaux biens et services et particulièrement ceux qui impactent le plus le capital naturel, depuis la conception jusqu’à la mise en œuvre.   

Cette transition, dans le cadre d’une vision globale et nationale, sera déclinée au niveau de tous les acteurs de la société, chacun dans son domaine et suivant une démarche qui lui est spécifique ; I) L’Etat au niveau de développement de visions intégrées dans une dynamique concertée, de la planification, de la promotion de conditions favorables à la transition, de contrôle et de mise en place de dispositifs d’incitations; II) Les entreprises à travers la promotion au sein de leurs activités de démarches responsables environnementales et sociétales; III) Les collectivités locales au niveau de la promotion de leurs activités de développement en y intégrant les impératifs environnementaux et climatiques en partenariat avec les populations concernées. IV) Les individus et les ménages en adhérant chacun à son niveau aux différents processus mis en place et développés aux différentes échelles nationales et locales.

Dans cette démarche et étant donné que les intérêts des acteurs peuvent apparaître souvent contradictoires d’un secteur à un autre ou d’une région à une autre, un arbitrage fort et crédible devient indispensable à toutes les échelles de la décision afin de garantir un passage légitime et consensuel de la vision sectorielle et individuelle vers une vision globale, commune, la plus fédératrice possible et par conséquent la plus faisable.

Cette transition écologique, multiple, globale et intégrée, ne pouvant être abordée et traitée que dans le cadre d’une démarche systémique inter-secteurs, inter-acteurs et inter-régions, devient ainsi un projet sociétal dont la réussite ne peut être garantie qu’à travers l’implication solennelle, de haut niveau de l’Etat et l’adhésion sans faille de toutes les composantes de la société, acteurs politiques, administration, acteurs économiques, structures éducatives, de formation et de recherche, médias.

Samir Meddeb
Consultant en environnement et développement durable